L’absorption cognitive : quand plus rien ne peut perturber (Heutte, 2011, p.107)

mardi 22 mai 2012
par  Jean Heutte
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Les premiers travaux de Csikszentmihalyi concernaient les émotions ressenties par des sportifs quand la victoire ou l’atteinte du but qu’ils se sont fixés semblent ne plus pouvoir leur échapper. Il n’est donc pas surprenant que depuis une trentaine d’années, les études concernant le Flow dans ce contexte soient particulièrement nombreuses. Selon Demontrond et Gaudreau (2008, p. 14), le Flow y serait plus particulièrement ressenti lors de trois situations principales.

Premièrement, cet état psychologique optimal survient lorsque l’athlète perçoit ses compétences personnelles comme égales au défi fixé, et simultanément élevées pour être motivantes (Jackson & Csikszentmihalyi, 1999). Cet équilibre peut par exemple être ressenti lors d’une compétition où les adversaires sont jugés comme étant de niveau égal ou légèrement supérieur, ou lorsqu’une compétition s’avère décisive pour une qualification. Le Flow peut être ressenti quel que soit le niveau sportif et n’est pas réservé aux sportifs de haut niveau (Csikszentmihalyi, 1992 ; Stein, Kimiecik, Daniels & Jackson, 1995).

Deuxièmement, le Flow est ressenti lorsqu’un athlète est complètement immergé dans la réalisation de sa performance (Jackson & Roberts, 1992).

Troisièmement, en compétition il semble plus probable de ressentir le Flow lorsque les mouvements se déclenchent de manière automatique et à un niveau exceptionnel (en référence au niveau personnel de l’athlète) (Erikson, 1996). Le sportif vit alors un état de fonctionnement optimal.

Qu’il soit appelé Flow ou pic de performance[1], cet état de fonctionnement optimal survient immédiatement avant et pendant l’action (Singer, 2002). C’est donc un état vers lequel tendent les athlètes de haut niveau car il semble que la recherche de l’atteinte de l’état de Flow de manière régulière soit un élément favorisant la maîtrise d’une action complexe (Jackson, 1992). En effet, en état de Flow, le sportif semble pouvoir réaliser sa performance dans des conditions extrêmement favorables regroupant par exemple la concentration, l’automatisation des gestes, le plaisir, la sensation d’équilibre entre le défi et ses habiletés. Jackson et Csikszentmihalyi (1999) montrent que l’expérience du Flow est très enrichissante et que certains athlètes cherchent à la prolonger afin de rester à un niveau de performance très élevé.



Time flies when you’re having fun

De longue date, la plupart des tentatives d'explications du comportement individuel des utilisateurs de technologies de l'information et de la communication (TIC) ont tendance à se concentrer essentiellement sur les croyances de maîtrise instrumentale, pour comprendre leurs intentions d'usage des TIC. Cependant, des travaux récents dans le champ de la psychologie positive (Seligman, 1998 ; Seligman & Csikszentmihalyi, 2000) suggèrent que dans l'expérience globale avec la technologie, des concepts comme l'enjouement et le Flow sont des variables explicatives potentiellement importantes dans les théories d’acceptation de l'usage des technologies (Agarwal & Karahanna, 2000). Choi, Kim et Kim (2007) ainsi que Pearce, Ainley et Howard (2005) font état du grand intérêt et du caractère prometteur des recherches concernant le Flow dans les environnements numériques. En effet, le Flow est une variable évoquée pour comprendre les expériences positives avec ordinateurs  (Ghani, 1995 ; Ghani & Deshpande, 1994 ; Ghani, Supnick & Rooney, 1991 ; Trevino & Webster, 1992 ; Webster, Trevino & Ryan, 1993), et plus récemment, pour ce qui concerne l'usage d'internet (Chen, 2000 ; Chen, Wigand & Nilan, 2000, 1999 ; Hoffman & Novak, 1996 ; Novak, Hoffman & Yung, 2000). Cette théorie a notamment été utilisée, afin de mieux appréhender l'absorption cognitive (Agarwal & Karahanna, 2000) pendant les activités d'exploration (Ghani, 1995 ; Ghani & Deshpande, 1994 ; Webster & al., 1993), de communication (Trevino & Webster, 1992), et d'apprentissage (Ghani, 1995).

La majorité des recherches (Chen, 2000 ; Chen & al., 1999 ; Ghani & Deshpande, 1994a ; Ghani & al., 1991 ; Hoffman & Novak, 1996 ; Koufaris, 2003 ; Novak & Hoffman, 1997 ; Novak & al., 2000, 2000 ; Senecal, Nantel & Gharbi, 2002 ; Siekpe, 2005 ; Trevino & Webster, 1992 ; Webster & al., 1993a) adoptent une vision multidimensionnelle du concept de Flow. Les construits communément cités comme reliés à l’état de Flow sont l’euphorie, la concentration, le contrôle, les enjeux et la curiosité (Ettis, 2005). Cependant, la modélisation du Flow dans les environnements numériques n'est pas stabilisée.

