Le FLOW : l’expérience optimale ou autotélique (Csikszentmihalyi, 1990, 2004, 2005)

 avril 2006
par  Jean Heutte
popularité : 100%

Article mis à jour le 19 mars 2011



Dans le souci d'identifier les conditions qui caractérisent les moments décrits par les gens comme étant parmi les meilleurs moments de leur vie, Csikszentmihalyii (1975) a interrogé des alpinistes, des joueurs d’échec, des compositeurs de musique et bien d’autres personnes qui consacrent beaucoup de temps et d’énergie à des activités pour le simple plaisir de les faire sans recherche de gratifications conventionnelles comme l’argent ou la reconnaissance sociale. Les résultats de ces recherches lui ont permis de définir le concept de l’expérience optimale, qu’il appelle "Flow" (Csikszentmihalyi, 1990), et qui réfère à l’état subjectif de se sentir bien (Csikszentmihalyi & Patton, 1997). Le Flow peut être ressenti dans divers domaines tels l’art, l’enseignement, le sport... Le Flow se manifeste souvent quand il y a perception d’un équilibre entre ses compétences personnelles et la demande de la tâche (Csikszentmihalyi, 1975).

« Voilà ce que nous entendons par expérience optimale. C’est ce que ressent le navigateur quand le vent fouette son visage… C’est le sentiment d’un parent au premier sourire de son enfant. Pareilles expériences intenses ne surviennent pas seulement lorsque les conditions externes sont favorables. Des survivants de camp de concentration se rappellent avoir vécu de riches et intenses expériences intérieures en réaction à des évènements aussi simples que le chant d’un oiseau [...]. Ces grands moments de la vie surviennent quand le corps ou l’esprit sont utilisés jusqu’à leurs limites dans un effort volontaire en vue de réaliser quelque chose de difficile et d’important. L’expérience optimale est donc quelque chose que l’on peut provoquer... Pour chacun, il y a des milliers de possibilités ou de défis susceptibles de favoriser le développement de soi (par l’expérience optimale). »

(Csikszentmihalyi, 2004, p24).

Tableau 4
les 9 caractéristiques de l'expérience optimale - Flow

1

Equilibre entre défi et habilité

« Knowing the activity is doable - that the skills are adequate, and neither anxious or bored - We confront a task we have a chance of completing »

2

Concentration sur la tâche

« We must be able to concentrate on what we are doing »

3

Cible claire

« Great inner clarity - knowing what needs to be done and how well it is going - The task has clear goals »

4

Rétroaction, feedback clair et précis

« The task provides immediate feedback »

5

Absence de distraction

« Completely involved, focused, concentrating - with this either due to innate curiosity or as the result of training »

6

Contrôle de l'action

« People can exercise a sense of control over their actions »

7

Absence de préoccupation à propos du soi – dilatation de l’ego[1]

(mais paradoxalement, le sens de soi se trouve renforcé)

« Sense of serenity - no worries about self, feeling of growing beyond the boundaries of ego - afterwards feeling of transcending ego in ways not thought possible »

8

Altération de la perception du temps

« The sense of the duration of time is altered ; hours pass by in minutes, and minutes can stretch out to seem like hours »

9

Expérience autotélique – bien être

« Sense of ecstasy - of being outside everyday reality - Intrinsic motivation - whatever produces "Flow" becomes its own reward »

D’après Csikszentmihalyi (2004, traduction libre)

 

Dans sa définition originale (Csikszentmihalyi, 1990), l’expérience optimale comporte neuf caractéristiques majeures (cf. Tableau 4, p. 99).

