Didactique et formation : Quel projet pour la formation des maîtres ? (Lebeaume, 2003)

 mai 2011
par  Jean Heutte
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[...] Parmi les multiples tâches professionnelles des enseignants, nous ne retenons que les actions d’enseignement-apprentissage, c’est-à-dire celles qui participent à l’apprentissage des élèves et celles qui assignent aux professeurs leur spécialité. Nous situons en outre cet examen à l’échelle d’une séquence ou d’une série de séances que les professeurs-stagiaires anticipent, organisent, mettent en oeuvre, discutent, etc. L’examen est ainsi centré sur une action avec des élèves dans un contexte particulier et avec ses contenus propres désignés par les programmes d’une discipline scolaire.

Quelles que soient les ressources utilisées, l’action professionnelle correspond à cette création originale et personnelle. Plusieurs contrôles sont nécessaires sur sa faisabilité et ses contraintes mais surtout sur sa pertinence.

C’est là qu’une formation peut contribuer à l’analyse critique de cette action examinée selon différentes perspectives, c’est-à-dire selon différents points de vue ou manières de l’objectiver.

Nous soutenons l’idée que cette formation à l’analyse anticipatrice ou réflexive des tâches d’enseignement-apprentissage doit privilégier quatre perspectives : la classe, l’élève, les références et le curriculum. Il s’agit donc d’objectiver cette même situation d’enseignement-apprentissage avec ces quatre points de vue complémentaires :

- le premier focalise la classe. Lui correspondent les conditions de mise en oeuvre des activités contribuant aux apprentissages disciplinaires. Sont en particulier en jeu les méthodes d’enseignement (exposition, travaux de groupes, situations-problèmes, etc.) et les rites organisateurs de chacune des disciplines (échauffement, activité motrice, relaxation pour l’EPS par exemple). La réflexion critique porte plus précisément sur les spécificités organisationnelles et relationnelles de l’enseignement d’un contenu ;

- le deuxième privilégie l’élève. Il repère les interactions entre le sujet, l’apprenant, l’élève ou le jeune, et la tâche et ses contenus. Il renvoie plus particulièrement aux travaux sur les obstacles et à ceux concernant les rapports à l’apprendre et aux contenus. L’analyse critique de la tâche s’attache aux conditions de cette interaction cognitive, pragmatique, affective et conative ;

- le troisième s’attache aux références. Il porte essentiellement sur la signification de la tâche et de son contenu par rapport à l’extérieur de l’école. Il ne renvoie pas exclusivement aux disciplines universitaires. Il s’agit d’interroger plus largement le contenu par rapport à l’extérieur qui, selon les disciplines, est composé de savoirs, de pratiques, de théories, de normes, d’axiomes, de règles, etc. C’est alors une réflexion critique sur les références des contenus enseignés ;

- le quatrième enfin concerne le curriculum. Il situe le moment scolaire que représente cette tâche dans l’itinéraire emprunté par l’élève au cours de sa scolarité. L’analyse critique porte alors sur l’inscription de cet épisode dans la scolarité de l’élève, mais également dans la structure du curriculum. Il s’agit de caractériser la (ou les) tâche(s) prescrite(s) par rapport aux principes de construction et d’organisation (élémentarité, progressivité, flexibilité) du curriculum disciplinaire : par exemple contrôler la fonction d’un exercice dans l’organisation actuelle de l’enseignement du français en séquences auxquelles sont articulés des apprentissages systématiques. Mais il s’agit aussi de contrôler les enjeux éducatifs de ce moment scolaire par rapport aux principes fondateurs du curriculum. Au-delà du contrôle de la validité et de la pertinence d’une manipulation permettant de distinguer les montages des circuits électriques en série ou en parallèle, d’exprimer quantitativement des relations tout en prenant en compte les représentations des élèves, leurs raisonnements et leurs expériences antérieures, il s’agit aussi de percevoir son impact pour l’éducation scientifique des adolescents.

