Autotélique : l’épicurien de la connaissance (Heutte, 2006)

 juillet 2006
par  Jean Heutte
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Comme il expérimente le flow, l’épicurien de la connaissance est moins dépendant des récompenses extérieures qui motivent les autres à se satisfaire d’un quotidien routinier, vide de sens. Cependant, pouvoir bénéficier de ses contributions au développement de l’organisation n’est pas un du, cela se mérite : toute l’intelligence de la société cognitive doit donc être basées sur le management par la reconnaissance de l’expertises, des compétences et des connaissances des individus en tant que "sujets sachants".

Csikszentmihalyi (1990) explique que dans l’état de flow « les individus sont tellement intensément impliqués dans une activité que rien ne semble autrement importer, l’expérience elle-même est si agréable que les gens la fassent même à un grand coût, dans l’intérêt fin de la faire ». Ceci implique que l’euphorie n’est pas reliée à un résultat conséquent et extrinsèque à l’activité. Il est au contraire émanant du plaisir inhérent et intrinsèque à l’activité. De ce fait, l’expérience de flow est une expérience autotélique se caractérisant par une récompense intrinsèque (self-oriented reward) impliquant un sens profond d’enjouement, de joie et d’enrichissement (Csikszentmihalyi, 1990).

Voici comment une femme décrit ce que représente sa carrière : « Etre complètement absorbée dans ce que l’on fait et y prendre tellement de plaisir que l’on ne voudrait pas faire autre chose [...]. Je ne comprends pas comment les gens survivent s’ils ne ressentent pas ce genre de plaisir. » (Allison et Duncan, 1988, cités par Csikszentmihalyi, 2005, p148)

Selon Csikszentmihalyi, (Csikszentmihalyi, 2005, p148) lorsque quelqu’un est capable d’affronter la vie avec un tel enthousiasme, de s’impliquer dans ce qu’il fait avec une telle ferveur, on peut dire de lui ou d’elle que c’est une personnalité autotélique.

« Autotélique » est un mot composé de deux racines grecques : autos (soi-même) et telos (but). Une activité est autotélique lorsqu’elle est entreprise sans autre but qu’elle-même Bien sûr, personne n’est à cent pour cent autotélique car nous sommes tous obligés, par nécessité ou par devoir, de faire des choses qui ne nous plaisent pas. Mais on peut établir une gradation entre les gens qui n’ont presque jamais l’impression de se faire plaisir et ceux qui considèrent presque tout ce qu’ils font comme important et valable en soi. C’est à ces derniers que s’applique le terme « autotélique ». (Csikszentmihalyi , 2005, p149).

L’individu autotélique n’a pas un grand besoin de possessions, de distractions, de confort de pouvoir ou de célébrité, car presque tout ce qu’il fait l’enrichit intérieurement. (Csikszentmihalyi, 2005, p149).

Comme il expérimente le flow dans son travail, sa vie familiale, ses relations avec les autres, quand il mange et même quand il est seul et inactif, il est moins dépendant des récompenses extérieures qui motivent les autres à se satisfaire d’un quotidien routinier, vide de sens.

Il est plus autonome, plus indépendant, parce qu’on ne le manipule pas facilement à coup de menaces ou de récompenses extérieures.

En même temps, il est plus impliqué dans tout ce qui l’entoure parce qu’il est pleinement investi dans le courant de la vie.

Caractéristiques des personalités autotéliques :
Des troubles de l’attention ou une énergie psychique trop rigide (chez ceux qui sont trop préoccupés ou trop centrés sur eux-mêmes) privent l’individu de vivre l’expérience optimale.

L’intérêt de la personne autotélique n’est pas purement passif ni contemplatif ; il implique un désir de comprendre, une volonté de résoudre un problème. On pourrait parler d’un intérêt désintéressé (Csikszentmihalyi , 2004, p106).

_ [...] leur énergie psychique paraît inépuisable [...], ils sont plus attentifs [...] remarque plus de détails [...] s’intéressent volontiers à quelques choses sans en attendre de récompenses immédiate (Csikszentmihalyi , 2005, p156) [...]attitude joyeuse de curiosité (Csikszentmihalyi , 2005, p159) [...] volonté de comprendre de résoudre des problèmes .
Mais [...] intérêt désintéressé : [...] attention [...] dénuée d’ambition et d’objectifs personnels pour [avoir] une chance d’appréhender la réalité selon ses propre terme. (Csikszentmihalyi , 2005, p158)

Les individus autotéliques sont moins préoccupés d’eux-mêmes et investissent plus d’énergie psychique dans leur rapport à la vie. (Csikszentmihalyi , 2005, p156)

Les personnes autotéliques marient une saine fierté de leur individualité et un intérêt authentique à l’endroit d’autrui (Csikszentmihalyi , 2004, p112).