Dans sa théorisation originelle (Csikszentmihalyi, 1990), l’expérience optimale apparaît, entre l’inquiétude (l’anxiété) et l’ennui (cf. Figure 13, p. 100), lorsqu’il y a une correspondance adéquate entre le défi (les exigences de la tâche) et les capacités de l’individu. L’expérience optimale rend l’individu capable d’oublier les aspects déplaisants de la vie, les frustrations ou les préoccupations. La nature de l’expérience optimale exige une concentration totale de l’attention sur la tâche en cours, de sorte qu’il n’y a plus de place pour la distraction. L’expérience optimale entraîne des conséquences très importantes : meilleure performance (Jackson & Csikszentmihalyi, 1999 ; Demontrond-Begr & Fournier, 2003), créativité, développement des capacités, estime de soi et réduction du stress (Csikszentmihalyi, 2006). Un ensemble d’études (e.g., Moneta, 2004 ; Gaggioli, 2004 ; Carli, Delle Fave & Massimini, 1988 ; Csikszentmihalyi & Larson, 1984) utilisant l’Experience Sampling Method (ESM) apportent des résultats concourants et montrent l’importance d’autres concepts dans l’expérience du Flow. Par exemple, Asakawa (2004) met en évidence des liens positifs entre la motivation, la satisfaction de la vie et le Flow, ainsi que des liens négatifs entre le Flow et l’anxiété ou le désengagement.

Il s’agit d’un état dynamique de bien-être, de plénitude, de joie, d’implication totale. « La combinaison de ces éléments se traduit par un si gratifiant sentiment de profond bien-être que le seul fait de pouvoir le ressentir justifie une grande dépense d’énergie » (Barth, 1993). Ce sentiment crée un ordre – harmonie – dans notre état de conscience et renforce la structure de soi.

Figure 13
Expérience optimale - Flow

Exigences de la tâche et compétences élevées (Csikszentmihalyi, 1990)

 

Lorsque qu’une personne est capable d’affronter la vie avec un enthousiasme tel qu’elle s’implique dans ce qu’elle fait avec une grande ferveur, on peut dire d’elle que c’est une personnalité autotélique. « Autotélique » est un mot composé de deux racines grecques : autos (soi-même) et telos (but). Une activité est autotélique lorsqu’elle est entreprise sans autre but qu’elle-même. Bien sûr, personne n’est à cent pour cent autotélique car nous sommes tous obligés, par nécessité ou par devoir, de faire des choses qui ne nous plaisent pas. Mais on peut établir une gradation entre les gens qui n’ont presque jamais l’impression de se faire plaisir et ceux qui considèrent presque tout ce qu’ils font comme important et valable en soi. C’est à ces derniers que s’applique le terme autotélique (Csikszentmihalyi, 2005).

1.      Le Flow dans le domaine sportif

Les premiers travaux de Csikszentmihalyi concernaient les émotions ressenties par des sportifs quand la victoire ou l’atteinte du but qu’ils se sont fixés semblent ne plus pouvoir leur échapper. Il n’est donc pas surprenant que depuis une trentaine d’années, les études concernant le Flow dans ce contexte soient particulièrement nombreuses. Selon Demontrond et Gaudreau (2008, p. 14), le Flow y serait plus particulièrement ressenti lors de trois situations principales.

Premièrement, cet état psychologique optimal survient lorsque l’athlète perçoit ses compétences personnelles comme égales au défi fixé, et simultanément élevées pour être motivantes (Jackson & Csikszentmihalyi, 1999). Cet équilibre peut par exemple être ressenti lors d’une compétition où les adversaires sont jugés comme étant de niveau égal ou légèrement supérieur, ou lorsqu’une compétition s’avère décisive pour une qualification. Le Flow peut être ressenti quel que soit le niveau sportif et n’est pas réservé aux sportifs de haut niveau (Csikszentmihalyi, 1992 ; Stein, Kimiecik, Daniels & Jackson, 1995).

Deuxièmement, le Flow est ressenti lorsqu’un athlète est complètement immergé dans la réalisation de sa performance (Jackson & Roberts, 1992).

Troisièmement, en compétition il semble plus probable de ressentir le Flow lorsque les mouvements se déclenchent de manière automatique et à un niveau exceptionnel (en référence au niveau personnel de l’athlète) (Erikson, 1996). Le sportif vit alors un état de fonctionnement optimal.

