Addiction sans drogue, quand le cerveau a le goût du jeu (Griffiths, 2010)

 mars 2012
par  Jean Heutte
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1. De la difficulté de définir une dépendance

En préambule, je souhaiterais faire un constat : si l’on réunissait une cinquantaine de psychologues dans un même lieu, chacun donnerait une définition différente de la dépendance. Je vais donc apporter modestement mon point de vue sur la question. Depuis 1987, je travaille sur la thématique de la dépendance. J’ai commencé par me consacrer aux jeux d’argent, puis progressivement je me suis intéressé aux jeux vidéo et aux jeux sur Internet.

Le premier document sur la dépendance aux jeux vidéo auquel j’ai eu accès a été publié en 1983. Deux chercheurs y déclaraient que cette dépendance était comparable aux autres addictions puisqu’elle présentait en l’occurrence les caractéristiques suivantes : un comportement compulsif, un manque d’intérêt pour les autres activités, une association avec d’autres dépendances, des symptômes mentaux et physiques lors des tentatives d’arrêt du comportement. Ces chercheurs illustraient leurs propos par l’exemple d’un jeune homme dont tout le corps se mettait à trembler, à l’image d’un drogué en manque.

La seule manière de déterminer si l’on est véritablement en présence d’une dépendance consiste à comparer des observations cliniques. Or cette comparaison constitue un réel problème dans le domaine des jeux vidéo. Tout le monde parle d’addiction, de dépendance, de compulsion ou d’obsession, et utilise ces mots de manière interchangeable. Pour ma part, je considère qu’une dépendance est représentée par six éléments centraux. Tout comportement qui présente ces six caractéristiques doit être assimilé à une dépendance.

- Le repli sur soi
Le premier élément caractéristique est lorsque l’individu sacrifie toute sa vie au profit de cette seule activité.

- La modification de l’humeur
Les effets des jeux vidéo sur l’humeur semblent ambivalents. Ils peuvent tout aussi bien entraîner une excitation que permettre à une personne de se relaxer, s’ils constituent un exutoire.

- L’augmentation irrésistible du temps de jeu
La troisième caractéristique est la tolérance telle que définie dans le domaine de l’addictologie : pour avoir une sensation équivalente, l’individu est obligé d’augmenter les doses au fil du temps. Ainsi, une personne commence par jouer de manière occasionnelle et finit par s’y adonner une quinzaine d’heures par jour.

- Le manque
Si une personne arrête une activité et ne présente pas de symptômes de manque, elle n’est pas dépendante.

- La génération de conflits
La cinquième caractéristique, qui est selon moi la plus importante, est que la pratique de l’activité doit entraîner un conflit important dans la vie de l’intéressé. Autrement dit, cette pratique met en tension, voire dégrade, sa vie professionnelle et personnelle. Elle entraîne également des conflits internes : la personne veut échapper à cette activité, mais n’y parvient pas. Elle a le sentiment de perdre la maîtrise de sa vie.

À cet égard, le jeu excessif et le jeu dépendant sont deux phénomènes différents. Quelle est la différence entre un enthousiasme excessif et la dépendance ? Selon moi, l’enthousiasme ajoute à la vie, alors que la dépendance retire. S’il n’y a pas de conséquences négatives sur la vie de la personne, le comportement excessif n’est pas un comportement dépendant.

- Le phénomène de rechute
Une personne dépendante à l’héroïne ou au tabac risque de rechuter si elle reprend sa consommation, même après plusieurs années d’abstinence. Or ce risque de rechute n’existe pas dans le cas des jeux vidéo.

2. La dépendance au jeu vidéo : mythe ou réalité ?

Au cours des années 1990, j’ai initié un certain nombre d’études sur les adolescents et sur leur pratique du jeu vidéo. Celles-ci ont montré que 5 % à 7 % des adolescents jouaient aux jeux vidéo pendant plus d’une trentaine d’heures par semaine. À l’époque, ce temps consacré aux jeux vidéo était considéré comme un comportement pathologique, ce qui n’est pas forcément le cas aujourd’hui. Nous savons désormais que nos enfants peuvent facilement consacrer plus d’une trentaine d’heures par semaine aux jeux vidéo, tout en faisant leur travail à l’école et en conservant des relations normales avec leur entourage. Pour qualifier cette génération d’adolescents, on évoque en Grande-Bretagne le phénomène des « screenagers ».

Depuis 1983, cinquante-neuf études ont montré que seule une petite minorité des joueurs présente des symptômes qui rappellent ceux de la dépendance. Ces travaux empiriques s’appuient sur une multitude d’indicateurs pour mesurer la dépendance : voler de l’argent, faire l’école buissonnière, sacrifier ses activités sociales pour jouer, présenter des signes d’irritabilité, être très anxieux, ou encore mal dormir. Seule une faible minorité de personnes présente ces symptômes. En outre, en tant que tels, ces symptômes ne prouvent pas l’existence d’une dépendance.

