Les garçons victimes à la fois du système scolaire et du féminisme : un backlash masculinistes ? (Bouchard, Boily & Proulx, 2003)

 août 2012
par  Jean Heutte
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Le débat actuel sur les garçons victimes à la fois du système scolaire et du féminisme transporte implicitement l’idée que l’égalité est atteinte et que les interventions faites en faveur des filles depuis les années 1970 ont atteint leurs buts (Yates, 1997, dans Douglas et Lingard, 1999, p. 3). Cette présomption s’inscrit dans la signification que Faludi (1993, p. xix) a voulu donner à la notion de backlash, c’est-à-dire le mouvement de ressac qui suit l’appréhension, fondée ou non, que les femmes font de grandes avancées même s’il s’agit de gains minimes (voir aussi Heath, 1999 ; Roman et Eyre, 1997). Ces quelques gains sur le plan scolaire, de la part de certaines filles et non de l’ensemble, ne se traduisent pas nécessairement en gains sociaux, notamment dans les orientations, les carrières, le revenu et les conditions de travail qui sont les leurs comparativement à ceux de leurs compagnons (Dagenais et Devreux, 1998). La nécessité de distinguer entre les notions de réussite scolaire, réussite éducative et réussite sociale s’impose dans un tel débat, ce que nous avons proposé à la réflexion dès 1993 (Bouchard et St-Amant, 1993).

Ce mouvement de ressac est porteur d’une autre interprétation des relations entre les sexes, soit la négation entêtée que les filles ou les femmes sont victimes de discrimination, en tant que groupe social, infligée par les hommes. Les masculinistes sont plutôt en train de forger un discours pour montrer que ce sont maintenant les hommes, dans ce cas-ci les garçons, qui sont victimes du système scolaire devenu un lieu féminisé — en Angleterre, dans le Daily Mail du 5 janvier 1998, le journaliste S. Shakespeare parle d’une « culture de poules mouillées » — et que c’est le féminisme qui a provoqué cette situation. Des dimensions cruciales de la critique féministe du système scolaire sont passées sous silence, même si elles demeurent toujours d’actualité. La chercheuse australienne, Victoria Foster (1996, p. 194), avance que :

« La possibilité que les filles soient en train de distancer les garçons sur le terrain de chasse gardée de ces derniers était intolérable et a rapidement abouti à une enquête parlementaire […], une poussée généralisée à l’endroit d’une stratégie d’enseignement aux garçons et une ribambelle de programmes pour parer à leur “désavantage scolaire” et les aider à réaffirmer leur supériorité dans les programmes d’études les plus valorisés. En revanche, les moindres compétences des garçons en ce qui a trait, par exemple, au soin des enfants ou aux tâches ménagères, n’ont jamais été désignées comme un problème pour eux, ou pour les femmes » [traduction].

Selon Lingard et Douglas (1999), il n’est jamais question notamment de la sécurité des filles et du harcèlement sexiste et sexuel de la part des garçons (et de garçons par d’autres garçons et des enseignantes par certains garçons).

« Par conséquent, nous rejetons l’argument qui affirme que les politiques inspirées par les féministes et visant les filles dans les écoles ont atteint leurs buts, tout en admettant que certaines avances limitées se sont produites. Nous rejetons l’argument utilisé dans un contexte de ressac selon lequel se manifeste maintenant un “déséquilibre des sexes” alors que les filles réussissent mieux que les garçons, tout comme l’argument que l’avenir sera féminin vu la croissance de l’emploi dans le secteur des services qui exige des aptitudes poussées pour la communication. Nous affirmons plutôt que les éléments de ressac qui font actuellement l’objet des politiques éducatives pour les garçons mettent en cause et menacent les gains obtenus pour les filles, voire l’ensemble des retombées du mouvement féministe en éducation » [traduction] (Douglas et Lingard, 1999, p. 5).