Agarwal et Karahanna (2000) proposent le concept d'absorption cognitive (AC) qu’ils définissent comme un profond état d'engagement à travers cinq dimensions :

  • la dissociation temporelle ou la perte de la notion du temps ;

  • l'immersion ou la concentration totale dans une tâche ;

  • l'intensité du plaisir ;

  • le sentiment de contrôle de l'interaction ;

  • la curiosité sensorielle et cognitive.

Ces épisodes d'attention totale qui « absorbent » entièrement les ressources cognitives au point que plus rien d'autre n’importe sont des expériences optimales, des états de Flow (Agarwal & Karahanna, 2000).

L’AC et ses cinq dimensions sont des antécédents significatifs de la perception d'utilité et celle de la convivialité. Deux dimensions empruntées au Technology Acceptance Model (TAM) de Davis (1986) et sa version actualisée TAM2 (Venkatesh & Davis, 2000). Selon Agarwal et Karahanna (2000), l'AC est donc un état spécifique qui résulte, à la fois, de facteurs individuels et situationnels (cf. Figure 14, p. 105). L’AC renforce l’intention d’utiliser les technologies numériques, elle serait de plus particulièrement bénéfique au sentiment de réalisation d'un individu dans le cadre de son travail et, par conséquent, influencerait sa motivation.



Le Flow au travail

Poursuivant les recherches de Csikszentmihalyi et LeFevre (1989) concernant le « paradoxe du travail[2] », Bakker (2005) définit le Flow au travail (« Flow at Work ») comme étant une succession de courtes périodes d’expériences optimales caractérisées par :

  • l’absorption ;

  • le plaisir dans le travail ;

  • une motivation intrinsèque dans le travail.

L’absorption fait ici référence à un état de concentration total dans lequel se trouvent les personnes durant leur travail. Pendant ces périodes, le temps suspend son vol, ils oublient totalement tout ce qui peut se trouver autour d’eux si cela qui n’a pas de relation étroite et directe avec l’action en cours (Salanova, Bakker & Llorens, 2006).



Le Flow dans les études

Un nombre grandissant de recherches s’intéressent à l’étude du Flow en contexte éducatif, par exemple pour étudier le soutien à l’autonomie et à la motivation intrinsèque dans l’enseignement primaire (Turner, Taylor, Bennett & Fitzgerald, 1998), la motivation des élèves de collèges (Rathunde & Csikszentmihalyi, 2005) ou encore l’impact des pédagogies actives (basées sur des activités collectives) dans des lycées (Peterson & Miller, 2004) ou dans des universités (Shernoff, Csikszentmihalyi, Schneider & Shernoff, 2003). Turner et Meyer (2004) ont notamment étudié l’impact du soutien et de l’étayage des étudiants par les enseignants sur le Flow. Pour notre part, nous avons souvent été très impressionnés d’observer dans des espaces virtuels de formation formels comme informels, des hyperconnectants enthousiastes capables de catalyser une dynamique collective positive (Heutte & Casteignau, 2006) en nous donnant l’impression qu’ils le faisaient sans revendication ou attente de gratification particulière : comme s’il le faisait juste pour le plaisir (Heutte, 2010) ! Nous nous sommes bien souvent interrogés sur ce qui pouvait être le « carburant » de ces personnes, notamment dans le dessein de pouvoir valoriser pédagogiquement cette énergie gratuite dans des dispositifs d’accompagnement et de formation (Heutte, 2009). L’idée que l’envie de vivre des temps forts collectifs pour « apprendre » et « connaître » pouvait être l’une de leurs motivations intrinsèques, nous a progressivement traversé l’esprit et se trouve être en grande partie à la base de cette recherche (Heutte, 2005).



Labsorption cognitive : quand plus rien ne peut perturber

Selon Csikszentmihalyi, l’expérience de Flow est décrite par de nombreuses personnes comme un des meilleurs moments de leur vie au cours duquel les actions se déroulent avec une extraordinaire impression de fluidité, en ayant le sentiment d’être très à l’aise, sans avoir l’impression de devoir faire un effort pénible[3]. Dans cet état, ils étaient tellement complètement impliqués dans l’activité que plus rien d’autre ne pouvait les perturber. Au-delà du plaisir lié à l’activité et de la persistance liée à l’intérêt intrinsèque pour l’activité, l’immersion totale dans l’activité semble être un aspect central de l’expérience de Flow (Csikszentmihalyi, Rathunde & Whalen, 1993 ; Ellis, Voelkl & Morris, 1994 ; Ghani & Deshpande, 1994 ; Larson & Richards, 1994).

Pour notre part, nous regrettons un peu qu’Agarwal et Karahanna (2000) aient cantonné un concept aussi « esthétique » que l’absorption cognitive (AC) à un champ aussi restreint et technocentré que le simple plaisir lié à l’usage des environnements numériques (sans y associer réellement l’activité « cognitive » en tant que telle…) : nous suggérons de reprendre l’idée-force du concept d’AC pour l’étendre à toute activité liée à la compréhension. D’une manière plus large qu’Agarwal et Karahanna, nous sommes tentés de dire que l’AC correspond à un profond état d'engagement lié à un épisode d'attention totale (expérience optimale) qui « absorbe » (qui focalise) entièrement les ressources cognitives au point que plus rien d'autre n’importe que de comprendre, ce qui a notamment pour conséquence immédiate que pratiquement plus rien ne peut effectivement perturber la concentration exclusivement centrée sur la compréhension.