Des études médicales montrent par ailleurs les effets secondaires graves d’un jeu excessif. Ceux-ci peuvent être une épilepsie photosensible, des hallucinations auditives, des problèmes d’incontinence, mais aussi des problèmes musculaires et cutanés, des paralysies partielles, des tendinites, des douleurs aux articulations, etc. Les études montrent que ces cas extrêmes sont très rares et, souvent, elles ne mettent pas véritablement en cause le jeu.

Cet après-midi, nous avons entendu deux orateurs souligner que l’on ne pouvait généraliser tous les types de jeux. Je suis d’accord sur ce point. Les jeux vidéo sont développés sur des supports différents : des consoles manuelles, des ordinateurs, des consoles de salon, des bornes d’arcade [1], etc. Selon moi, l’évolution la plus intéressante des dernières années a trait aux jeux sur Internet. Ces derniers ne se résument pas uniquement aux MMORPG [2], mais ils comprennent aussi des jeux tels que les serious games. Dans tous les cas, un usage excessif de ces jeux peut se développer car un certain nombre de facteurs génériques rend l’Internet très attrayant pour l’usager. Cette attraction ne concerne pas uniquement le jeu en ligne, mais aussi les autres activités telles que le shopping en ligne. Internet présente l’avantage d’être d’un accès simple, anonyme et aisé. Il est un espace où les personnes oublient leurs inhibitions, se laissent aller, s’échappent de leur vie quotidienne. Il est également un espace où l’acceptabilité sociale est plus grande.

Une de mes collègues, Kimberly Young [3] a mis en avant la notion de cyberdépendance. Pour ma part, je considère que beaucoup de joueurs excessifs ne sont pas des cyberdépendants. Ils utilisent Internet pour « alimenter » leur addiction. Il convient donc de distinguer très nettement les addictions exercées sur Internet et l’addiction à Internet. L’usager trouve avec Internet une possibilité de s’immerger et de rester anonyme.

3. Excès et dépendance

Pour conclure, j’aimerais évoquer les recherches que nous avons effectuées au cours des dernières années au sein de mon unité de recherche sur les jeux. Nous avons d’abord étudié les profils des joueurs. Nous avons constaté que 85 % des joueurs de MMORPG étaient des hommes et 60 % avaient plus de vingt ans. Il faut donc mettre fin à ce mythe selon lequel le jeu vidéo serait réservé à l’adolescent. Par ailleurs, il est intéressant de noter que la sociabilité est le facteur mis en avant par les joueurs. Nous avons également étudié les différences entre adultes et adolescents : alors que les adolescents préfèrent les jeux violents, les plus âgés se consacrent plus volontiers à des jeux de coopération. Une étude précédente montrait que certaines personnes jouaient plus de quatre-vingts heures par semaine au jeu Everquest. Nous avons donc effectué une recherche complémentaire afin de déterminer s’il y avait ou non dépendance. Nous avons constaté que certains de ces joueurs semblaient développer une dépendance aux jeux vidéo, de la même manière que d’autres sont dépendants à l’alcool ou aux jeux d’argent. Dans le cadre de l’étude la plus importante à laquelle j’ai participé, le comportement de plus de 7 000. joueurs a été analysé à partir des critères de l’Organisation mondiale de la santé. 12 % d’entre eux présentaient au moins trois critères de diagnostic de la dépendance. En revanche, nous n’avons pas identifié de cas réunissant les six critères que j’ai précédemment évoqués. Je considère par conséquent que la dépendance aux jeux vidéo en ligne n’existe pratiquement pas dans la réalité.

J’aimerais également attirer l’attention sur le risque de « pathologiser » les comportements. À titre d’exemple, des études montrent que les joueurs peuvent perdre conscience du temps. Certains estiment que ce phénomène est néfaste. Cependant, si vous interrogez les joueurs, vous constatez qu’ils valorisent cette perte de conscience du temps. Elle est même une des raisons pour lesquelles ils jouent. De plus, elle permet de davantage socialiser, de rencontrer des amis et des partenaires éventuels. Dans le cadre d’une des études que j’ai effectuées cette année, j’ai d’ailleurs rencontré une personne qui avait trouvé l’amour dans un jeu et qui avait alors arrêté de jouer. De nombreux intervenants ont parlé aujourd’hui de l’excès de jeu. Je souhaiterais souligner que l’excès de jeu n’est pas une dépendance au jeu. Beaucoup de personnes jouent huit à dix heures par jour, sans que le phénomène n’induise des effets secondaires négatifs. À mon sens, elles ne sont pas dépendantes. Cela étant, s’agissant des jeux de réseaux sociaux, on peut se demander si le medium n’est pas plus nocif pour les individus fragiles que les jeux en eux-mêmes.


Source :
Griffiths, M. (2010) Addiction sans drogue, quand le cerveau a le goût du jeu.
Actes du séminaire « Jeux vidéo : Addiction ? Induction ? Régulation. » Centre d’analyse stratégique, Paris, France.


[1] Meuble contenant un jeu vidéo payant, installé habituellement dans des lieux publics

[2] Pour « Massively Multiplayer Online Role Playing Games » qui désigne des jeux de rôle en ligne, massivement multi-joueurs.

[3] Kimberly Young, psychologue américaine exerçant à l’université Saint Bonaventure.