Le ras-le-bol des professeurs du premier degré (Debarbieux & Fostinos, 2012)

lundi 1er octobre 2012
par  Jean Heutte
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« Aujourd’hui, on brade hélas l’école sur l’autel de la rentabilité. L’école n’a plus d’âme, elle ne fait plus guère rêver et c’est gravissime. », « Mon sentiment est le découragement et la tristesse devant l’indifférence générale (souvent même celle des collègues) dans laquelle on brade l’École, et on le mépris affiché vis à vis de ceux qui en auraient le plus besoin. » « l’Éducation Nationale est sacrifiée (profit et rentabilité oblige !), rien n’est mis en oeuvre pour aider l’école publique, raison pour laquelle de plus en plus de gens se tournent vers le privé et le gouvernement s’en réjouit ! »

Nombreux sont ceux qui souhaitent un « retour aux valeurs de l’éducation nationale », et conjurent les politiques de la décréter à nouveau grande priorité de la France. Cependant, si cette critique était très attendue bien sûr, il n’en reste pas moins que ce n’est pas simplement sur un ministre ou une ligne politique que se font l’essentiel des critiques mais sur un style de management du haut en bas de la hiérarchie.

Plusieurs points de fixation sont à noter, qui sont pour les répondants comme des analyseurs du manque de respect en interne. Le premier point est « l’aide personnalisée » voulue par Xavier Darcos dans sa réforme des rythmes en passant la journée à 4 jours et qui apparaît parfaitement inopérante, en surajoutant des journées plus longues à ceux qui sont déjà épuisé [1] : « Après 20 ans de carrière, je me retrouve à travailler plus de 12 heures par jour pour tenter avec angoisse de faire "rentrer" l’ensemble du programme dans l’année, en mangeant un sandwich en 10 minutes à midi parce que j’ai "aide personnalisée". Alors oui, il y a de la violence dans mon métier, mais ce n’est pas seulement une violence physique ou verbale. Et encore, je me rends compte de la chance que j’ai : je travaille dans un milieu assez favorisé, avec des collègues sympas... »..« trouver un autre système que l’aide personnalisée durant l’heure du repas ou après l’école, qui allonge les journées déjà trop longues pour les élèves en difficultés ainsi que pour les enseignants » Le deuxième point, très contesté parmi les items précis est celui de l’évaluation des élèves qui apparaît lourde, inhumaine, inutile, inadaptée et qui a entraîné une sorte de « culture du chiffre » : « Arrêter les injonctions des IEN, de nous faire remplir mille et une évaluations nouvelles et sans intérêt. J’ai l’impression que les gouvernants veulent que nous soyons de simples exécutants, tous les mois voire semaine une nouvelle circulaire pour remplir un nouveau document évaluation (sans nous concerter) tombe et doit être rempli pour la veille et donc ils nous étouffent par des charges de travaux supplémentaires ». « nous préférons nous consacrer à la pédagogie (préparation, rémédiation et correction) plutôt qu’au remplissage de données concernant des résultats d’évaluations peu constructives ou bien la multiplication des livrets (livret scolaire, livret de compétence, B2i, langue) ». « Supprimer les programmes 2008, le livret personnel de compétences, la base élèves, les évaluations nationales... tout ce qui fait que l’enfant n’est qu’un élève à faire entrer dans des cases, en oubliant que c’est, avant tout, un être humain en train d’apprendre ».

C’est en fait la multiplication de la « paperasse » qui est en jeu, avec l’impression affolante que cela prend du temps sur l’essentiel : la pédagogie, la vie d’équipe, la concertation ou … la vie de famille. « nos obligations institutionnelles concernent essentiellement le remplissage de diverses et nombreuses" paperasses" administratives (dont des livrets scolaires à n’en plus finir en élémentaire), ce qui épuise l’énergie pour améliorer le bien-être et la vie quotidienne dans nos écoles ». « Améliorer ma pratique revient à résister à remplir ces paperasses qui ne font pas partie à mon sens de nos prérogatives, à lutter contre notre petit chef bon petit soldat d’une hiérarchie qui tente de nous imposer des choses de façon autoritaire et nous englue dans une masse administrative qui nous empêche de réfléchir ». « Arrêter d’alourdir le travail par des tâches rébarbatives (paperasse) ou si certaines sont inévitables, rémunérer le temps passé à remplir moult formulaires tels que la mise en place des PPRE pour les enfants en difficulté. Le constat aujourd’hui, c’est de se dire : on me demande plus, on ne m’accorde pas de reconnaissance, mon salaire ne bouge pas, à quoi bon passer autant d’énergie au travail ??? On est face à une véritable crise identitaire car notre travail n’est plus reconnu alors que les difficultés se sont accrues ».

