Satisfaction de vie et bien-être subjectif : résultats de quelques enquêtes internationales (DGESCO-ENS, 2008)

samedi 1er mars 2014
par  Jean Heutte
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Les sociologues, psychologues, ou biologistes admettent depuis longtemps que les sociétés et les individus ne peuvent éternellement accroître leur niveau de bonheur et que ce niveau demeure finalement à un niveau constant. Des recherches montrent ainsi que ni une prospérité durable, ni une dépression de long terme n’affectent durablement le bonheur des populations puisqu’après une période d’ajustement, les individus reviennent à leur niveau de bien-être de référence. Ainsi, le niveau subjectif de bien-être (subjective well-being : SWB) est resté stable entre 1973 et 1988 dans les pays d’Europe de l’Ouest. Les données américaines sur la mesure du bien-être compilées depuis 1946 confirment par exemple une absence de progression du bien-être entre 1946 et aujourd’hui. De fait, ce que l’on a pu appeler le « paradoxe d’Easterling » semble montrer que les niveaux de bonheur ne changent pas au cours du temps et que le développement économique ne permet pas d’accroître durablement le bien-être des populations puisque au niveau agrégé, les gains de satisfaction de certains individus compensent les pertes de satisfactions d’autres, ce qui n’affecte pas le niveau général de bien-être. En outre, si le passage d’une société de subsistance à une société assurant la sécurité matérielle accroît indéniablement le bien-être des individus, une fois ce niveau de développement acquis, l’accroissement des richesses ne se traduit plus par un surcroit de bien-être. Aucune étude longitudinale fiable n’a pu jusqu’ici apporter la preuve que le développement économique accroît le bonheur des populations

World Value Survey 1981-2007.

L’étude présentée par Ronald Inglehart, Roberto Foa, Christopher Peterson, and Christian Welzel vient pourtant prendre le contre-pied des analyses précédentes en montrant qu’entre 1981 et 2007, le niveau de bonheur s’est accru dans 45 des 52 pays qui composent l’échantillon. L’enquête (World Value Survey http://www.psychologicalscience.org...), menée auprès de 350000 individus s’efforce de répondre aux critiques méthodologiques adressées jusque là aux études comparatives. Elle montre que, depuis 1981, le développement économique, la démocratisation et l’acceptation croissance de la diversité sexuelle et culturelle ont favorisé l’expression de la liberté des individus ce qui induit des niveaux supérieurs de bonheur dans de nombreux pays du monde. (Les résultats graphiques peuvent être consultés sur le lien suivant : http://www.worldvaluessurvey.org/ha...)

En somme, dans un contexte de rareté les individus vont donner priorité au développement économique et à la sécurité physique, ce qui assurera une corrélation positive entre croissance économique (qui pourvoit aux besoins essentiels) et amélioration du sentiment de bien-être. Par contre, une fois cette sécurité économique acquise, les individus vont accorder la priorité à l’expression de soi, la participation, la liberté d’expression et la qualité de la vie. Ce sont ces valeurs de libre-choix, d’autonomie individuelle qui vont alors maximiser le bonheur et le niveau de satisfaction. Le bonheur est alors lié dans la plupart des pays, aux sentiments de liberté des individus. Ce changement dans la perception du bonheur depuis le début des années 80 reflète un changement culturel fondamental : dans beaucoup de sociétés, les individus vont accorder autant de valeur à la liberté de choix qu’à la sécurité matérielle. Cela se traduit notamment par une acceptation croissance de l’égalité entre genre et par la reconnaissance de minorités comme les homosexuels. La tolérance s’est accrue et élargit le champ des libertés, ce qui amplifie le sentiment général de bien-être en soutenant l’impression que les individus disposent d’une liberté de choix.

Tout au long des années 80 et 90, de nombreux pays ont fait l’expérience de la transition démocratique qui a favorisé la liberté d’expression, de déplacement, de pensée... De plus, entre 1981 et 2007, le soutien à l’égalité entre homme et femme et à la reconnaissance des minorités s’est accru dans la plupart des pays composant l’échantillon de l’enquête. Par ailleurs, au cours des deux dernières décennies, les pays en développement ont connu des taux de croissance économique inédits leur permettant de sortir d’une économie de la subsistance. C’est donc la combinaison de ces circonstances exceptionnelles combinant prospérité économique des pays à bas revenus et accroissement des libertés politiques et de la tolérance dans les pays à revenus intermédiaires et à hauts revenus qui a conduit à ces niveaux plus élevés de satisfaction.

