Comment peut-on être père sans … ? ( Naouri, 2004 )

 juillet 2009
par  Jean Heutte
popularité : 3%

La plupart d’entre eux s’épuisent à la recherche d’une place qui puisse leur convenir.[...] On les a ainsi vus se terrer et disparaître après leur "mort" décrétée et saluée par mai 68...

[...] Comment dès lors être parents [...] ?

Car c’est ainsi que doit se poser la question.

Et c’est seulement en l’abordant de cette manière et en essayant d’y répondre du mieux possible qu’on peut avancer dans la compréhension de la problématique du père, éternelle et/ou actuelle.

Du côté de la mère, peu de choses ont changé.

Et pour cause ! Son vécu de la gestation — dont la durée, fort heureusement n’a pas encore été modifiée ! — lui permet de recouvrer les perceptions d’une expérience animale qui l’assure au moins de la certitude de son statut. Sauf exception, elle parviendra à y conjoindre une gestuelle qui lui permettra plus ou moins rapidement de remplir son rôle. La voir évoluer au fil des semaines, c’est assister chaque fois au miracle de sa mutation. Tout au plus, peut-on la surprendre habitée par une inquiétude sourde et multiforme, certainement responsable de la pathologie digestive nouvelle [1] de son nouveau-né : les oesophagites et autres ulcères qui affectent de nos jours les bébés ne semblent pas relever d’un autre mécanisme que celui du stress maternel transmis à l’enfant. Et l’on a tôt fait de récuser l’hypothèse en balayant ce stress et en le banalisant par sa mise au compte de la quantité de problèmes matériels et d’organisation de vie que pose la venue de cet enfant. [...] C’est se laisser encore une fois berner par les apparences, alors que ce dont il s’agit le plus souvent, ce sont les questions que pose à la jeune mère l’accès à une place où elle a vu se déployer sa mère sur un mode qui ne cesse pas de la questionner, de la torturer, voire parfois de l’écraser. C’est d’un travail souterrain intense qu’il s’agit. Car, pour les femmes comme pour les hommes, pour les mères comme pour les pères des générations montantes, le malaise de la parentalité ne survient pas inopinément. Il n’est aujourd’hui que l’expression, aggravée, du malaise des générations précédentes, de celles qui, depuis l’avènement de l’ère industrielle, ont assisté, actives, complices ou impuissantes, à la mise au rebut de ces repères qui pour être disqualifiés sous le vocable de "traditionnels" n’en étaient pas moins singulièrement adjuvants.

Ces interrogations muettes et sans réponses, cette errance précoce, solitaire, mais transitoire dans la mesure où le corps de l’enfant cessera tôt ou tard d’en être affecté, ne sera évidemment pas sans conséquence. Elles vont tôt ou tard conduire la mère à se replier sur sa certitude et à s’agripper férocement à tous les éléments qui la fondent : elle ne pourra en aucun cas envisager le moindre partage, réel ou symbolique, de son enfant et pensera ne devoir être vouée qu’à satisfaire, concrètement et sans le moindre retard, chacune de ses exigences. Ce faisant, elle privilégiera, sans s’en rendre compte, le côté animal de son rôle et réagira, toutes griffes dehors, contre toute personne ou toute instance qui voudrait tempérer sinon alléger le délicieux et rassurant délire auquel elle se laisse aller dans sa relation duelle. Et ce, d’autant plus que son environnement ne cesse pas de chanter - ah ! l’occident chrétien et le poids insoupçonné de l’image de la Vierge Marie ! — les vertus de ses prérogatives et celles de sa place.

Devenue mère par l’effet de la volonté, en apparence conjointe de son partenaire et d’elle-même, mais reconnue par le corps social comme seule détentrice des droits sur son corps, elle met au monde un enfant dont il lui semblera rapidement être la seule procréatrice, la seule propriétaire. Elle bascule, du statut éternel de mère banale (dont on attendait simplement, selon l’expression de D.W. Winicott, qu’elle fût "bonne suffisamment"), à celui de mère majuscule, autorisée voire requise à tisser autour de son enfant un utérus virtuel extensible à l’infini et vouée à ne devoir se déployer que dans l’excellence. C’est d’ailleurs au travers du seul filtre de la mission qui lui est ainsi impartie que doit se lire la mutation de son statut de femme et les difficultés que lui fait à ce titre, comme pour stigmatiser sa propension naturelle, un environnement social ambivalent, fasciné et effrayé qu’il est tout à la fois. Comme si les hommes autant que les femmes étaient travaillés à leur insu par une haine univoque des incontestables potentialités du féminin.

