Autisme : quand la psychanalyse racontait n’importe quoi (Postel-Vinay, 2014)

vendredi 1er août 2014
par  Jean Heutte
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On ne dira jamais assez le mal qu’un freudisme mal digéré a fait aux enfants autistes et à leur famille. L’idée que le handicap est favorisé par des parents trop froids a été popularisée notamment par Bruno Bettelheim et Françoise Dolto. Éradiquée aux États-Unis, contestée en France, cette conception reste pourtant influente dans notre pays.

Aussi extravagant que cela puisse paraître, dans les années 1940 à 1970 aux États-Unis, la schizophrénie et l’autisme étaient couramment imputés à un comportement défectueux de la mère.

Le phénomène tenait en partie à la domination de la psychiatrie américaine par l’école psychanalytique, dont nombre de représentants avaient fui l’Allemagne nazie. Frieda Fromm Reichmann écrit ainsi en 1949 :

Le schizophrène est terriblement méfiant et plein de ressentiment envers les autres à cause du terrible rejet qu’il a subi de la part de ses proches dans sa petite enfance, surtout de la part de sa mère schizophrénogène. (sic)

Trude Tietze exerçait comme Leo Kanner, le découvreur de l’autisme, à l’hôpital Johns Hopkins de Baltimore. Elle publia en 1949, dans la revue « Psychiatry », une « Étude des mères de patients schizophréniques ». John Rosen, qui prétendait comme Reichmann et Tietze guérir le mal par la psychanalyse, écrit dans un article intitulé « La mère perverse », en 1953 : « Une personne schizophrène a immanquablement été élevée par une mère qui souffre d’une perversion de l’instinct maternel. »

Élève de Reichmann, Theodore Lidz, devenu professeur de psychiatrie à Yale, reprend à son compte la notion de « mère schizophrénogène » dans des livres influents, où l’on peut lire que certaines d’entre elles « utilisent leur fils afin de compenser leur sensation de vide et d’inutilité en tant que femme ». Longtemps, l’autisme infantile a été considéré comme une forme de schizophrénie. Il n’est donc pas étonnant que ce thème de la responsabilité maternelle ait été repris par les psychiatres s’occupant d’autistes. Leo Kanner n’était pas psychanalyste, mais il était en phase avec son temps quand il publia son texte devenu célèbre sur la « mère frigidaire », en 1952 :

La plupart des patients avaient dû faire face, dans leur plus jeune âge, à la froideur de leurs parents, à leur caractère obsessionnel, et au fait qu’ils répondaient à leurs besoins matériels de manière machinale et détachée. Ces enfants étaient des sortes de cobayes, car le souci de performance était le moteur des parents plutôt que la chaleur humaine et le plaisir d’être ensemble. Ils étaient comme gardés dans des frigidaires qui ne décongelaient jamais. La tendance de ces enfants à se retirer du monde est un moyen pour eux de se détourner d’une situation insoutenable en se réfugiant dans la solitude.

L’« envie du pénis »

Professeur à l’université de Chicago, Bruno Bettelheim, qui s’était inventé un passé de psychanalyste à Vienne, dirigeait depuis 1943 une école pour enfants difficiles. Il s’inscrit pleinement dans ce courant de pensée, tout en ajoutant une référence aux camps de concentration (il avait été déporté à Dachau et Buchenwald avant la guerre). Dans « la Forteresse vide », publié en 1967, il écrit :

La différence entre la terrible condition des prisonniers dans les camps de concentration et les conditions qui favorisent l’apparition de l’autisme et de la schizophrénie chez les enfants est, bien évidemment, que l’enfant n’a jamais eu l’opportunité de développer sa propre personnalité […]. Tout au long de ce livre, j’expose ma conviction que le facteur déterminant dans l’autisme infantile est le souhait du parent que son enfant n’existe pas.

