L’affrontement – « distinctif » – entre le primaire et le secondaire (Lelièvre, 2009)

 mars 2011
par  Jean Heutte
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Dans la ligne des préoccupations de Jules Ferry, l’historien Ernest Lavisse (l’un des autres principaux lieutenants de Jules Ferry) s’en prend aux artifices du recrutement et de la formation pédagogique des agrégés, et en particulier à la prétendue leçon faite devant un jury d’agrégés et de professeurs de facultés.

« Au régiment, on apprend au simple soldat à commander, en le mettant devant un peloton de soldats : j’imagine qu’il commanderait mal un peloton de généraux. La leçon qui sera faite devant le jury d’agrégation pourrait donc être très bonne en elle-même, et détestable si on la transposait devant un auditoire de vrais élèves. Et si le candidat parlait devant le jury comme il le ferait devant des élèves de quatrième, l’épreuve aurait un caractère de puérilité qui étonnerait fort les juges. L’étudiant prépare donc à la Faculté ses leçons sans aucune préoccupation pédagogique et, quand il se trouve pour la première fois devant de véritables élèves, il n’a jamais réfléchi sur la façon de leur parler […]. Il faut donc organiser dans les Facultés l’apprentissage du professorat […] et charger celui des maîtres qui aura l’aptitude la plus marquée pour cet office de diriger cette préparation pédagogique. Il mettra les futurs professeurs en contact avec la vie réelle, soit en demandant au recteur d’envoyer à la Faculté de temps à autre une classe de lycée, soit en envoyant lui-même les étudiants au lycée […]. Les élèves de Faculté recevraient ainsi une éducation professionnelle qui n’a été donnée jusqu’ici à aucun professeur de l’enseignement secondaire » (Questions d’enseignement national, 1885)

Ernest Lavisse souhaite même qu’on crée des chaires universitaires de sciences de l’éducation (il en existe alors deux en France) pour structurer cette formation professionnelle. Il considère que des connaissances spécifiques sont nécessaires aux futurs professeurs dans des domaines très divers, de la psychologie à l’histoire, de la sociologie à la physiologie. Et il s’insurge tout particulièrement contre « l’objection préalable que les qualités essentielles de l’éducateur ne s’enseignent ni ne s’acquièrent ».

Mais, finalement, tout cela restera pour l’essentiel lettre morte. La masse du corps des enseignants du secondaire continuera à penser que sa valeur, et surtout sa distinction, réside de façon quasi exclusive dans la culture spécialisée (incorporée dans des disciplines pointues) qu’il peut délivrer et qu’il détient.

Et cela d’autant plus que le corps du secondaire va être confronté directement à la concurrence du corps du primaire dans la longue marche vers « l’École unique » qui commence dès l’entre-deux-guerres [1]. Le phénomène de distinction va donc jouer à plein, le corps du secondaire se voyant comme le représentant seul légitime de la culture (de la haute culture) face aux « usurpateurs » du primaire réduits à être les champions de « la pédagogie », considérée comme une « fausse science ».

L’affrontement – « distinctif » – entre le primaire et le secondaire

L’École de la Troisième République reposait en effet sur une dualité fondamentale, sur deux ordres verticaux. D’un côté, l’École du peuple, gratuite, avec ses écoles communales, et son primaire supérieur, à savoir ses cours complémentaires voire ses écoles normales (et leurs examens emblématiques : le certificat d’études primaires, le brevet, le brevet supérieur). De l’autre côté, l’École des privilégiés, payante – les collèges et lycées – avec leur examen emblématique : le baccalauréat, et ses classes élémentaires, de la onzième à la septième.

Le projet d’École unique veut en finir avec cette division et ses deux ordres verticaux, pour mettre en place une École unique structurée – si l’on peut dire –horizontalement, par degrés.

Au niveau des élèves de 15-16 ans à 18-19 ans (c’est-à-dire le niveau, actuel, des lycées) pas de problèmes. Il en va différemment pour les élèves plus jeunes.