Du côté des pères, le désarroi est plus grand encore.

La plupart d’entre eux s’épuisent à la recherche d’une place qui puisse leur convenir. Sensibles à tout ce qui se trame et se dit autour de ce que serait leur vraie place, nostalgiques sans oser le reconnaître du statut, qui leur revient en écho assourdi, des pères d’autrefois, ils s’accrochent aux mots d’ordre que n’hésitent pas à répandre toutes sortes de discours jusques et y compris par le biais de séries télévisées.

On les a ainsi vus se terrer et disparaître après leur "mort" décrétée et saluée par mai 68, puis s’essayer à la mode des "nouveaux pères" : disponibles et pleins de bonne volonté, ils se sont essayés à singer en tous points leurs compagnes, partageant méticuleusement leurs tâches et espérant par leur présence et leur dévouement rattraper les "neuf mois de retard dans le contact avec leur enfant" que leur aurait imposés la grossesse. Comme s’il s’agissait de cela et que ces mois pouvaient être réellement "rattrapés" !

Quand, bien moins dupes, certains d’entre eux prennent conscience de l’inanité de telles conduites et décident de ne pas y souscrire, ils sont souvent rappelés à l’ordre par leur environnement immédiat quand ce n’est pas par des praticiens obtus et stupidement soucieux de leur faire une place concrète dans le destin de leur enfant ! Ils s’exécutent parfois, penauds, scellant à jamais la faillite de leur destin, quand il ne secouent pas d’autres fois le carcan qu’on cherche à leur imposer avec une violence à proportion de celle qu’ils se sont faite.

Ce n’est pas par hasard qu’on les voit alors déserter le foyer et tomber dans ces conduites aberrantes que les pathologistes patentés et férus d’ordre ont regroupées sous l’étiquette "d’accidents de la paternité". Ils se retrouvent devant des juges peu enclins à décortiquer les enjeux de telles conduites et seulement requis de maintenir la paix sociale. Ils vont alors grossir le rang de ces pères qui se sont essayés à la paternité, qui en ont vécu l’impossible condition et qui doivent taire ce qu’ils en ont appris au nom de la paix sociale qu’on exige d’eux.

Ils errent alors à leur tour. Mais, à la différence des mères, ils ne trouvent aucune certitude à laquelle se raccrocher. Alors qu’une mère peut avoir et élever seule un enfant, on n’a jamais vu un père "séduit et abandonné", pour reprendre au masculin le titre d’un film italien célèbre. On ne peut pas se décréter père. On ne le devient que désigné comme tel et appelé à cette place par une mère. Laquelle conserve, sa vie durant, la faculté de se rétracter [2].

Mater certissima, pater semper incertus. Le Droit romain l’avait clairement dit, tôt, dans notre histoire occidentale. Or, rien de cela n’a changé. C’est même avec et autour de cette vérité et du socle dur qu’elle constitue que toutes les sociétés et les cultures humaines se sont développées, inscrivant les conclusions auxquelles elles sont parvenues et les dispositions qu’elles ont prises à cet égard au sein de langues qui fonctionnent, chacune pour son compte, comme autant de codes [3] conférant à leur locuteur une weltanshauung, une vision du monde, spécifique.

