Du concept de communauté à celui de « ba » Le groupe comme dispositif d’innovation (Peillon, Boucher, Jakubowicz, 2006)

 novembre 2008
par  Jean Heutte
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Le ba peut être vu comme un ensemble de conditions permettant de fonder une communauté cognitive, intellectuelle, mentale, entre des individus qui vont partager non seulement des connaissances, mais aussi des cultures. Le concept de ba intègre en lui-même la dimension humaine de l’apprentissage, et renvoie à un processus ouvert, permettant de dépasser les limites de l’individu.

Le concept de ba

Le ba est conçu comme un espace de création de connaissances, dans une optique selon laquelle cette création n’est pas l’apanage de structures dédiées, mais est rendue possible dans certaines conditions. Cette perspective nous permet d’établir un lien avec certaines théories de la psychologie des groupes. Nous introduisons ainsi la notion d’espace transitionnel, afin de mieux comprendre les conditions favorables au développement des connaissances et des compétences au sein des organisations.

Le ba : espace de création de connaissances
Le concept de ba a été introduit en 1998 par Nonaka et Konno, qui le définissent comme un « contexte partagé » :
« Ba(which roughly means “place”) is defined as a shared context in which knowledge is shared, created and utilized. “Ba” is a place where information is given meaning through interpretation to become knowledge, and new knowledge is created out of existing knowledge through the change of the meanings and the contexts. In other words, “ba” is a shared context in cognition and action. » (Nonaka etal. 2000, p. 8).
Le ba est ainsi compris comme un espace partagé de relations émergentes entre des individus et entre des individus et leur environnement. Il leur permet de partager du temps et de l’espace ; il peut être physique (le bureau ou des lieux de travail dispersés), mental (expériences, idées, idéaux) ou une combinaison des deux. On qualifie de good bales bonnes situations relationnelles, qui rendent créatif et où les interactions sont dynamiques et positives (Fayard, 2003).
Pour Nonaka, le ba est le cadre favorable dans lequel peut s’exercer la « spirale de création de connaissances SECI » qui enchaîne les 4 modes de conversion du savoir basés sur les interactions entre acteurs : socialisation, externalisation, combinaison et internalisation (Nonaka et Takeuchi, 1997). Chaque mode de conversion représente un mécanisme de transfert et de création de connaissances tacites et explicites, fondé sur les interactions entre des individus ayant différents types de connaissances dans différents contextes.
Le point de départ de la création de connaissances est l’individu et en particulier la connaissance tacite dont il est porteur. Pour entrer dans la spirale de création de connaissances, au terme de laquelle la connaissance individuelle est rendue disponible à l’organisation toute entière dans un processus continu, il faut d’abord capter une connaissance essentiellement faite de schémas mentaux, de références personnelles, de croyances et de points de vue, qui forgent la façon dont chacun perçoit le monde. La socialisation est ainsi logiquement le premier processus de création de connaissance, et repose sur le simple fait d’être ensemble, de partager des moments et des idéaux. Nonaka insiste sur l’intuition, l’imagination et le recours aux symboles qui seront nécessaires pour partager des connaissances dont la plus grande part est difficile à exprimer de façon formelle.
C’est pourquoi le ba ne se décrète pas mais requiert une adhésion volontaire. Il est fondamentalement relationnel et ne se construit pas sur le mode du “command and control” propre à un management pyramidal traditionnel. La philosophie du bas’oppose à une idée de création de connaissance hors contexte, de manière individuelle, autonome et en dehors d’interactions humaines. Il s’agit au contraire d’un processus dynamique et ouvert qui dépasse les limites de l’individu ou de l’entreprise, et qui se concrétise au travers d’une plate-forme où l’on use d’un langage commun.