« Alors que plus de femmes pénètrent le marché du travail, l’écart salarial entre les hommes et les femmes demeure profond même lorsque leurs compétences sont identiques ; le marché du travail reste fortement segmenté selon le sexe, les femmes étant cantonnées dans le secteur de la vente et des services tandis que le cheminement professionnel comparé des femmes et des hommes reste disparate et inégal » [traduction] (Douglas et Lingard, 1999, p. 10).

Bien que Lingard et Douglas n’hésitent plus à parler de backlash en avançant que « les féminismes, y compris leurs expressions libérales les plus faibles, sont sur la sellete » [traduction] (Douglas et Lingard, 1999, p. 4), nous préférons parler de « ressac ». Le concept de Faludi (1993), sans être inadéquat, ne permet pas de saisir d’où origine la situation à l’étude, comme si les masculinistes réagissaient au mouvement des femmes. C’est une vision qui met en présence des forces égales, dans une dynamique action-réaction. Toutefois, à partir du moment où l’on replace le phénomène dans le contexte de la mondialisation et que l’on comprend qu’il s’agit d’un problème structurel plutôt que conjoncturel, la perspective change. Le concept de ressac rend mieux l’idée que l’origine de l’action vient des hommes, devant le féminisme certes, mais en continuité avec les visées d’une société patriarcale toujours agissante. Le problème en est un d’ajustement entre deux systèmes interreliés, économique et patriarcal.

Nous avons montré que le phénomène des écarts de réussite scolaire entre les garçons et les filles est propre aux pays industrialisés, qui ont instauré des systèmes publics mixtes et donnant la possibilité aux filles (et aux enfants des milieux populaires) d’avoir accès au même système d’éducation que les garçons (et que les mieux nantis). Auparavant, chacun des sexes recevait des formations différenciées — et hiérarchisées ― dans des lieux différents. Pour la première fois, il est devenu possible de comparer des filles et des garçons inscrits au sein des mêmes programmes scolaires.

Il a fallu attendre la convergence d’un certain nombre de facteurs socio-historiques et politiques pour que puisse se faire la prise de conscience que plus de filles que de garçons persévéraient et performaient dans le système scolaire québécois et ailleurs : 1) l’état de la situation sur les taux d’abandon scolaire des jeunes du secondaire au début des années 1990 ; 2) la publication de données différenciées selon le sexe qui permettaient la comparaison à l’aide d’indicateurs ; 3) la mondialisation de l’économie et l’émergence d’un sentiment d’insécurité chez les hommes ; 4) la crise de l’emploi qui a touché tout particulièrement les jeunes hommes au cours de la même période ; 5) la réforme de l’éducation et ses orientations vers la performance et la reddition de comptes ; 6) la mobilisation intergénérationnelle dans les familles de milieu modeste et de classe moyenne pour la promotion de leurs filles — y incluant en tout premier lieu la mobilisation des filles elles-mêmes ; et 7) l’essor du mouvement des femmes qui a fait de l’éducation un moyen d’accéder et de produire des savoirs en leur proposant une façon de s’émanciper des rôles sociaux traditionnels.

L’effet sensationnaliste recherché par les médias, est de créer un conflit entre les sexes (Foster, 1996) : ce sont les filles contre les garçons. Pourtant, comme le signale Mahony (1996, p. 355) :

« Les féministes, en éducation, ont systématiquement recensé, à l’échelle mondiale, des données sur les façons dont les filles et les femmes sont défavorisées sur le plan scolaire. Ce travail demeure important, surtout dans le contexte actuel marqué par le syndrome de l’inquiétude au sujet des garçons, inquiétude qui semble prendre des proportions épidémiques à l’échelle internationale » [traduction].


Bouchard, P. ; Boily, I. & Proulx, M.-C. (2003). La réussite scolaire comparée selon le sexe : catalyseur des discours masculinistes = School success by gender : a catalyst for masculinist discourse, Condition féminine Canada, Ottawa.

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