La dépendance aux jeux vidéo : fantasmes et réalités (Valleur, 2010).

 avril 2012
par  Jean Heutte
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1. Définir l’addiction

Je souhaiterais revenir sur un certain nombre de généralités concernant la définition de l’addiction. Contrairement à Mark Griffiths, je n’ai pas commencé ma carrière par l’étude de la dépendance au jeu. Je l’ai commencée, il y a trente-cinq ans au centre Marmottan, en m’occupant d’héroïnomanes puis de cocaïnomanes. Le centre a ensuite reçu des joueurs d’argent à partir de 1997. Puis, la publicité faite autour de la consultation du centre Marmottan sur le jeu a suscité des demandes de joueurs de jeux vidéo en réseau et surtout de leurs parents affolés.

L’intérêt de cette ouverture a été de raviver les questions que l’on pouvait se poser dans les années 1970 et 1980 en matière de définition des addictions avec drogue. À cet égard, les arguments développés notamment par Serge Tisseron pour démontrer l’inconsistance du concept d’addiction sans drogue sont tout à fait valides et pertinents. Toutefois, ils doivent aussi s’appliquer aux addictions avec drogue. L’équation de base de Claude Olievenstein, selon laquelle l’addiction est toujours la rencontre d’un produit, d’une personnalité et d’un moment socioculturel, montre bien que quasiment tous les objets peuvent devenir addictifs. Ainsi, le fait qu’un objet puisse donner lieu à addiction ne permet en aucun cas de porter un jugement quelconque sur cet objet. Ce principe est vrai aussi bien pour les addictions sans drogue que pour les addictions avec drogue.

Serge Tisseron rappelait que les jeux vidéo ne donnaient pas lieu à une addiction reconnue selon les critères internationaux. Des débats subsistent, dans la préparation de la cinquième édition du DSM [1], pour déterminer s’il faut ou non créer une catégorie large d’addictions. Cette proposition a été formulée par le chercheur américain Aviel Goodman en 1990 dans la revue qui s’appelait à l’époque le British Journal of Addiction, et qui s’appelle aujourd’hui Addiction tout court. Goodman y proposait une liste de critères valables pour l’ensemble des addictions. Ces critères ressemblent à ceux de la dépendance à une substance et à ceux d’une pratique pathologique du jeu, et ils ne sont pas très éloignés des six critères proposés par Mark Griffiths.

Personnellement, ces critères me posent problème. En effet, notre pratique au centre Marmottan est, depuis son origine, beaucoup plus intersubjective qu’objective. En l’occurrence, j’estime qu’il n’y a pas de vraie définition objective possible de l’addiction. La seule vraie définition d’une addiction en clinique est le fait que la personne concernée veut cesser sa conduite mais n’y parvient pas. Ce critère me suffit à titre personnel pour décider qu’il s’agit d’un cas d’addiction et il légitime l’intervention thérapeutique. L’intervention thérapeutique a toujours besoin d’être légitimée. En effet, les psychiatres ne sont pas au service de l’ordre public, mais au service de patients qui viennent nous demander une aide parce qu’ils sont en souffrance. Qu’il s’agisse d’usage de drogue ou d’addiction sans drogue, c’est la souffrance des personnes concernées qui légitime notre intervention.

Vous regrettez qu’il y ait peu d’études épidémiologiques et d’études quantitatives en la matière. Cette situation me paraît logique. En effet, avant de procéder à une étude épidémiologique, il convient de s’accorder sur une définition claire des concepts étudiés. Or ce n’est pas le cas aujourd’hui. Il est encore plus difficile d’établir une définition quantitative, sachant qu’elle n’existe déjà pas pour les addictions avec drogue. À titre d’exemple, on recommande de ne pas boire plus de deux verres standard d’alcool par jour pour une femme et trois verres par jour pour un homme. Cette recommandation ne renvoie absolument pas à un problème d’addiction au sens clinique du terme, mais bien à la notion d’intoxication. Il convient donc de différencier la définition clinique de l’addiction et sa définition en termes de santé publique – cette dernière ayant d’ailleurs permis l’apparition de cette étrange discipline médicale appelée addictologie.

2. La dépendance aux jeux vidéo

Au centre Marmottan, nous recevons beaucoup de joueurs de jeux en réseau. Depuis cinq ans, nous collectons des données sur cette pratique. Nous avons reçu sur cette période 247 joueurs de jeu vidéo, soit un nombre très faible par rapport au nombre total de joueurs. Le profil clinique de ces joueurs est le suivant : 237 sont des hommes, 70 % ont moins de trente ans, 40 % sont étudiants, 60 % vivent chez leurs parents. Ils constituent donc un sous-groupe très particulier des joueurs de jeux vidéo. Les jeux concernés sont en nombre extrêmement restreint. En l’occurrence, les joueurs que nous recevons jouent en très grande majorité à un MMORPG [2], en l’occurrence World of Warcraft. Nous avons donc affaire à une petite minorité d’utilisateurs d’un jeu très particulier. Mais, pour ces personnes, l’addiction existe.