Freud, qui ignorait l’existence de l’autisme, ne croyait pas que la psychanalyse pût venir en aide aux psychotiques. Mais après-guerre, sa conception de la femme était dans tous les esprits. Dès le début de son existence, « l’envie du pénis s’empare d’elle, une envie qui laisse des traces ineffaçables dans son développement et la formation de son caractère ». D’où une infériorité congénitale :

Derrière l’envie du pénis se révèle l’amertume hostile de la femme envers l’homme, amertume qu’on ne peut jamais oublier dans les rapports entre les sexes et dont les aspirations et productions littéraires des “émancipées” présentent les signes les plus évidents.

Et encore :

La femme a le sens de la justice peu développé, ce qui s’explique par la prédominance de l’envie dans sa vie psychique.

Or, chez certaines femmes au moins, l’envie du pénis trouve un substitut, le désir d’enfant :

Rien ne laisse transparaître ce désir du pénis ; sa place est prise par le désir d’avoir un enfant […]. Chez d’autres femmes encore, on se rend compte que les deux désirs étaient présents dans l’enfance et se sont relayés l’un l’autre : tout d’abord, elles voulaient un pénis comme l’homme, et à une époque ultérieure, mais toujours infantile, le désir d’avoir un enfant a remplacé le premier désir.

Du coup, la responsabilité de la mère vis-à-vis de son enfant, surtout s’il est de sexe masculin, est considérable :

Une mère peut transférer à son fils l’ambition qu’elle a été obligée de réfréner chez elle-même, et elle peut espérer tirer de lui la satisfaction de tout ce qu’elle a gardé de son complexe de masculinité.

L’idée d’une responsabilité directe de la mère ou des parents dans l’autisme a disparu aux États-Unis dans les années 1980, la psychanalyse ayant été rayée de la carte de la psychiatrie universitaire et hospitalière. La France est l’un des rares pays où cette discipline continue d’avoir droit de cité, y compris en milieu hospitalier.

Sa compétence revendiquée en matière d’autisme fait l’objet d’attaques virulentes. Qu’en est-il ? La réalité est complexe. La psychanalyse française est elle-même partagée entre plusieurs écoles qui affectent de s’ignorer. La situation est rendue d’autant plus confuse que la profession n’est pas réglementée : chacun peut apposer un panneau « psychanalyste » sur sa porte. Dans « La Cause des enfants » (1985), Françoise Dolto écrivait :

L’autisme, en fait, cela n’existe pas à la naissance. Il est fabriqué. C’est un processus réactionnel d’adaptation à une épreuve touchant à l’identité de l’enfant.

Il y a perte de « la relation affective ou symbolique avec la mère » et ce n’est « pas du tout congénital ». Aujourd’hui encore, de toute évidence, le courant développé après guerre aux États-Unis continue d’exercer une influence. C’est ce que montrent certains témoignages recueillis récemment par la réalisatrice Sophie Robert dans un documentaire sur l’autisme, « Le Mur », qui a fait scandale, en 2012, au point d’être condamné par la justice sur la requête de trois psychanalystes interviewés dans le film. (1)

Plusieurs font référence à Bettelheim. L’un d’eux déclare : « Une mère a toujours un désir incestueux avec son enfant, qu’elle en ait conscience ou pas. » Pour une autre, « un inceste paternel ne fait pas tellement de dégâts, ça fait des filles un peu débiles, mais un inceste maternel, ça fait de la psychose ». Une autre, sortant d’une caisse un crocodile en plastique : « Le crocodile c’est le ventre de la mère ; les dents de la mère. » Une autre : « Au début, l’enfant pense qu’il est le phallus de la mère. »

Plusieurs disent que la maladie peut être causée par une dépression maternelle. Quel résultat un enfant autiste peut-il espérer de la psychanalyse ? « Ce n’est pas une question de psychanalyste, ça », répond l’un. « Le plaisir de s’intéresser à une bulle de savon », répond un autre, après un long silence. Le même : « Le point fondamental de mon attitude en tant qu’analyste vis-à-vis de ces enfants-là, c’est le fait d’abdiquer l’idée d’une progression. »

Les parents, meilleurs cliniciens de leurs enfants

Dans leurs écrits, les psychanalystes français (y compris certains de ceux interviewés dans le film) développent souvent un discours très différent, en tout cas beaucoup plus nuancé, et se défendent de continuer à adhérer à la thèse de la responsabilité maternelle.

