Le bonheur du plus grand nombre comme but des politiques sociales (Veenhoven R., 2007)

 août 2009
par  Jean Heutte
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La philosophie utilitariste soutient que les politiques publiques devraient promouvoir le bonheur des gens. Cette théorie morale suscite des objections : elle serait irréaliste au plan pratique et indésirable au plan idéologique. Le principe du bonheur pour le plus grand nombre demeure donc marginal au plan politique. Dans cet article, les objections philosophiques classiques sont confrontées aux résultats récents de la recherche empirique sur la satisfaction de vivre et sont réfutées. Le bonheur est un but qui peut servir de critère utile dans les domaines des politiques publiques et de la thérapie individuelle.

Les tentatives d’amélioration de la condition humaine visent en priorité les problèmes urgents tels la faim et les épidémies. Ces misères atténuées, l’attention se porte sur des objectifs plus positifs. Pareille évolution est apparue dans l’histoire des politiques sociales : on a d’abord « atténué la pauvreté » pour promouvoir ensuite « un niveau de vie décent » pour tous.
La médecine a connu un changement semblable : aider les gens à « survivre » pour ensuite améliorer leur « qualité de la vie ». Cet effort vers le mieux soulève certaines questions embarrassantes : « Qu’est-ce que la vie bonne ? » et « Comment déterminer ce qui est bien ? » La philosophie classique fournit une réponse intéressante ; il vaut la peine de la reconsidérer.

Le principe du plus grand bonheur
II y a deux siècles, Jeremy Bentham (1789) proposait un nouveau principe moral. II écrivait que la bonté d’une action ne doit pas être jugée sur la base de la bonté des intentions, mais de ses conséquences sur le bonheur humain. Nous devrions donc viser « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre ». Bentham définissait le bonheur en termes d’expérience psychologique : « la somme des plaisirs et des peines ». Cette philosophie est dite « utilitariste » parce qu’elle met l’accent sur l’utilité des conséquences comportementales. Il vaudrait mieux l’appeler « bonheuriste » (happyist) puisque l’utilité est considérée comme une contribution au bonheur.
Appliquée au niveau du choix individuel, cette théorie comporte certaines limites, chacun ne pouvant pas toujours prévoir les conséquences de ses décisions sur son bonheur et celui des autres. Par ailleurs, la théorie stipule qu’un comportement bien intentionné est amoral s’il entraîne des conséquences adverses. Imaginons le cas d’une mère qui sauve la vie de son enfant malade qui deviendra un criminel ; les mères peuvent difficilement prévoir l’avenir d’un enfant et ne peuvent encourir des reproches pour leur amour maternel inconditionnel.
La théorie est plus appropriée pour l’évaluation des règles générales ; par exemple, que la mère prenne soin de son enfant malade. Il est assez évident que l’adhésion à ce principe favorise le bonheur du plus grand nombre, même si surviennent des conséquences négatives dans des cas particuliers. C’est ce qu’on appelle « l’utilitarisme de règle ». L’utilitarisme3 de règle a été considéré comme un guide moral pour la législation et a joué un rôle positif dans les discussions sur la pauvreté et la peine de mort. Il vaut également pour des questions plus larges dans le domaine des politiques sociales : quel degré d’inégalité du revenu, par exemple, pouvons-nous accepter ? Le principe du plus grand bonheur peut s’appliquer également aux décisions relatives aux soins de santé et à la thérapie. La sélection des stratégies de traitement peut se faire en considérant leurs effets potentiels sur le bonheur du plus grand nombre de patients.

Les objections au principe
Le principe du plus grand bonheur est bien connu ; il est exposé dans tous les manuels d’introduction à la philosophie morale. Pourquoi son application est-elle si limitée ? La réponse se trouve également dans les manuels. L’utilitarisme subit des attaques aux plans moral et pragmatique.

Objections au plan pragmatique
L’application du principe du plus grand bonheur requiert que nous sachions ce qu’est le bonheur et que nous puissions prédire comment différents comportements peuvent l’affecter. Il faut également que nous puissions vérifier les résultats de l’application du principe, donc évaluer les gains en matière du bonheur. À un niveau plus fondamental, le principe suppose que le bonheur puisse être affecté par ce que nous faisons. Or, tout ceci est objet de déni. Le bonheur ne serait qu’un concept insaisissable et non mesurable. En conséquence, il ne serait pas possible de prévoir les effets des divers comportements sur le bonheur, donc de vérifier suppositions ou hypothèses. D’autres considèrent le bonheur comme un trait immuable qui ne pourrait êtremodifié. Pareilles critiques aboutissent à la conclusion qu’il vaudrait mieux s’orienter vers des valeurs plus appropriées, telles la « justice » et « l’égalité ».