Le ba à la lumière des théories de la psychologie des groupes
Le concept japonais de ba présente l’intérêt de désigner les conditions humaines, organisationnelles et relationnelles favorables à l’émergence de l’apprentissage. Afin de mieux expliciter cet ensemble de conditions, nous introduisons certains concepts issus de la psychologie des groupes mettant en évidence les mécanismes psycho-sociaux sousjacents aux processus de création de connaissances. Nous considérons que les conditions favorables à l’émergence de l’apprentissage sont implicitement liées à des phénomènes de psychologie des groupes, et nous nous proposons d’en expliciter certains.
La psychologie des groupes fournit ainsi un cadre qui enrichit et explicite la notion de ba. Deux éléments issus de la psychologie nous paraissent particulièrement pertinents pour faire le lien entre les mécanismes cognitifs à l’œuvre au sein d’un baet les phénomènes psychiques collectifs : les notions « d’espace transitionnel » et « d’environnement favorable ». Les théoriciens de la psychologie des groupes, notamment d’inspiration psychanalytique, n’envisagent pas seulement le groupe sous l’angle des relations entre ses membres, mais aussi comme entité psychique, lieu de convergence des psychismes individuels, et comme « espace transitionnel », marquant l’inscription des individus dans la communauté sociale.
Plusieurs écoles ont mis en évidence, selon des concepts et des dispositifs différents mais comparables, les niveaux d’articulation et de transformation du psychique individuel et collectif, en distinguant ce qui dans le groupe relève de sa tâche explicite, qu’elle soit ou non donnée d’emblée, et ce qui relève de la seule mise en présence de plusieurs individus. Selon ces approches, tout groupe se confronte à de nombreux phénomènes relevant d’un travail psychique (illusion groupale, interfantasmatisation, alliances inconscientes, etc.), et susceptibles de faciliter ou d’entraver la réalisation de la tâche elle-même. Ce travail psychique met notamment en jeu les capacités de symbolisation, de liaison et de transformation individuelle. Dans une perspective similaire, Nonaka (1998) souligne que si les connaissances tacites sont mises en commun dans la phase de socialisation, au sein de ce qu’il appelle “the originating ba” ou “the primary ba”, c’est parce que des sensations, des émotions, des expériences et des modèles mentaux sont essentiellement partagés.
Kaës (1987, 1999) propose d’envisager le groupe comme un espace dynamique, un lieu de transition, où s’expriment à la fois la créativité de ses membres et la possibilité de résolution des conflits. Il s’appuie sur la définition par Winnicott (1971) d’une « aire intermédiaire d’expérience », dont la fonction est de soulager la tension suscitée pour tout être humain par la mise en relation de la réalité du dedans et de la réalité du dehors. L’aire intermédiaire d’expérience est le prolongement dans la vie adulte d’un lieu de retrait intérieur, nécessaire au développement de l’individu, que nous partageons dans la culture, l’art ou le travail scientifique, c’est-à-dire globalement dans toute activité collective. Winnicott y voit une racine naturelle de la constitution des groupes humains.
Si l’on transpose ces travaux au fonctionnement des groupes en entreprise, le groupe n’est plus considéré sous l’angle des interactions qu’il suscite (point de vue psychosociologique), ni sous l’angle d’un objet d’investissement affectif, mais comme espace intermédiaire entre la réalité extérieure, constituée par le travail prescrit, les structures, les règles, les procédures, les consignes auxquels sont soumis les participants, et la réalité interne du travail de chacun, selon la valeur qu’il y attache et la reconnaissance qu’il en reçoit. Dans un tel groupe, on peut considérer le travail comme objet transitionnel que les participants au groupe parviendraient à utiliser pour penser créativement leur relation à l’organisation, cette relation conditionnant largement leurs performances ultérieures, et donc la performance de l’organisation elle-même. la réalité du dedans et de la réalité du dehors. L’aire intermédiaire d’expérience est le prolongement dans la vie adulte d’un lieu de retrait intérieur, nécessaire au développement de l’individu, que nous partageons dans la culture, l’art ou le travail scientifique, c’est-à-dire globalement dans toute activité collective. Winnicott y voit une racine naturelle de la constitution des groupes humains.

En second lieu, tout comme l’espace transitionnel suppose pour exister un « environnement favorable », que Winnicott caractérise par une continuité d’action et une cohérence de comportement, le banécessite des modes de gestion et de management spécifiques présentant des caractéristiques similaires. Selon Nonaka et Takeuchi (1997), un management « middle-up and middle-down », centré sur des individus occupant la fonction de cadres moyens, permet l’utilisation de connaissances tant tacites que codifiées et la mise en valeur des modes de conversion des connaissances.
Créplet (1999) propose ainsi de développer un corpus théorique autour des conditions de management liées aux formes de ba : il s’agirait d’une part, de favoriser un contexte favorable au développement des échanges, à l’autonomie des individus, à la décentralisation, dans lequel le manager serait chargé de promouvoir, déléguer, inciter et coordonner les différents espaces, et d’autre part, de manager l’émergence de la connaissance, en proposant une vision, et en faisant état d’un engagement personnel.

Les apports du concept de ba par rapport à celui de communauté
Le concept de ba nous semble enrichir celui de communauté dans l’explicitation des conditions de l’apprentissage en entreprise, sur plusieurs aspects.
Dans son acception actuelle, la notion de communauté renvoie à des mécanismes essentiellement cognitifs. Le ba nous semble être un concept plus large, faisant intervenir des mécanismes que l’on pourrait qualifier de « psycho-socio-cognitifs ». Si les communautés existent pour faire évoluer les connaissances de leurs membres, le bapermet l’évolution non seulement des connaissances, mais aussi et surtout de la relation des individus à la réalité de l’entreprise : le baest essentiel en ce sens qu’il fournit un espace où les acteurs vont interroger, et dans certains cas reconstruire, l’organisation du travail, notamment afin d’adapter l’organisation prescrite aux contraintes effectives du terrain. Cette fonction innovatrice du banous semble essentielle pour l’amélioration de la performance globale de l’entreprise. Ainsi, au-delà des aspects cognitifs, le bainclut également des mécanismes individuels et collectifs de construction de sens, et a des effets importants sur les aspects conatifs liés aux motivations des acteurs. On peut ainsi considérer qu’il a un impact plus global sur la compétence, individuelle et collective.

Le ba peut être vu comme un ensemble de conditions permettant de fonder une communauté cognitive, intellectuelle, mentale, entre des individus qui vont partager non seulement des connaissances, mais aussi des cultures. Le concept de ba intègre en lui-même la dimension humaine de l’apprentissage, et renvoie à un processus ouvert, permettant de dépasser les limites de l’individu et de l’entreprise.

De plus, la notion de ba est fondamentalement dynamique. Le concept de communauté demeure statique et descriptif d’une réalité, celle d’un mode particulier d’organisation des individus. Le concept de ba, au contraire, ne fait pas référence à une quelconque structure, mais désigne véritablement les mécanismes à travers lesquels la construction de connaissances est rendue possible.

Le ba est le moteur de l’apprentissage.


Source :
Peillon S., Boucher X., Jakubowicz C (2006) Du concept de communauté à celui de « ba » Le groupe comme dispositif d’innovation Revue française de gestion – N°163/2006