Les individus créatifs sont généralement autotéliques [...] et c’est parce qu’ils disposent d’un surplus d’énergie psychique à investir dans des choses apparemment triviales qu’ils font des découvertes. (Csikszentmihalyi , 2005, p157)

Supporter le choc d’un échec sans en être psychologiquement détruits

Seligman et Peterson (2003) ont établi une « taxinomie du bon caractère », basée sur un système de classification des traits positifs, par opposition à la liste des troubles psychiques décrits de longue date dans le diagnostic and statistical of mental disorders (DSM). Ils ont abouti à une liste de vingt-quatre forces mentales, répartis dans six vertus : la sagesse, le courage, l’humanité, la justice, la tempérance et la spiritualité.

Pour Seligman et Peterson (2003), l’humanité est la vertu qui correspond aux forces interpersonnelles consistant à tendre vers les autres et à leur venir en aide.
Cette vertu comprend trois forces mentales :
- Amour : valoriser les relations étroites avec les autres, particulièrement lorsque les sentiments (partage, affection) sont réciproques ; être proche des gens.
- Gentillesse : rendre des services, faire de bonnes actions ; aider les autres, prendre soin d’eux.
- Intelligence sociale : être conscient des motivations et émotions des autres (et des siennes propres) ; savoir faire ce qui convient dans différents contextes ; comprendre les ressorts du comportement des gens.

Ainsi, l’intelligence sociale telle que définie par Seligman et Peterson, nous semble être une caractéristique essentielle des individus que nous cherchons à mieux cerner.

Seligman (2002), ajoute que les trois composantes d’une une vie heureuse et satisfaite sont le Flow, l’engagement (notamment l’altruisme) et le sens à la vie (notamment en utilisant ses forces personnelles pour servir des causes qui nous semblent importantes). Il indique cependant que le Flow est plus important lorsque l’engagement rejoint le sens à la vie.

Considérant avec Diener, Lucas & Scollon (2006), l’importance des liens sociaux dans le sens à la vie, nous pensons que si ces individus se sentent capables de supporter le choc d’un échec sans en être psychologiquement détruits, c’est aussi parce qu’ils sont confiants en leurs capacités à rebondir, et notamment à rejoindre ou à créer un autre réseau afin de vivre d’autres moments intenses de création collective de connaissances .
Selon Pauchant et Chennoufi (2003) les personnes autotéliques considèrent - entre autres - les crises comme des opportunités d’apprentissage et de changement. Leurs caractéristiques sont les suivantes :
- ces personnes ont la conviction qu’elles sont responsables de leur destin, mais sans volonté de vouloir changer le monde selon leur ambition ;
- elles portent une attention subtile au monde environnant, moins absorbées par leurs propres besoins et désirs ;
- elles ont la capacité d’imaginer de nouvelles alternatives au lieu de suivre de façon rigide un but déterminé, souvent induit par la culture externe et des mécanismes de défense individuels et collectifs.

Cependant, si les autotéliques semblent pour ainsi dire insensible ("inoxidables") au management toxique, c’est surtout parce qu’ils ont développé, encore plus que d’autres, cette propension à éviter de rester trop longtemps là où ils estiment que les conditions nécessaires à l’émergence du Flow ne sont pas réunies. Quand l’atmosphère de travail d’une organisation se détériore, ils sont les premiers à partir : pouvoir bénéficier de leurs contributions au développement de l’organisation n’est de ce fait pas un du, cela se mérite.

Toute l’intelligence de la société cognitive doit donc être basées sur le management par la reconnaissance de l’expertises, des compétences et des connaissances des individus en tant que "sujets sachants". Pour celles et ceux qui sont responsables des conditions de travail dans l’organisation, toute la difficulté est bien de concevoir et de maintenir des conditions qui contribuent à la prospérité ou au fonctionnement optimal de chaque "sujet sachant", ainsi que des groupes et de l’organisation (Gable & Haidt, 2005) [1] dans lesquels il peut accepter de contribuer s’il se sent accepté (reconnu) par ses pairs ainsi que par les responsables de l’organisation.