Bref le constat est particulièrement rude : « Cesser les enquêtes multiples sur tout et n’importe quoi, les paperasseries en x exemplaires (ou alors fournir des documents électroniques pour ne pas être obligé de remplir A LA MAIN tous ces tableaux, bilans, comptes-rendus (PPRE, Aide perso, Bilan de PPRE, Projet d’école, Bilan de projet d’école...), cesser aussi ces évaluations qui nous empêchent d’avancer et dont les résultats au final dépriment les élèves parce que passées trop tôt (janvier pour les CM2), notées au lance-pierre (2 fautes/6 = 0% de réussite à un exercice aux évals d’allemand de CM2 niveau A1+), ou laissant à peine le temps de se remettre au travail (évals de sciences au CM1). Que l’on se concentre sur le travail, la préparation de la classe donnera moins d’exaspération au travail, l’ambiance de l’équipe sera meilleure, plus soudée..., les enseignants se sentiront utiles... ».

La « paperasse » est devenue le symbole de la non-écoute de la part de la hiérarchie, et de la hiérarchie locale, elle-même sans doute coincée par les injonctions de « pilotage » du système ». Ce qui devrait aider à mieux diriger l’ensemble est perçu ni plus ni moins que comme une bureaucratie ubuesque et sans confiance pour sa base. « Moins de flicage de la part de la hiérarchie. Surtout moins de paperasse ». « Restaurer l’image de l’enseignant avec notamment l’appui de la hiérarchie qui, actuellement, pense plus à nous mettre des bâtons dans les roues pour des histoires de paperasse et ne nous soutient pas en cas de besoin. »

La haute hiérarchie – dont le Ministre – est perçue comme n’étant absolument pas à l’écoute du terrain, totalement déconnectée de la réalité vécue. L’empilement des réformes pilotées « par le haut » et les changements non concertés et trop fréquents ont déstabilisés profondément les personnels, qui disent ne plus arriver à se repérer, à travailler, voire à vivre… « Avec les nouveaux programmes et le passage aux 4 jours, il se passe tout et n’importe quoi question horaires... on est sollicité le soir , le mercredi ou le samedi au bon vouloir de la direction, même pas à l’avance...peut importe que l’on ait des enfants à faire garder ». « Arrêter d’augmenter les programmes, la classe devient une course contre la montre où seul les meilleurs peuvent s’en sortir. On nous demande toujours plus : plus de sport, d’anglais, d’informatique, de sciences, d’histoire des arts...à quand la prochaine ! ».

C’en est au point, délicat on le comprendra, que si le changement de politique est attendu avec un certain espoir il est aussi craint : « arrêtons les multiples enquêtes de tous bords, à remplir en se creusant la cervelle parce que les questions sont complexes ou la grille de l’ordinateur impossible à remplir en regard de la situation de la classe ; arrêtons les changements de programmes (malheur, 2012 est une année d’élection ! donc nouveau ministre donc nouvelles lubie) ». « Je ne suis pas encore désabusée (quoi que, parfois...) mais un peu effrayée car je ne sais pas quelle sauce on nous prépare (encore des nouveaux programmes pour 2012, élections obligent ; une nouvelle répartition des jours de cours ; moins d’aide avec la disparition des RASED ; l’arrivée des EPLE avec des supers directeurs ; plus d’intégration avec ou sans AVS avec toujours autant d’élèves par classes...) pour nous manger... ».

Les personnels du premier degré vivent une double contrainte : d’un côté une injonction officielle à l’autonomie, de l’autre un pilotage devenant un hyper-pilotage ayant alourdi les tâches au lieu de les libérer. Ce n’est rien d’autre qu’une version du fameux « soyez spontanés » appliqué à la réforme de l’école : « notre hiérarchie qui nous enjoint "d’être plus autonome et de ne pas faire de vague avant les élections "(je cite) ». Le mot « temps » est un de ceux qui revient fréquemment dans le corpus (2 831 occurrences soit la 7ème occurrence (sur plus de 21 000 occurrences différentes) après (dans l’ordre) élèves, école, enseignants, parents, enfants et classes mais avant être, faire, travail, et … hiérarchie (1 585 occurrences). Toutefois c’est au niveau des directeurs que le mot « temps » est le plus employé, ce qui témoigne de leur situation de stress : 21 % d’entre eux (25% des demie-décharges ce qui semble la situation la plus difficile vs 17% des décharges à temps- plein emploient le terme).

L’analyse faite par les personnels pourrait ainsi se résumer :
- Une politique de réduction des coûts qui a fragilisé l’école en supprimant des postes tout en imposant de nouvelles tâches irréalisables.
- Une autonomie peut-être réellement souhaitée par les mêmes acteurs politiques mais dont le souci de « pilotage » a au contraire alourdi la sujétion bureaucratique.