Qu’il soit appelé Flow ou pic de performance[2], cet état de fonctionnement optimal survient immédiatement avant et pendant l’action (Singer, 2002). C’est donc un état vers lequel tendent les athlètes de haut niveau car il semble que la recherche de l’atteinte de l’état de Flow de manière régulière soit un élément favorisant la maîtrise d’une action complexe (Jackson, 1992). En effet, en état de Flow, le sportif semble pouvoir réaliser sa performance dans des conditions extrêmement favorables regroupant par exemple la concentration, l’automatisation des gestes, le plaisir, la sensation d’équilibre entre le défi et ses habiletés. Jackson et Csikszentmihalyi (1999) montrent que l’expérience du Flow est très enrichissante et que certains athlètes cherchent à la prolonger afin de rester à un niveau de performance très élevé.

2.      Time flies when you’re having fun

De longue date, la plupart des tentatives d'explications du comportement individuel des utilisateurs de technologies de l'information et de la communication (TIC) ont tendance à se concentrer essentiellement sur les croyances de maîtrise instrumentale, pour comprendre leurs intentions d'usage des TIC. Cependant, des travaux récents dans le champ de la psychologie positive (Seligman, 1998 ; Seligman & Csikszentmihalyi, 2000) suggèrent que dans l'expérience globale avec la technologie, des concepts comme l'enjouement et le Flow sont des variables explicatives potentiellement importantes dans les théories d’acceptation de l'usage des technologies (Agarwal & Karahanna, 2000). Choi, Kim et Kim (2007) ainsi que Pearce, Ainley et Howard (2005) font état du grand intérêt et du caractère prometteur des recherches concernant le Flow dans les environnements numériques. En effet, le Flow est une variable évoquée pour comprendre les expériences positives avec ordinateurs  (Ghani, 1995 ; Ghani & Deshpande, 1994 ; Ghani, Supnick & Rooney, 1991 ; Trevino & Webster, 1992 ; Webster, Trevino & Ryan, 1993), et plus récemment, pour ce qui concerne l'usage d'internet (Chen, 2000 ; Chen, Wigand & Nilan, 2000, 1999 ; Hoffman & Novak, 1996 ; Novak, Hoffman & Yung, 2000). Cette théorie a notamment été utilisée, afin de mieux appréhender l'absorption cognitive (Agarwal & Karahanna, 2000) pendant les activités d'exploration (Ghani, 1995 ; Ghani & Deshpande, 1994 ; Webster & al., 1993), de communication (Trevino & Webster, 1992), et d'apprentissage (Ghani, 1995).

La majorité des recherches (Chen, 2000 ; Chen & al., 1999 ; Ghani & Deshpande, 1994a ; Ghani & al., 1991 ; Hoffman & Novak, 1996 ; Koufaris, 2003 ; Novak & Hoffman, 1997 ; Novak & al., 2000, 2000 ; Senecal, Nantel & Gharbi, 2002 ; Siekpe, 2005 ; Trevino & Webster, 1992 ; Webster & al., 1993a) adoptent une vision multidimensionnelle du concept de Flow. Les construits communément cités comme reliés à l’état de Flow sont l’euphorie, la concentration, le contrôle, les enjeux et la curiosité (Ettis, 2005). Cependant, la modélisation du Flow dans les environnements numériques n'est pas stabilisée.

Agarwal et Karahanna (2000) proposent le concept d'absorption cognitive (AC) qu’ils définissent comme un profond état d'engagement à travers cinq dimensions :

  • la dissociation temporelle ou la perte de la notion du temps ;

  • l'immersion ou la concentration totale dans une tâche ;

  • l'intensité du plaisir ;

  • le sentiment de contrôle de l'interaction ;

  • la curiosité sensorielle et cognitive.

Ces épisodes d'attention totale qui « absorbent » entièrement les ressources cognitives au point que plus rien d'autre n’importe sont des expériences optimales, des états de Flow (Agarwal & Karahanna, 2000).

L’AC et ses cinq dimensions sont des antécédents significatifs de la perception d'utilité et celle de la convivialité. Deux dimensions empruntées au Technology Acceptance Model (TAM) de Davis (1986) et sa version actualisée TAM2 (Venkatesh & Davis, 2000). Selon Agarwal et Karahanna (2000), l'AC est donc un état spécifique qui résulte, à la fois, de facteurs individuels et situationnels (cf. Figure 14, p. 103). L’AC renforce l’intention d’utiliser les technologies numériques, elle serait de plus particulièrement bénéfique au sentiment de réalisation d'un individu dans le cadre de son travail et, par conséquent, influencerait sa motivation.