Ce qui est frappant, quand on recueille et qu’on fouille un peu plus aujourd’hui le discours des pères en essayant d’y trouver un facteur commun, c’est la constance du souci univoque qu’ils déploient et qui semble les motiver plus que tout autre chose : ils veulent être aimés plus tard de leur enfant. Et ils mettent tellement de force et de conviction dans leur voeux qu’on ne peut pas ne pas le percevoir comme l’effet rémanent autant de leur attachement à leurs propres mères qu’à la sourde haine qu’ils continuent de nourrir à l’endroit de leurs pères — la problématique oedipienne, non dépassée (mais peut-elle vraiment l’être un jour ?!) et dont ils ne veulent pas même envisager l’occurrence pour leur enfant, se projetant ainsi dans le champ de leur cellule familiale nouvelle. Là encore ce n’est pas un effet de hasard, mais, comme pour leurs compagnes, celui d’histoires laissées en suspens et surtout mises à mal, depuis quelques générations, avec la même mise au rebut des sempiternels repères dits traditionnels ; avec la mise au rebut de ces repères qui, au sein des corps sociaux de jadis, les auraient désignés sans ambages comme "pères" en les soutenant à cette place que leurs compagnes ou leurs enfants le veuillent ou pas, conformément au vieux commandement "père et mère honoreras…", leur conférant ainsi une forme de poids [4] susceptible de contrebalancer celui conféré naturellement à la mère par l’expérience de la gestation. La question qui se pose donc aujourd’hui, revient à se demander comment être père sans… un tel soutien environnemental. Car, sans ce soutien, la rétraction de la désignation maternelle affleure à un arbitraire, sur lequel les principes démocratiques ne sont pas fondés à porter le moindre jugement, conférant du coup à la mère une puissance impossible à contrebattre.

Comprendre la place du père, avec ou sans …

Les jeunes cellules familiales nous conduisent donc à un questionnement plus vaste : que s’est-il passé dans notre monde et dans nos sociétés pour qu’on en soit rendu à ne plus savoir où se situer et comment se définir ? Irait-on, comme on peut en avoir parfois la tentation, mettre tout cela sur le dos de Freud et de la psychanalyse, laissant ainsi entendre que depuis le dévoilement de l’inconscient, nos semblables répugneraient à refouler et s’emploieraient à légitimer la logique de leurs registres pulsionnels ? On pourrait évoquer, pour soutenir une telle option, le fameux propos adressé par Freud à Jung sur le bateau qui les conduisaient en Amérique : "… ils ne savent pas qu’on leur apporte la peste". Mais ce serait n’avoir rien compris à la métaphore et conférer à l’image de cette maladie son seul potentiel pathogène alors qu’il s’agissait de lui emprunter son caractère de maladie hautement contagieuse – et en l’occurrence sainement contagieuse puisqu’elle devait propager l’invitation à la dialectique.

On pourrait, en revanche, soutenir sur un mode plus fécond, que si le dévoilement de l’inconscient est bien dans le coup, il le serait de fait d’une toute autre manière. Il est en effet survenu à une période historique où nos fameux repères traditionnels en avaient déjà pris un coup dans l’aile. Ce dévoilement, et la psychanalyse qui en est née, pourrait alors être interprétés comme une tentative, géniale, de créer des poches de résistance au glissement qui menaçait déjà l’ensemble de nos sociétés occidentales. Ce que légitimerait au demeurant la moindre lecture de l’histoire du XIXe siècle et la référence à la "mort de Dieu", repérée par Nietzche, qui la ponctue. Car, après tout, l’inconscient ne date pas de cette époque. Il a été, depuis toujours, présent et repérable au centre des conduites humaines. Ce n’est pas par hasard que Freud est allé chercher dans la mythologie grecque le personnage d’Oedipe et la plupart des supports des concepts dynamiques qu’il a décrits. Ce n’est pas non plus un effet de hasard que l’on puisse trouver dans le texte thoraïque — au moins aussi ancien, sinon plus encore que le théâtre de Sophocle — deux versets évoquant "… des pierres que n’aura pas touché le fer" (DEUT.XXVII-4,5) dont les commentateurs talmudiques travaillant sur le texte hébraïque avaient, dès l’aube de notre ère, décrypté le sens. Insistant sur le fait que le mot "pierre" se trouve être la contraction des deux mots qui écrivent "père" et "fils" et que le fer est le signifiant de la violence, ils ont daté de ce propos l’injonction faite aux pères d’instaurer à leurs fils une relation dénuée de toute violence comme l’invention du père hébraïque auquel aura été dévolue pour seule tâche celle de transmettre son savoir et en particulier la Thora. Il a été notoire, autrement dit, de tout temps, que le rapport des pères à leurs enfants ne pouvait se déployer que sur fond d’une violence contre laquelle ces derniers n’avaient pas d’autre choix que de se défendre. La naissance du père archaïque dans le mythe qu’en forge Freud dans Totem et Tabou, irait strictement dans le même sens. Même récusée par les anthropologues, elle conserve intégralement son potentiel opératoire.