Certains considèrent qu’on ne peut parler d’une addiction dans la mesure où le phénomène doit impliquer une forme ou une autre de comorbidité. Là encore, cette question me paraît valable pour toutes les addictions, y compris les addictions avec drogue : la plupart des toxicomanes ou alcooliques souffrent aussi de « comorbidités » plus ou moins lourdes. Par ailleurs, je suis en désaccord avec Jean-Paul Tassin lorsqu’il affirme que, pour devenir un joueur pathologique, il faut absolument qu’une molécule pharmacologique extérieure (l’alcool, le tabac, etc.) modifie les circuits cérébraux. Pour ma part, je considère que la répétition du stress du joueur de machine à sous ou de la prise de risque extrême du joueur de poker suffit à modifier durablement le fonctionnement cérébral. Tassin n’est d’ailleurs pas suivi par tous les neurophysiologistes ; certains partagent mon avis. Le débat est complexe car nous ne disposons pas de preuves objectives en la matière. En effet, la plupart des travaux de neurophysiologie fondamentale sont effectués sur des rats et peu portent par conséquent sur des addictions sans drogue.

La question de la comorbidité rejoint celle de la typologie des personnes dépendantes. Pour toutes les addictions, on identifie deux grands types de personnes dépendantes. Le premier est constitué de personnes impulsives et qui cherchent des sensations fortes. Il s’agit le plus souvent d’hommes, de jeunes, et de transgresseurs. Leur profil correspond classiquement aux toxicomanes ou aux premiers joueurs d’argent tels qu’on pouvait les décrire au début du siècle dernier. Le deuxième type de personnes dépendantes est constitué de personnes confrontées à des problèmes de dépression, d’angoisse, de drame existentiel, de rupture affective, de chômage ou d’annonce d’une maladie grave. Elles recherchent dans l’addiction, et dans les effets de l’objet de l’addiction, l’oubli, l’anesthésie, la lutte contre la dépression, etc.

Si l’on analyse le profil des personnes que nous avons reçues au centre Marmottan, on s’aperçoit que, dans le cas des jeux en réseau, et contrairement au jeu d’argent, le premier groupe est quasiment inapparent. Nous aurions pu nous attendre, à partir de l’idée du rôle cathartique du jeu et de canalisation de la violence, à voir deux types de personnes qui surinvestissent le jeu : d’une part, des personnes qui auraient des tendances très violentes et qui essaieraient de les canaliser à travers ce média ; d’autre part, des personnes qui manqueraient d’agressivité et qui utiliseraient les jeux comme substitut pour exprimer cette violence. Or, si le deuxième type est bien identifié, le premier ne l’est pas parmi les personnes que nous recevons. La particularité de cette addiction est donc qu’elle est une addiction de pur refuge, et non de prise de risque. Le jeu joue ainsi son rôle cathartique d’expression de la violence, sachant qu’il touche des jeunes d’une manière générale introvertis et timides, en quelque sorte pas assez agressifs dans la réalité.

3. Excès et usage abusif

Ces considérations cliniques sur l’addiction ne recouvrent pas l’ensemble du champ que constitue aujourd’hui l’addictologie. En effet, celle-ci doit s’intéresser à l’addiction, mais aussi aux problèmes d’excès et d’abus en référence à ce qui serait un usage normal. Il me semble qu’en matière de drogues et d’alcool, nous avons abordé le problème à l’envers. Nous sommes partis du principe que tous les utilisateurs d’héroïne, de cocaïne ou de cannabis étaient des « drogués ». Tous les utilisateurs ont ainsi été pris en charge comme des malades et l’adéquation était très forte entre l’usage et la maladie. Or, aujourd’hui, on s’aperçoit qu’il est très difficile de qualifier les différentes formes d’usage : entre un expérimentateur qui a pris un produit une fois dans sa vie, un utilisateur régulier (au moins une fois par mois), un utilisateur intensif (au moins une fois par jour) et un dépendant au sens clinique, les différences sont réelles. Ce constat est vrai pour les jeux en réseau, les jeux d’argent, mais aussi pour les consommateurs d’héroïne ou de cocaïne. Il ne faut pas oublier que plus de 80 % des expérimentateurs d’héroïne ou de cocaïne ne deviennent pas dépendants à ces substances.

Pour autant, en termes de santé publique, la question de l’abus et de l’usage nocif est probablement plus importante que les problèmes cliniques de dépendance. Il est bien évident qu’un jeune qui se tue au volant après avoir consommé de l’alcool n’est pas un alcoolique. Cependant, la conséquence de l’abus d’alcool en termes de santé publique est extrêmement grave. Cette problématique de l’abus peut aussi être posée pour les jeux en réseau, dont la vraie addiction ne concerne qu’une partie infime de la population mais qui peuvent s’avérer chronophages et générer des difficultés en termes de santé publique. C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle je souhaiterais voir ajoutée au système PEGI une signalétique pointant les jeux chronophages.


Source :
Valleur, M. (2010) La dépendance aux jeux vidéo : fantasmes et réalités.
Actes du séminaire « Jeux vidéo : Addiction ? Induction ? Régulation. » Centre d’analyse stratégique, Paris, France.


[1] Le DSM désigne le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders ou Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. Produit par l’Association américaine de psychiatrie, ce manuel de référence est utilisé internationalement pour les recherches statistiques sur les troubles psychiatriques et dans une moindre mesure pour leur diagnostic.

[2] Les jeux de rôle massivement multi-joueurs permettent à un grand nombre de personnes d’interagir simultanément dans un monde virtuel persistant.