L’épicurien de la connaissance

En effet, si apprendre est rarement une partie de plaisir, comprendre (être compris, se faire comprendre…) peut être totalement jubilatoire (Heutte, 2005) : d’ailleurs tous ceux qui ont ressenti un jour ce violent sentiment savent qu’il l’a été encore plus fort, au moment où ils ont pu le partager avec d’autres, et qu’ils ont pu constater qu’ils étaient compris. La réaction physiologique peut d’ailleurs être si forte, comme un long frisson qui part du bas du dos pour dresser les cheveux sur la tête, qu’au moment où ils le ressentent, ils ont l’impression d’être transporté, « comme sur un petit nuage », parfois ému aux larmes, et en même temps, paradoxalement, ils ont tout simplement le sentiment d’être (Csikszentmihalyi, 2004, 2005).

Si les autotéliques (ceux qui connaissent le Flow) ont souvent débordants d’activité, ne comptant jamais leurs heures, toujours prêts à innover ou s’impliquer dans un nouveau projet, c’est tout simplement parce qu’ils cherchent en permanence (la plupart du temps sans même en avoir conscience) n’importe quelle occasion de recréer les conditions qui vont leur permettre de le ressentir à nouveau. Comme ils ont une meilleure santé émotionnelle (Amherdt, 2005), ils sont dans des dispositions qui les rendent souvent beaucoup plus créatifs que leurs collègues. Ils innovent parfois sans même s’en rendre compte, presque malgré eux.

Selon Csikszentmihalyi (2006), l’engagement dans un processus créatif donne la sensation de vivre plus intensément, permet de ressentir un « sentiment de plénitude que nous attendons de la vie et qui nous est si peu souvent offert. Seuls la sexualité, les sports, la musique et l’extase religieuse […] nous confèrent un sentiment aussi profond d’appartenance à un tout plus vaste que nous-mêmes. » (Csiksentmihalyi, 2006). Ainsi, pouvons-nous considérer que certains se régalent du savoir, de la connaissance et surtout de la compréhension (du plaisir de s’apercevoir que l’on comprend) dans un rapport presque charnel au savoir !

Parmi tous les boulimiques du savoir, nous admettrons (poétiquement) que l’épicurien de la connaissance se régale aussi (et peut-être encore d’avantage) du partage et de la construction de connaissances avec d’autres. Ainsi, au croisement du « gai savoir » (Nietzsche, 1950 ; Pineau...) et du « jamais sans les autres » (Carré, 2005), comprendre, comme d’autres plaisirs, serait ainsi encore plus jouissif à plusieurs…


Sources :
- Csikszentmihalyi, M. (2006). La créativité : psychologie de la découverte et de l’invention. R. Laffont
- Csikszentmihalyi, M. (2005). Mieux vivre : en maîtrisant votre énergie psychique, Paris, Éditions Robert Laffont
- Carré, P. (2005). L’apprenance. Dunod
- Csikszentmihalyi, M. 2004. Vivre : la psychologie du bonheur, Paris, Éditions Robert Laffont
- Csikszentmihalyi, M. (1990). Flow : the psychology of optimal experience. Harper & Row. New York, New York, USA
- Heutte, J. (2005). Statut de la connaissance dans les organisations apprenantes : tentative de description d’un écosystème favorable au développement l’espèce Homo sapiens retiolus. Dans Colloque Organisation des Connaissances. Université Paris VIII
- Pauchant, T.C., Chennoufi.M. (2003). Gestion des crises et apprentissage : le courage d’un dialogue éthique. Management et conjoncture sociale 2003, 617, p. 65-72
- Seligman, M.E.P., & Csikszentmihalyi, M. (2000). Positive psychology : An introduction. American Psychologist, 55(1), 5–14
- Seligman, M.E.P., & Peterson, C. (2003). Positive clinical psychology. In L.G. Aspinwall & U.M. Staudinger (Eds.). A psychology of human strengths : Fundamental questions and future directions for a positive psychology. (pp. 305-317) Washington, DC : American Psychological Association


[1] Le projet scientifique de la psychologie positive est l’étude des « conditions et des processus qui contribuent à l’épanouissement ou au fonctionnement optimal des individus, des groupes et des institutions » (Gable & Haidt, 2005)