Ecole cherche ministre (Bouchard, 2007)

 mai 2007
par  Jean Heutte
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Madame, Monsieur le ministre de l’Éducation nationale,

J’ignore encore qui vous êtes. La composition d’un cabinet ministériel procède toujours d’une étrange alchimie, et votre nomination d’une alchimie plus étrange encore. (p9)

[...] vous auriez voulu la Défense, ou les Affaires étrangères, et vous voilà « à l’Éduc ». Vos collègues vous ont à l’oeil, vaguement soulagés que ce soit un (une) autre qui s’y colle, mais soucieux des dégâts dont vous pourrez être la cause si vous avez velléités réformatrice, et des dégâts que vous causerez si vous ne réformez pas. [...] Votre mission est impossible. Voici un petit guide pour vous aider dans vos premiers pas. (p12)

JPEG - 20.8 ko Madame, Monsieur le minsistre, résumons, si vous le voulez bien la situation. Sans être catastrophique, les résultats du système scolaire français sont médiocres et les moyens que lui donne la nation, et dont vous êtes comptable, pourraient être mieux employés. Pour aller davantage au fond des choses, l’École n’a pas la place qu’elle devrait avoir, au coeur de la société. Votre administration est mal organisée et son efficacité est tout entièrement tournée vers la conservation du système. Vos personnels, notamment enseignants, ne sont pas bien traîtés. L’institution est traversée par des querelles idéologiques, voire « théologiques », dont les enjeux n’ont pas toujours la noblesse des élans lyriques qui les nourrissent. (p105)

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Si l’École tire sa légitimité de la confiance que lui accorde la société, et non pas de son essence éternelle, elle doit répondre des enfants qui lui sont confiés et des moyens qui lui sont alloués. Mais cette évidence pose immédiatement trois questions : qu’est-ce que la société ? sur quelles bases rendre des comptes ? selon quelles procédures ? (p94)

[...] vous disposez d’une administration structurellement faible, divisée et pas toujours fiable, pour gérer un corps enseignant qui, depuis trop d’années, répond comme il le peut à des injonctions paradoxales et s’y épuise. (p68)

L’Éducation est nationale, mais elle est, de fait, régie par le droit coûtumier. (p106)

Il est [...] notoire, et consigné dans les rapports de vos inspections générales, que se sont développées deux administrations, aux niveaux départemental et régional, et qu’elles doublonnent souvent. Vous avez là des « gains de productivité » possibles, des incohérences à réparer, de l’intelligence à injecter dans les « resssources humaines » et dans l’information, ou la formation, des enseignants. Car vous avez besoin de relais, et donc de renforcer la hiérarchie intermédiaire si vous souhaitez que vos personnels s’approprient votre circulaire, puisquils ne la lisent pas spontanément. (p35)

On parle beaucoup d’autorité dans votre ministère, quand il s’agit des relations entre le maître et ses élèves. On en parle bien peu lorsqu’il s’agit des adultes. (p36)

Les sciences de l’éducation apparaissent comme une machine contre le plaisir d’enseigner.

Les enseignants-chercheurs de la « 70e section » [...] supposent que les enseignants ont pour objectif premier la réussite de leurs élèves. Ce n’est que partiellement vrai. Ils ont pour objectif premier le bonheur que leur procure la réussite de leurs élèves. [...] Spontannément, chacun identifie sa réussite professionnelle, et la réussite de ses élèves, à la satisfaction qu’il tire de l’exercice de sa profession.

Dans un métier où nul ne dispose d’instruments de mesure de son efficacité réelle, où nul ne sait s’il fait bien, le seul trébuchet est le plaisir que l’enseignant éprouve. Les « sciences de l’éducation », par leur nom même, prêtent au soupçon de vouloir introduire du quantitatif là où seul le qualitatif à du sens, et de construire, comme les Grecs sur la plage de Troie, un appareil qui aidera l’administration à s’introduire dans l’espace privé de la classe. En l’oubliant, [...] sans en percevoir toutes les conséquences pour ceux qui devront « s’y coller », ces universitaires se condamnent à ne rien comprendre au mouvement d’agassement, voire de franche hostilité, qu’ils suscitent.