Dès sa formation, dans les premières années de l’entre-deux-guerres, le SNI (syndicat national des instituteurs) soutient qu’il appartient aux enseignants du primaire d’encadrer tout ce qui relève de la scolarité obligatoire (donc les élèves jusqu’à 13 ans, puis 14 ans à partir du Front populaire, puis 16 ans à partir de la cinquième République). Le SNES (Syndicat national de l’enseignement secondaire qui, lui aussi, naît dans les premières années de l’entre-deux-guerres) ne l’entend pas de cette oreille : il revendique de garder toute sa place pour les élèves de 11 ans à 15 ans. Le confit de territoire, de corps et de légitimité est inévitable. Il sera long, tenace et très vif. L’opposition quasi caricaturale pédagogie-culture (et donc, directement ou indirectement la question du type de recrutement et de formation des enseignants) sera au centre des affrontements, qui concernent en définitive une rivalité de corps (celui des certifiés voire des agrégés d’une part, et celui du primaire d’autre part, d’autant que se structure en son sein le corps des PEGC, le corps de l’ancien primaire supérieur, les professeurs d’enseignement général de collège).

Le célèbre plan Langevin-Wallon de 1947 avait bien tenté de surmonter cette division de corps pour mettre en place une stratification horizontale de l’École en trois degrés. Il avait proposé de substituer à l’ancienne distinction duale entre maîtres du primaire et maîtres du secondaire, la distinction entre maîtres de matières communes et maîtres de spécialités. Il est prévu que des « maîtres de matières communes » enseignent dans l’élémentaire ou dans le premier cycle du secondaire, et que des « maîtres de spécialités » professent dans le premier et le second cycle du secondaire, et que les uns et les autres suivent le même type de cursus dans les mêmes centres de formation.

Pour tous, il s’agit de deux ans de scolarité en école normale (après le baccalauréat) où ils doivent recevoir une formation professionnelle essentiellement pratique et être préparés à « propédeutique » (propédeutique est alors un nouvel enseignement universitaire sanctionnant une année d’étude avant la licence, qui se passe, elle, en deux ans). Tous doivent, ensuite, obtenir une licence à l’issue de deux années d’études à l’Université (pour les « maîtres de spécialités », dans les disciplines universitaires spécialisées ; pour les « maîtres de matières communes », un approfondissement théorique universitaire – essentiellement psychopédagogique)

Le plus remarquable – par-delà l’homogénéisation du niveau de formation pour tous les maîtres enseignant dans l’élémentaire ou le secondaire (à savoir quatre années d’études post-baccalauréat et la licence) – c’est l’inversion du schéma classique théorie-pratique : le plan Langevin Wallon prévoit que l’approfondissement théorique de deux ans à l’Université se fasse après une formation professionnelle essentiellement pratique de deux ans en École normale.

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L’affrontement « exemplaire » des deux syndicats les plus représentatifs du primaire et du secondaire

On entre alors dans une période de vive turbulence et d’affrontements entre le corps du secondaire (représenté par le SNES) et le corps du primaire (représenté par le SNI) en raison des multiples projets de réformes prétendant s’inspirer du plan Langevin-Wallon et aller dans le sens de l’École unique. Aucun de ces projets ne sera réalisé sous la quatrième République, mais ils entretiennent un climat de lutte frontale, ainsi que la défiance voire la suspicion (entre deux organisations pourtant dirigées par des directions politiquement de même obédience, de gauche).

On peut citer (entre autres) l’épisode emblématique d’octobre 1953. Kreisler, un dirigeant du SNES, accuse publiquement le « camp du primaire » (le SNI et la direction du premier degré) d’avoir un projet dissimulé sous un argumentaire pédagogique destructeur : « Tout se passe, dit-il, comme si les projets élaborés dans la coulisse avaient pour objet d’affirmer certaines prétentions et surtout de nous réduire à l’impuissance […]. Comment nier désormais que l’argument « pédagogie » signifie dédain du contenu culturel de l’enseignement ? » ( « L’université syndicaliste », n° 105, 1er octobre 1953).

Le fond archétypal du débat, récurrent, est à nouveau atteint, et plus dévastateur que jamais (pour ce qui concerne la formation des enseignants) : il y aurait d’un côté les tenants de « la culture » (et ceux qui la détiendraient) et, de l’autre, les tenants de « la pédagogie » (tentant de se légitimer par elle, faute de détenir la culture).