Objections au plan moral
Le bonheur ne serait que plaisir ou illusion et ne vaudrait rien en lui-même ; il ne pourrait donc pas constituer une fin éthique ultime. De plus, le « bonheur corrompt » : il encouragerait une consommation irresponsable et rendrait les gens moins sensibles à la souffrance d’autrui. Pire encore, la poursuite du bonheur justifierait le choix de moyens amoraux, tels la manipulation génétique, le lavage de cerveau et la répression, autant de calamités éthiques qui caractérisent « Le meilleur des mondes » de Huxley (1932).

Ces critiques théoriques plutôt désincarnées proviennent de philosophes et romanciers. Comment se tiennent ces objections face au test empirique ?

RECHERCHE SUR LE BONHEUR

La recherche empirique sur le bonheur a débuté dans les années 1960 dans plusieurs branches des sciences sociales. En sociologie, l’étude du bonheur s’est accolée à la recherche sur les « indicateurs sociaux ». Les indicateurs « subjectifs » sont venus compléter les indices « objectifs » traditionnels de sorte que le « bonheur » est devenu un indicateur subjectif de la performance du système social (Andrews et Withey, 1976 ; Campbell, 1981). En psychologie, le concept a servi la recherche en santé mentale. Jahoda (1958) considérait le bonheur comme un critère de « santé mentale positive » de sorte que des items relatifs au bonheur firent partie des enquêtes épidémiologiques classiques (Gurin, Veroff et Feld, 1960 ; Bradburn et Caplovitz, 1965). À cette époque, Cantril (1965) introduisit l’évaluation du bonheur dans sa fameuse étude transnationale (« Human concerns »). Il en fut de même en gérontologie où le bonheur devint un indice de « vieillissement réussi » (Neugarten, Havighurst et Tobin, 1961). Vingt ans plus tard, le concept fit son apparition dans la recherche médicale, le bonheur étant un item courant dans les questionnaires sur « la qualité de vie relative à la santé » (par exemple, le SF-36 ; Ware, 1996). Plus tardivement, les économistes Oswald (1997) et Frey et Stutzer (2000) se sont intéressés au bonheur.
Un grand nombre d’études se basent sur des enquêtes auprès de larges populations, mais plusieurs portent sur des groupes spécifiques, tels les mères seules, les étudiants ou les gagnants à la loterie. La majorité des études sont transversales, mais il faut signaler un nombre croissant d’études longitudinales et expérimentales. À date, 3000 rapports de recherche ont été publiés et le nombre de publications croit de façon exponentielle. La recherche sur le bonheur s’est structurée au cours des dernières années. C’est ainsi qu’est née l’« International Society for Quality of Life Studies » (ISQOLS), le Journal of Happiness Studies5 et que les résultats de recherche sont regroupés dans le World Database of Happiness.

Utilisant cet ensemble de connaissances pour vérifier la valeur réelle des objections philosophiques adressées au principe du plus grand bonheur, Vennhoven répond aux questions suivantes :

- LE BONHEUR EST-IL RÉALISABLE ?

  • Le bonheur peut-il être défini ?
    • Quatre types de qualité de vie
      • Viabilité de l’environnement.
      • Habiletés de la personne.
      • Utilité de la vie.
      • Satisfaction de vivre.
    • Quatre sortes de satisfaction
      • Plaisir.
      • Satisfaction relative aux domaines de la vie.
      • Expérience-sommet.
      • Satisfaction de vivre.
  • Le bonheur peut-il être mesuré ?
    • Autoévaluation (self-reports).
    • Validité.
    • Fidélité.
    • Comparabilité.
  • Le bonheur est-il possible ?
    • Le bonheur durable
    • Le bonheur pour un grand nombre

- LE BONHEUR PEUT-IL ÊTRE PRODUIT ?

  • Pouvons-nous connaître les conditions du bonheur ?
    • Conditions externes.
      • Viabilité de la société.
      • Statut social.
    • Conditions internes.

* Le bonheur peut-il être augmenté ?

- LE BONHEUR EST-IL SOUHAITABLE ?

  • Le bonheur est-il vraiment désirable ?
  • Le bonheur est-il la valeur la plus désirable ?
  • La promotion du bonheur se fait-elle au détriment d’autres valeurs ?
    • Est-ce que le bonheur gâte les gens ?
    • La recherche du bonheur excuse-t-elle l’utilisation de moyens amoraux ?

CONCLUSION Le test empirique réfute toutes les objections théoriques au principe du plus grand bonheur. Il est réalisable en pratique et moralement acceptable. Donc, le principe du plus grand nombre mérite une place déterminante dans l’élaboration des politiques sociales.


Source :
Veenhoven R. (2007) LE BONHEUR DU PLUS GRAND NOMBRE COMME BUT DES POLITIQUES SOCIALES
Publié dans : Revue québécoise de psychologie 2007, vol. 28 (1), 35-60 Traduit de l’anglais par Léandre Bouffard http://www2.eur.nl/fsw/research/vee...