Ces quatre perspectives ne peuvent être considérées comme disjointes car elles ont pour origine le contenu de la tâche. Elles ne sont pas nouvelles ! Les recherches en didactique ont depuis plus de trente ans pris en charge au moins les trois premières. Pour la formation des enseignants, Martinand suggère ainsi une reproblématisation en termes de règles, références et obstables. La dernière qui pourrait être exprimée en termes d’horizon, s’appuie sur les travaux plus récents consacrés aux disciplines scolaires et qui ont mis en évidence d’une part leur diversité et leur spécificité, d’autre part leur structure et leur organisation (Chervel, 1988 ; Develay, 1992 ; Lebeaume, 2000 ; Martinand, 2001).

Didactique et formation

La présentation de cette objectivation selon quatre perspectives, centrée sur des micro-actions professionnelles d’enseignement-apprentissage, peut être étendue aux actions de plus grande envergure correspondant à la prise en charge d’un enseignement disciplinaire au cours d’une année ou d’un cycle et dans ses différentes figures scolaires (par exemple pour un professeur de génie mécanique : enseignement en seconde ISI - initiation aux sciences de l’ingénieur - , en première Sl - sciences de l’ingénieur- ou en terminale STI - sciences et techniques industrielles).

La formation professionnelle consiste précisément à élaborer progressivement cet ensemble d’actions contrôlées, c’est-à-dire des pratiques d’enseignement et leur cadre interprétatif. Il ne s’agit donc pas d’informer les enseignants avec quelques références historiques ou épistémologiques mais de leur permettre de construire des outils d’analyse et de contrôle de leurs interventions sur les contenus et sur les disciplines scolaires. L’enjeu d’une telle formation professionnelle pour - et non pas à - l’enseignement d’une discipline est grand.

Avec la généralisation prescrite de « l’histoire et de l’épistémologie des disciplines », on peut craindre cependant l’apparition dans les maquettes de formation d’un horaire consacré à cet intitulé. Une telle planification n’aurait ni sens ni intérêt et les professeurs-stagiaires ne tarderaient pas à dénoncer une nouvelle fois leur perception d’un ensemble compartimenté sans cohérence. Si l’on considère que la formation d’enseignants du second degré est une formation de professionnels de l’enseignement d’une discipline, ces contenus de formation ne peuvent être périphériques. Ils sont constitutifs du « noyau dur » suggéré dans les réflexions actuelles (Obin, 2002) car ils engagent la responsabilité des professeurs vis à vis des contenus. Ils sont alors intégrés à la didactique considérée en tant que discipline de formation (Martinand, 1994a). Si l’on admet en revanche que les enseignants « appliquent les programmes » et donc qu’ils n’interviennent pas sur les disciplines, alors l’histoire et l’épistémologie peuvent être périphériques et ne constituer qu’une ouverture. Mais aujourd’hui, la demande institutionnelle est fortement marquée par cette responsabilité des professeurs : consultation-délibération des projets de programmes, contribution-participation aux nouveaux dispositifs, argumentation-discussion au cours des inspections. Les mêmes décisions sont à prendre pour la formation des professeurs des écoles dont la spécialité n’est pas attachée à une discipline : l’histoire et l’épistémologie des champs disciplinaires peuvent être ou ne pas être intégrées au « noyau dur » avec les conséquences sur leur professionnalité.

Cette clarification qui est sans doute un bouleversement - non pas intellectuel mais social - aurait également le mérite d’assurer la cohérence des différentes injonctions ou recommandations institutionnelles. L’analyse des pratiques pourrait par exemple être un moyen pour un but déterminé : l’élaboration de ce cadre de réflexion critique pour l’enseignement.


Source :
Lebeaume, J. (2003b). Histoire et épistémologie des disciplines : Quel projet pour la formation des maîtres ? Didaskalia. 23, 133-145.