La création en 1963 du CES (le collège d’enseignement secondaire) fait que sont rassemblés dans un même type d’établissement les élèves qui effectuaient leur scolarité post-élémentaire dans des filières jusque-là dispersées dans des établissements différents (premiers cycles des lycées et collèges encadrés par des professeurs certifiés ou agrégés, cours complémentaires rebaptisés CEG encadrés par des maîtres de cours complémentaires rebaptisés PEGC, classes de fin d’études des écoles communales encadrées par des instituteurs). Ces filières continuent à exister, dans le CES, avec leurs encadrements respectifs : la voie I, avec ses professeurs du secondaire long, agrégés et certifiés ; la voie II, celle du secondaire court, avec ses maîtres du primaire supérieur, les PEGC ; la voie III, dite transition-pratique, avec ses maîtres du primaire. On se doute que la cohabitation de ces différentes catégories d’enseignants dans le même type d’établissement est problématique ; elle avive les confits de légitimité et surtout de distinction.

La décision en 1975 de créer le collège unique (en principe sans distinctions de filières reconnues) effective à partir de 1977 rend encore la situation plus problématique [2]. Puisque, en principe, on doit « mélanger » les élèves dans les classes, la logique n’impose-t-elle pas que l’on en vienne à « mélanger » les différents types d’enseignants voire, à terme, qu’il n’y ait plus, au collège, qu’un seul type d’enseignants ? Le confit de corps (quant à son statut, son recrutement et donc aussi son type de formation) en est d’autant exacerbé. Doit-on aller vers un type unique et spécifique d’enseignants de collège, c’est-à-dire un corps unique d’enseignants de collège – c’est la thèse défendue par le SNI et la FEN ? Ou doit-on – au contraire – faire que les enseignants de collège soient des enseignants de l’ensemble du secondaire, formés donc pour l’ensemble du secondaire (y compris ses classes préparatoires aux grandes écoles ou ses STS et donc formés dans des disciplines très spécialisées) – c’est la thèse du SNES, et de ses alliés dans le cadre de la tendance alors minoritaire au sein de la FEN, Unité-action [3].

Finalement, c’est cette dernière solution qui prévaut. En 1987, le ministre de l’Education nationale René Monory décide d’arrêter le recrutement de PEGC. Et, lorsque la gauche revient au pouvoir en 1988, le nouveau ministre de l’Education nationale Lionel Jospin confirme cette décision qui signe la victoire du corps des certifiés et agrégés, du corps du secondaire.

Cela signe aussi, très rapidement, la victoire du courant syndical « Unité action », et une forte recomposition syndicale, puisque la FSU vient à l’existence. Elle est bien sûr de suite dominante dans l’enseignement secondaire général et technologique par l’entremise du SNES. Mais, ce qui était moins évident, c’est qu’elle devient aussi dominante dans le primaire par l’entremise d’un nouveau venu, le SNUipp.

Pourtant, et cela était encore moins attendu, le SNUipp, contrairement à son grand frère le SNES, montre très vite de fortes préoccupations pour la formation professionnelle des enseignants, pour les questions pédagogiques et didactiques, et même – très ouvertement – pour les sciences de l’éducation (comme en témoigne, par exemple, très ouvertement le rassemblement national que le SNUipp organise chaque année dans le Sud-Ouest et qui a un grand succès dans ses rangs). C’est d’ailleurs fascinant de constater à quel point les positions et dispositions de chaque corps (même opposées) tendent à s’imposer finalement aux directions des syndicats dominants. Et il est remarquable que, dans la même organisation syndicale FSU, et sur ce point sensible de la formation des enseignants, les positions peuvent être fortement divergentes.


Source :
Lelièvre C. (2009) L’axe central du contexte historique de la formation des enseignants en question, Carrefours de l’éducation 2/2009 (n° 28), p. 189-198.


[1] Bruno Garnier, Les Compagnons, L’Université nouvelle, éd. critique, Lyon, INRP, 2008.

[2] Bruno Poucet « Réforme du système éducatif ou instauration du collège unique ? », dans Serge Berstein et Jean-François Sirinelli, Les années Giscard, les réformes de société, Paris, Armand Colin, 2007, p. 105-119

[3] Guy Brucy, Histoire de la FEN, Belin, 2003.