Ainsi, définissons-nous l’AC comme « une focalisation exclusive, extrême et apaisante, liée à un état de concentration totale dans une activité ». Trivialement, nous serions tenté de dire, qu’à ce moment-là, le sujet « fait le vide autour de lui/est dans sa bulle », alors que le plus souvent, il serait certainement plus juste de dire que « le vide/la bulle se fait autour de lui » car, selon nous, l’AC « naturelle[4] » est liée à un intérêt intrinsèque « envahissant[5] » pour l’activité et se produit à certains égards aux dépens du sujet, en dehors de sa volonté : quand le sujet est en quelque sorte pris au piège de son propre intérêt pour l’activité[6] !

Dans le contexte qui nous intéresse nous estimons que l’AC concerne donc notamment toutes les activités induite par la motivation intrinsèque à comprendre et donc que l’AC serait l’un des éléments fondamental du rapport au savoir et de la motivation à apprendre : une sorte d’AC2 (absorption « cognitive » puissance deux/au carré) dans laquelle l’ensemble des ressources cognitives du sujet sont exclusivement mobilisées autour de la cognition.



Les dimensions du Flow : conditions et caractéristiques

Revisitant l’autotélisme, Csikszentmihalyi (2000) ainsi que Voelkl et Ellis (2002) ont présenté un nouveau modèle de compréhension du Flow en identifiant plusieurs éléments associés qu’ils ont classés en deux catégories :

  • les conditions d’apparition du Flow

Les conditions sont les circonstances qui sont supposées conduire au Flow (e.g., équilibre compétences/défi ; clarté des buts et feedback instantanés).

 

  • les caractéristiques du Flow

Les caractéristiques font référence aux effets et notamment aux perceptions liés à la nature empirique du phénomène lui-même (c’est-à-dire à ce que l’individu ressent lorsqu’il est en état de Flow, e.g., concentration sur l’action en cours, sens du contrôle, perte de conscience de soi).

Selon Demontrond et Gaudreau (2008), cette distinction est tout aussi importante pour la recherche car elle permet de différencier l’expérience subjective de Flow et les antécédents psychosociaux pouvant faciliter son apparition chez les individus. Ainsi, en étudiant ces conditions et caractéristiques, Ellis (2003, cité par Demontrond & Gaudreau, 2008) montre que l’équilibre entre les compétences personnelles et le défi à relever est sans doute une condition moins importante pour atteindre le Flow que ne le sont d’autres éléments (e.g., clarté des buts, feedback clairs). Ceci laisse supposer que la première définition du Flow de Csikszentmihalyi (1975) aurait laissé une place trop importante à la présence de cet équilibre  (Demontrond & Gaudreau, 2008).

Compte tenu des éléments évoqués dans les sections précédentes, nous estimons que l’absorption cognitive (AC), en tant que « focalisation exclusive, extrême et apaisante, liée à un état de concentration totale dans l’activité » (cf. p. 107), fait partie des conditions du Flow, et donc, est un antécédent des autres dimensions, notamment la perception altérée du temps, l’absence de préoccupation à propos du soi et le bien-être qui sont parmi les caractéristiques du Flow le plus souvent évoquées ou ressenties a posteriori.

Ainsi, le bien-être serait l’effet caractéristique ultime du Flow.



[1] Parfois les sportifs disent aussi qu’ils sont dans « la zone ».

[2] Après les premières études initialement réalisées aux USA, des recherches menées en Suisse (Schallberger & Pfister, 2001) et en Allemagne (Rheinberg, Manig, Kliegl, Engeser & Vollmeyer, 2007) confirment que les personnes ressentent plus souvent (et d’une manière plus élevée) le Flow au travail, mais que par contre, le bonheur ou les satisfactions sont plus élevés pendant les loisirs.

[3] « Many people have used to describe the sense of effortless action they feel in moments that stand out as the best in their lives. » (Csikszentmihalyi, 1997a, p. 29).

[4] Que nous proposons d’opposer à ce que nous pourrions appeler une forme d’absorption cognitive « provoquée » qui serait accessible à certains sujets, spécifiquement entraînés à dessein, via une « technique » mentale et/ou corporelle spécifique.

[5] Pouvons-nous oser évoquer une sorte de trouble envahissant du comportement temporaire ?

[6] Référence directe au principe « fondateur » (« sémantique », « étymologique »…) de l’autotélisme en psychologie.

Racines grecques : autos (soi-même) et telos (but).

Ainsi, une activité est autotélique lorsqu'elle est entreprise sans autre but qu'elle-même.




Source :
Heutte, J. (2011). La part du collectif dans la motivation et son impact sur le bien-être comme médiateur de la réussite des étudiants  : Complémentarités et contributions entre l’autodétermination, l’auto-efficacité et l’autotélisme (Thèse de doctorat en Sciences de l’Éducation). Paris Ouest-Nanterre-La Défense téléchargeable ici