Ils ont adhéré à la formule inscrite en marge de la loi d’orientation de 1989, qui met « l’élève au centre du système ». La réalité est que l’enseignant est au centre. [...] Tout passe par lui et par l’idée qu’il se fait de son métier. (p56)

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Enfin vous l’aurez compris, les sciences de l’éducation doivent faire face à une accusation parfaitement injuste, mais dont il faut être aussi naïf que le sont parfois les universitaires pour s’étonner : leurs adversaires, qui souvent les connaissent très mal, les confondent avec les mouvements pédagogiques, avec les politiques de « démocratisation », mais encore plus avec toutes les réformes disciplinaires qui leur déplaisent [...].

La construction du système idéologique des anti-pédagoques est essentiellement réactionnelle.

Dans les années 1960, quand la scolarité est prolongée et l’examen d’entrée en 6e est supprimé, une partie de la droite s’inquiète de voir des élèves « qui ne sont pas fait pour ça » entrer dans les lycées. [...] Le choc vient, au milieu des années 1970, de la « réforme Haby » et de la mise en place du « collège unique ». Certains se demandent, avec effarement, si la droite giscardienne n’est pas en train de faire une politique « de gauche ». D’autres, notamment à l’extrème gauche, dénoncent « le nivellement par le bas », et le « SMIC culturel ». [...] Ces oppositions, disparatres, se fondent davantage sur des slogans que sur un corpus théorique solide. La thématique s’installe pourtant, indépendamment des clivages politiques traditionnels : il faut défendre le modèle d’enseignement qui a cours dans les « bons » lycées. (p59)

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D’autres enfin [...] en ignorent tout et croient inventer un système de pensée qui est, en réalité « dans l’air du temps » et qui constitue, comme le disent les philosophes, une doxa qui se trouve, sous des formes édulcorées, dans beaucoup de salles des professeurs du second degré, plus rarement dans le premier degré. Ce discours est articulé en trois temps :
- L’École est le lieu de l’instruction, non de l’éducation. Elle n’a donc pas affaire à des enfants, avec leurs problèmes psychologiques ou familiaux, mais à des élèves. [...]
- Dans la mesure où ils constituent un groupe homogène d’esprits tournés vers l’acquisition du savoir que leur transmet leur maître, celui-ci n’a pas à tenir compte de sa singularité et organise son enseignement en fonction des règles de la raison universelle[...].
- Le maître étant celui qui sait quel est l’édifice disciplinaire qu’il construit, il ne peut rendre de compte de son action qu’à ceux qui maîtrisent le même champ disciplinaire que lui. En clair, à l’Inspection. En aucun cas, il n’a à ce justifier auprès des élèves, de leurs parents, ni même de l’administration. (p62)

L’École est une institution situé au coeur de la société, qui lui confie son avenir. (p81)

Pour certains, [le mot « institution »] désigne simplement une évidence, l’école a ses règles propres, qui ne sont pas celles qui régissent le monde des adultes. Elle est un des piliers de « nos institutions », de la République et de la Démocratie. Pour d’autre, le mot garantit à l’enseigant de larges marges d’autonomie : une institution, l’Église comme l’École, est éternelle. Elle ne s’inscrit pas dans « le siècle » et n’a pas de comptes à rendre au temporel.

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Dire qu’elle est « au coeur de la société », c’est laisser entendre qu’elle doit se laisser pénétrer par le politique, l’économique, le social, le familial, le régional... Or il va de soit que l’École doit être un espace protégé. [...]
Mais « protégé » ne signifie pas « coupé du reste du monde ». L’École ne peut oublier qu’elle est financée par l’impôt donc par le corps social.
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Dans un cas, le collège des docteurs, un peu à la manière des « philosophes » qui fondent la République platoncienne, détermine ce qui vaut d’être transmis [...]. Dans l’autre, une société toute entière se demande comment elle envisage son avenir.

Ce qui pose immédiatement deux questions :
- Comment organiser la société pour qu’elle ait une voix, pour qu’elle puisse se penser elle-même, envisager son passé et se projeter dans l’avenir, si l’on ne veut pas se limiter aux jeux politiciens et s’abandoner aux mouvements d’humeur d’une opinion changeante ?
- Quelles obligations cela lui crée vis-à-vis de l’institution à qui elle confie cette charge ? La société et l’institution s’obligent réciproquement. L’une doit des moyens à l’autre, qui rend des comptes à la première. (p83)


Source :
Bouchard Pascal, 2007, Ecole cherche ministre, ESF, Paris http://www.esf-editeur.fr/detail/51...

Pascal Bouchard est l’actuel directeur de la rédaction de L’AEF. Agrégé de lettres, docteur en sciences de l’éducation, il a été professeur en collège et lycée pendant 18 ans.