Quelques éléments de méthode.

L’enquête sur la perception subjective du bonheur individuel s’appuie précisément sur deux indicateurs : celui du bonheur et celui du sentiment général de satisfaction. L’étude qui s’est déroulée en cinq phases entre 1981 et 2007 a permis de mesurer le sentiment de satisfaction des enquêtés en leur demandant d’indiquer leur niveau de satisfaction selon une échelle de 1 à 10 (de « pas du tout satisfait par la vie » à « très satisfait »). Le bonheur a été évalué en proposant quatre catégories : très heureux / plutôt heureux / pas très heureux / pas du tout heureux. Les personnes interrogées devaient aussi exprimer leur sentiment de disposer d’une liberté de choix et d’un contrôle sur leur vie (sur une échelle de 1 à 10) et devaient aussi désigner les groupes qu’ils ne souhaitaient pas avoir comme voisins dans une liste présentant des personnes de race différente, des porteurs du SIDA, des travailleurs immigrés ou étrangers, des homosexuels, des personnes pratiquant d’autres religions...Le facteur religieux est également abordé à travers la question « Dieu est-il important dans votre vie ? » (sur une échelle de 1 à 10), de même que le sentiment de fierté nationale.

Cette enquête élargie et affinée souligne donc que si le développement économique favorise des niveaux élevés de bien-être subjectif, les facteurs économiques ne suffisent pas à tout expliquer. Ainsi, la liberté religieuse, la tolérance à l’égard des minorités et le niveau de démocratisation sont devenus déterminants. 77% des pays concernés par l’enquête ont vu le sentiment de libre-choix de leurs habitants s’accroitre ce qui se traduit par une augmentation du bien-être dans la plupart de ces pays.

Certains pays « maximisent » mieux que d’autres le bonheur de leurs habitants. Notons que certains pays parviennent mieux que d’autres à « maximiser » le bien-être de leurs habitants. Ainsi les 13 pays d’Amérique Latine de l’échantillon ont des niveaux de bien-être subjectif relativement élevés par rapport à ce que leur développement économique pourrait laisser penser. La situation est inversée pour les anciens pays communistes. La Russie par exemple présente un niveau de satisfaction inférieur au Bangladesh, au Nigéria, au Mali ou encore à l’Ethiopie.

De manière générale, en Amérique Latine, 45% de la population se décrit comme très heureuse et 42% s’affirment satisfaits de leur vie. A l’inverse, dans les anciens pays communistes, 12% de la population se présente comme très heureuse et 14% comme satisfaite par la vie. Alors que leur niveau de développement économique est comparable, les sud américains ont des niveaux de bien-être trois fois supérieurs à celui des habitants des anciens pays communistes.

Toutefois, l’organisation communiste n’est pas nécessairement responsable des faibles niveaux de bien-être puisqu’on recense en Chine et au Vietnam une croissance économique elle aussi soutenue mais des niveaux de bien-être subjectif bien supérieurs aux anciens états soviétiques. Il semble en effet que c’est l’effondrement du modèle communiste et du système de croyance qui l’accompagnait qui a drastiquement réduit le bien-être des habitants des sociétés ex-communistes. La disparition de l’Union Soviétique mais aussi de la Yougoslavie, pays qui ont joué un rôle prédominant dans le monde, a affecté le sentiment de fierté nationale des citoyens et donc leur niveau de satisfaction. La croyance que leur pays construisait une société meilleure donnait en effet du sens à l’existence des individus. L’éclipse de l’idéologie communiste laisse un vide spirituel dans les anciens pays communistes qui contribue amplement au déclin du sens du bien-être. La croyance religieuse des habitants des pays d’Amérique Latine leur fournit à l’inverse une impression de sécurité (en particulier lorsque la sécurité économique est parfois précaire) qui contribue au sentiment de bien-être. 76% des sud-américains font le constat que « Dieu est très important dans ma vie » contre 27% des enquêtés des personnes interrogées dans les pays ex-communistes.

De manière plus générale, on observe que la croyance religieuse et le sentiment de fierté nationale sont plus forts dans les pays moins développés que dans les pays développés, ce qui explique les forts niveaux relatifs de bien-être subjectif.