Mais comment convaincre nos semblables de la pertinence, de l’universalité et de l’actualité extrême d’une telle approche, alors que leur adhésion à l’idéal scientifique les a rendus sceptiques à toute allégation qui ne puisse être constatée et concrètement vérifiée et qu’ils s’empressent de verser au rang d’idéologie douteuse tout ce qui ne répond pas à leurs critères ? Comment parvenir à seulement la leur faire envisager, avec ce qu’elle introduit de respect méticuleux des différences, alors qu’ils sont censés oeuvrer pour édifier des sociétés de progrès prônant l’égalité, la paix, la justice et l’amour ?

[...]

Ce qui signifie qu’il y aurait un certain ordre, une certaine hiérarchie, une forme de cohérence — et non de confusion —, entre ce que les parents croient être ou devoir être et la manière dont leur enfant les perçoit, les accepte et les intègre.

On ne peut donc sortir du malentendu ambiant qu’en revenant à cette organisation et en y mettant un ordre minimal qui devra commencer au niveau sémantique. Car les mots même de "père" et de "mère", ne sont pas univoques. Et sans tomber dans le travers d’un clin d’oeil totalement hors de propos à la trinité, relevons qu’il existe trois mères dans la mère tout comme il existe trois pères dans le père.
Pour chacun des deux parents, il y a le parent géniteur, le parent social et le parent fonctionnel. Avec encore une fois, là aussi, une différence, à savoir que si le plus souvent encore les trois parents coexistent dans la même personne du côté de la mère, il en est rarement de même aujourd’hui du côté du père.


Naouri A. (2004) Comment peut-on être père sans … ? revue Filigrane, Hiver 2004, volume 11, numéro 1http://www.aldonaouri.com/textes/Ca...


[1] et qu’on ne peut pas passer sous silence tant elle est devenue envahissante dans le champ de la néonatologie

[2] Il est important de souligner cet aspect des choses, qu’on retrouve dans tous les cas cliniques sans exception, et de ne pas se laisser aller à une critique hâtive de ce que met en place un tel montage au motif de son aspect "machiste" .* Il est important de souligner cet aspect des choses, qu’on retrouve dans tous les cas cliniques sans exception, et de ne pas se laisser aller à une critique hâtive de ce que met en place un tel montage au motif de son aspect "machiste" . Il y a entre mère et père une étroite interdépendance. Vouloir obstinément le nier revient à nier la différence des sexes. Il est vrai qu’une telle dénégation est une entreprise qui a hélas ! aujourd’hui le vent en poupe.

[3] Il suffit pour s’en convaincre de reprendre l’étymologie du mot "père" : il dérive du latin pater lui-même contraction de Jupiter. Ce qui explique la place conférée au paterfamilias dans la Rome antique, comme l’appellation des dignitaires de l’Église. Quand, par ailleurs on constate que le mot arabe, Abou, qui désigne le père désigne également le possesseur d’un bien ou d’une chose, on comprend les dispositions du Droit familial de l’univers arabomusulman qui attribue toujours au père un droit sur ses enfants, même dans le cas où sa culpabilité est prouvée dans un divorce. L’ethnolinguistique est une science encore neuve.

[4] La version hébraïque du commandement dit exactement : "donne leur juste poids à ton père et à ta mère, et il sera ajouté à tes jours". Ce qui laisse entendre "ainsi tu ne te feras pas longtemps d’illusion et tu pourras vivre plus tôt pour toi". Encore une preuve de la charge spécifique des langues.