La hiérarchie locale et les IEN en l’occurrence, sont remis en cause par une partie non négligeable des personnels. Pour le mettre en perspective n’oublions pas que la majorité estime néanmoins ces relations plutôt bonnes ou bonnes. Cependant c’est un enseignant sur 5 qui se plaint de ces relations dans la question fermée à ce propos contre 1 directeur sur 7.

Cette remise en cause est multiple, elle n’est pas tant liée à une idéologie « antihiérarchique » ou anarchique, qu’à un sentiment d’abandon (ils ne nous soutiennent pas, ils ne soutiennent que les parents), un sentiment d’absence (on ne le voit que tous les 3 ans voire tous les 5 ou 7 ans), un sentiment d’abus de pouvoir (IEN courroie de transmission, harcèlement hiérarchique) et enfin la dénonciation de l’inadaptation du mode actuel d’inspection parfois décrié comme inutile, hypocrite.

Bref un terme qui revient souvent est celui d’infantilisation : « Une plus grande confiance de la part de notre hiérarchie et que cesse notre infantilisation. (Celle-ci n’ a pas cessé, comme je l’espérais avec l’augmentation du niveau d’étude des enseignants.) Que cesse l’hypocrisie : Nous sommes souvent obligés de dire que tout va bien, face à une réforme imposée, puisque notre hiérarchie dit qu’elle est bien ; alors qu’elle est très difficilement applicable. Enfin, nous subissons une charge croissante de travail administratif non productif, au détriment du travail pédagogique concret ».

Une mesure, qui se voulait dans son principe une mesure de GRH a bouleversé le rapport au travail des personnels : celle qui a instauré un décompte annuel de 108 heures de temps de service pour l’aide personnalisée, les contacts avec les RASED et autres activités hors enseignement. On parle « d’horloge pointeuse » et là encore de « flicage ». « avant l’instauration des 108 heures, les enseignants donnaient leur temps sans compter : fêtes, rencontres, concertations, etc... avec l’’instauration des 108 heures (dont ape) et le mépris affiché par notre ministère et son infantilisation : respect au plus proche des 108 heures donc plus ou peu de fêtes d’école etc... ». « Éviter l’infantilisation et le développement d’une gestion des personnels de plus en plus ridicules et tellement contre productive ». « Enfin ce sentiment est intégré par les enseignants qui se sentent évalué par les évaluations des élèves, qui doivent se justifier par des projets d’école et à qui on demande même maintenant de pointer pour les 108h de travail qui sont dues en dehors de la classe entière.

Ces dispositifs, chronophages, inutiles pour les élèves, participent à une infantilisation et une fragilisation des enseignants. Quel cadre A de la fonction publique pointe ses heures ?! ». « Bien souvent les IEN oublient que les directeurs d’écoles n’ont pas le statut de chef d’établissement et cherchent à leur imposer des responsabilités qu’ils n’ont pas à avoir. Ce mode hiérarchique est complètement dépassé tout comme l’évaluation des enseignants que l’on maintient dans un état d’infantilisation. Tout problème rencontré dans les écoles ne reçoit quasiment aucun écho de la part de notre hiérarchie ». « Par rapport à la hiérarchie : IEN, IA, aucune reconnaissance du travail accompli mais des exigences de réponses administratives de plus en plus rapides ; pas de respect face aux décisions prises pour l’école : exemple, nous avons appris la possibilité d’une fermeture de classe dans le journal ; infantilisation lors des conférences ou rencontres où notre parole de professionnel est toujours mise en doute ; réponse systématique à nos interrogations par "référez vous aux textes, il n’y a pas de recettes miracles" ; aucune prise en compte du manque d’espoir qui envahit nos équipes, et donc les jeunes collègues cherchent à fuir vers d’autres carrières.... ».

Il ne s’agit pas pour autant pour la plupart des répondants de dire que tous les IEN sont incompétents ou jouent les « petits chefs ». Mais il est vraisemblable que leur rôle de courroie de transmission en période de RGPP les place eux-mêmes dans des situations difficiles, voire impossibles.


Source :
Debarbieux, E. & Fotinos, G. (2012). L’école entre bonheur et ras-le-bol : Enquête de victimation et climat scolaire auprès des personnels de l’école maternelle et élémentaire. Observatoire International de la Violence à l’École, Université Paris-Est Créteil, septembre 2012.
http://www.autonome-solidarite.fr/media/fas_oive_victimation_1er_degre.pdf


[1] Le verbatim est reproduit avec les erreurs orthographiques et stylistiques