L’enquête montre aussi qu’une forte prospérité a un impact significatif sur les niveaux de bien-être subjectif et de satisfaction mais pas nécessairement sur le niveau de bonheur. La satisfaction des enquêtés reflète en effet surtout le contexte économique. Ainsi, même si les pays ex-communistes ont connu une vague de démocratisation, l’ouverture à l’économie de marché s’est d’abord accompagnée d’une dépression économique. En Russie par exemple, le revenu réel a chuté de plus de moitié par rapport à la phase de pré-transition vers l’économie de marché, de même que l’espérance de vie a déclinée de plusieurs années. La progression de l’alcoolisme est alors apparue comme un indice de démoralisation des populations. En conséquence, dans beaucoup de pays ex-communiste, le bonheur s’est accru avec l’accroissement des libertés mais le niveau de satisfaction a décliné.

Sur la mesure subjective du bonheur.

Depuis 1981, le sentiment de bonheur a augmenté dans 45 des 52 pays étudiés et pour lesquels nous disposons de données statistiques conséquentes. Ces données s’appuient, nous l’avons vu, sur une mesure du bonheur et de la satisfaction.

Kahneman et al. (2004) ont développé une méthode alternative de mesure du bien-être subjectif en demandant aux enquêtés de préciser combien de minutes ils consacrent chaque jour à certaines activités et quelles, parmi elles sont plaisantes ou non. Les résultats sont édifiants puisque l’enquête montre que la corrélation est étonnamment faible entre le temps que les individus consacrent à des activités ludiques et plaisantes et leur niveau de bien-être subjectif. Par exemple, beaucoup de personnes indiquent qu’avoir des enfants est une source importante de bonheur mais les parents passent un nombre plus important d’heures à pratiquer des activités non ludiques (comme changer des couches) que des activités qualifiées de plaisantes. Cela n’affecte pas pour autant leur impression de bien-être. Une interprétation possible de ce paradoxe apparent est que les individus ne savent pas vraiment s’ils sont heureux ou non. Il y aurait alors une distorsion entre ce qui serait socialement valorisé (avoir des enfants) et le bonheur réellement ressenti.

Une autre interprétation, qui est celle que retient Kahneman revient à aborder de façon plus globale la mesure du bonheur. Ainsi Peterson, Park et Seligman (2005) suggèrent qu’il existe trois composantes fondamentales du bonheur : le plaisir, l’engagement et le sens. De fait, mesurer le temps passé à pratiquer des activités plaisantes participe à la mesure du bonheur mais la satisfaction des individus ne se limite pas à cela. L’enquête sur les Valeurs, menée depuis 26 ans permet d’observer que 97% des individus répondent à la question portant sur le niveau de bonheur ce qui indique que cette question est comprise. De plus, les réponses sont fortement corrélées à celles portant sur le niveau général de satisfaction : satisfaction au travail, dans la vie familiale, dans les relations amicales. De plus, les sociétés où les habitants revendiquent le plus fort niveau de bonheur ou de satisfaction sont aussi celles dont les dirigeants sont les moins corrompus et où l’égalité entre sexes est la plus forte...ce sont en général des sociétés démocratiques. Le bonheur ne consiste donc pas uniquement à maximiser un fort temps de loisir mais il reflète l’expérience objective des individus et l’évaluation qu’ils en font au regard de leurs valeurs ou de leur religion.

Sur cette question de l’influence des valeurs sur la perception, il est intéressant d’observer les réponses que font les français à la Social European Survey de 2006 reporté dans un Power Point (PDF - 204 Ko) très intéressant de Claudia Senik. On y observe que les Français sont parmi les européens les moins satisfaits pas leur vie, par leur travail, par leur niveau de vie, qu’ils ont une piètre image d’eux-mêmes et pourtant ils ont l’impression, plus que la plupart de leurs voisins européens, que ce qu’ils font dans la vie a du sens et surtout, lorsqu’on leur demande si la semaine précédent l’enquête leur a apporté du bonheur, ils sont parmi les plus heureux ! L’évaluation globale de la vie par de pessimistes français est donc bien plus négative que leur jugement sur leur vie quotidienne...


Source :
DEGESCO-ENS (2008) World Value Survey 1981-2007, in dossier "Peut-on mesurer le bonheur ? Réflexions sur les indicateurs de bien-être", sur le Portail des Sciences Economiques et Sociales - DGESCO/ENS. http://ses.ens-lyon.fr/world-value-...