« Assimilant abusivement l’autisme aux troubles de l’attachement observés chez des enfants carencés sur le plan affectif, certains psychanalystes ont incriminé, sans preuve convaincante, la responsabilité des parents et singulièrement des mères dans la fabrication de l’autisme de leur enfant », écrit par exemple Jacques Hochman (« Histoire de l’autisme », Odile Jacob, 2009).

« En observant l’attitude de la mère, écrit Laurent Danon-Boileau dans un livre publié après le scandale du « Mur », il ne s’agit pas de revenir à l’idée stupide selon laquelle son comportement serait la cause de l’autisme. » La mère n’est pas « responsable en quoi que ce soit du trouble de l’enfant » et « la conséquence du côté des parents a été prise à tort pour une cause » (« Voir l’autisme autrement », Odile Jacob, 2012).

Dans un livre encore plus récent, Bernard Golse, par ailleurs chef du service de pédopsychiatrie de l’hôpital Necker-Enfants malades à Paris, refuse qu’on puisse « renvoyer à une cause de l’autisme purement organique ou endogène », mais évoque « l’intérêt des anomalies du lobe temporal supérieur qui ont été découvertes ».

Il écrit : « Ceux qui, inlassablement, ressortent les écrits de B. Bettelheim devraient penser à se moderniser un petit peu. » Il affirme que « les parents sont le plus souvent les meilleurs cliniciens de leur enfant ». Et ajoute, de façon il est vrai assez alambiquée : « Les caractéristiques parentales qui ont pu être décrites étaient bien plus souvent – si ce n’est toujours – la conséquence que la cause, ou l’une des causes, de la pathologie autistique de l’enfant. »

S’insurgeant contre ceux qui font le procès de la psychanalyse, il plaide vigoureusement pour une approche pluridisciplinaire dans le traitement de l’autisme (« Mon combat pour les enfants autistes », Odile Jacob, 2013). Les psychanalystes ont affaire à forte partie, car ils sont parvenus à se mettre à dos la majorité des associations de parents d’autistes et la grande majorité des scientifiques et des responsables de la santé publique. Mais ils ont aussi des alliés, dans les médias et ailleurs.

En 2004, l’Inserm avait publié un rapport sur l’évaluation des différentes méthodes de psychothérapie (en général), concluant au désavantage de la psychanalyse. Chose étrange, le rapport a été désavoué par le ministre de la Santé de l’époque, Philippe Douste-Blazy, et retiré du site Internet de l’organisme. [1]

En février 2012, une fuite avait révélé que la Haute autorité de santé (HAS) était sur le point de publier un rapport sur l’autisme affirmant que « l’absence de données sur leur efficacité et la divergence des avis exprimés ne permettent pas de conclure à la pertinence des interventions fondées sur les approches psychanalytiques ».

La HAS entendait classer comme « non recommandées » les « interventions globales » fondées sur la psychanalyse. Devant la levée de boucliers qui s’est ensuivie, elle a reculé d’un pas (d’un pas seulement), en les classant comme « non consensuelles ». L’Association internationale lacanienne n’en a pas moins formé un recours contre cette décision. C’est que, au-delà des questions théoriques, les enjeux financiers sont considérables. Pour progresser (si l’on accepte l’idée de « progrès »), un enfant autiste requiert un encadrement quotidien pendant de longues années.

Pour sa part, le tribunal de grande instance de Lille a ordonné le retrait des interviews des trois psychanalystes qui ont porté plainte contre « Le Mur » [2]. Le film est à charge, mais, à l’examiner de près, il est douteux que la réalisatrice ait significativement « dénaturé le sens des propos tenus », comme le soutient le juge. Elle a fait appel. Affaire à suivre, dans tous les sens du terme.


Sources :
Postel-Vinay, 0. (2014). Et la psychanalyse, dans tout ça ?. Dossier Comprendre l’autisme, n°50 de "BoOks" http://www.books.fr/et-la-psychanal...

http://bibliobs.nouvelobs.com/en-pa...


[1] On le trouve sur la Toile

[2] La Cour d’appel de Douai a infirmé ce jugement, ce jeudi 16 janvier 2014