 

Figure 14
Le modèle de l’absorption cognitive d’Agarwal et Karahanna (2000)

(illustration Pelletier, 2005)

3.      Le Flow au travail

Poursuivant les recherches de Csikszentmihalyi et LeFevre (1989) concernant le « paradoxe du travail[3] », Bakker (2005) définit le Flow au travail (« Flow at Work ») comme étant une succession de courtes périodes d’expériences optimales caractérisées par :

  • l’absorption ;

  • le plaisir dans le travail ;

  • une motivation intrinsèque dans le travail.

L’absorption fait ici référence à un état de concentration total dans lequel se trouvent les personnes durant leur travail. Pendant ces périodes, le temps suspend son vol, ils oublient totalement tout ce qui peut se trouver autour d’eux si cela qui n’a pas de relation étroite et directe avec l’action en cours (Salanova, Bakker & Llorens, 2006).



4.      Le Flow dans les études

Un nombre grandissant de recherches s’intéressent à l’étude du Flow en contexte éducatif, par exemple pour étudier le soutien à l’autonomie et à la motivation intrinsèque dans l’enseignement primaire (Turner, Taylor, Bennett & Fitzgerald, 1998), la motivation des élèves de collèges (Rathunde & Csikszentmihalyi, 2005) ou encore l’impact des pédagogies actives (basées sur des activités collectives) dans des lycées (Peterson & Miller, 2004) ou dans des universités (Shernoff, Csikszentmihalyi, Schneider & Shernoff, 2003). Turner et Meyer (2004) ont notamment étudié l’impact du soutien et de l’étayage des étudiants par les enseignants sur le Flow. Pour notre part, nous avons souvent été très impressionnés d’observer dans des espaces virtuels de formation formels comme informels, des hyperconnectants enthousiastes capables de catalyser une dynamique collective positive (Heutte & Casteignau, 2006) en nous donnant l’impression qu’ils le faisaient sans revendication ou attente de gratification particulière : comme s’il le faisait juste pour le plaisir (Heutte, 2010) ! Nous nous sommes bien souvent interrogés sur ce qui pouvait être le « carburant » de ces personnes, notamment dans le dessein de pouvoir valoriser pédagogiquement cette énergie gratuite dans des dispositifs d’accompagnement et de formation (Heutte, 2009). L’idée que l’envie de vivre des temps forts collectifs pour « apprendre » et « connaître » pouvait être l’une de leurs motivations intrinsèques, nous a progressivement traversé l’esprit et se trouve être en grande partie à la base de nos travaux de recherche (Heutte, 2005).



[1] « Paradoxalement, donc, l’ego est dilaté par un type d’action où l’on s’oublie soi-même » (Csikszentmihalyi, 2006, p. 112) dans la traduction française par Claude-Christine Farny de l’ouvrage original « Creativity », paru en 1996.

[2] Parfois les sportifs disent aussi qu’ils sont dans « la zone ».

[3] Après les premières études initialement réalisées aux USA, des recherches menées en Suisse (Schallberger & Pfister, 2001) et en Allemagne (Rheinberg, Manig, Kliegl, Engeser & Vollmeyer, 2007) confirment que les personnes ressentent plus souvent (et d’une manière plus élevée) le Flow au travail, mais que par contre, le bonheur ou les satisfactions sont plus élevés pendant les loisirs.



i Pour « Csikszentmihalyi », prononcer « chic-sainte-mi-aïe-i » ou pour les anglophones « Chick-SENT-me-high-ee »


Source :
Heutte, J. (2011). La part du collectif dans la motivation et son impact sur le bien-être comme médiateur de la réussite des étudiants  : Complémentarités et contributions entre l’autodétermination, l’auto-efficacité et l’autotélisme (Thèse de doctorat en Sciences de l’Éducation). Paris Ouest-Nanterre-La Défense téléchargeable ici

=== L’article initial rédigé en 2006 reste accessible ici