Réflexion sur les technologies dans l’éducation et la formation : quelles pistes pour la recherche ? (Bétrancourt, 2011)

 juillet 2012
par  Jean Heutte
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1. Les outils pour l’apprentissage et l’enseignement

Les technologies de l’éducation au sens large désignent tous les outils, artefacts qui sont mobilisés dans la situation d’enseignement. Les outils dits traditionnels sont à ce point intégrés à la situation d’enseignement qu’ils en deviennent transparents : le crayon de l’élève ( !), les cahiers, le tableau noir… dont on pense d’ailleurs, sans doute à tort, que l’usage en est trivial et ne nécessite pas de formation pour les futurs enseignants. C’est pourquoi je commencerai cette argumentation en prenant le cas général des outils d’enseignement- apprentissage, avant de parler des technologies numériques.

Lorsqu’un nouvel outil apparaît, il doit « trouver » sa place dans la classe, et ce à trois niveau : les pratiques enseignantes, les interactions élèves-élèves-enseignant-e et les processus d’apprentissage. Dans ce qui suit seront détaillées pour chaque niveau les implications et les conséquences de l’introduction d’un nouvel outil.

a) le niveau des pratiques enseignantes : le nouvel outil doit s’intégrer dans les pratiques existantes, de manière fluide et cohérente, c’est-à-dire sans rupture physique (changement de salle…) ou pédagogique. Sur ce dernier point, il est important de réfléchir à quel format pédagogique l’outil convient le mieux (travail en petit groupe vs grand groupe, méthode par la découverte ou l’enquête vs. Maîtrise de compétence, etc.). Le fait même de proposer de jouer sur les formats pédagogiques en fonction des activités et des objectifs d’apprentissage, en dehors de tout nouvel outil, ne va pas de soi, pour des raisons institutionnelles et idéologiques que je ne détaillerai pas mais qui sont une réalité en éducation.

b) les interactions entre élèves et élèves-enseignants On sous-estime souvent l’effet de l’outil sur les interactions dans les situations de classe, bien que cela soit un des sujets les plus étudiés dans la recherche en technologies éducatives. La plupart des outils pour l’apprentissage ont, entre autres, une fonction de stockage de l’information et de restitution, soit à l’enseignant-e, soit à un groupe d’élève, soit à la classe entière. Une activité faite sur un cahier, un panneau affiché, ou au tableau noir n’a pas le même impact sur les interactions. On n’aurait pas l’idée d’utiliser une ardoise pour montrer à la classe entière, et si un groupe travaille ensemble, leur espace d’interaction doit être suffisamment vaste. La question importante ici est qui va utiliser l’outil, et pour montrer à qui.

c) les processus d’apprentissage In fine, l’objectif de l’éducation ou de la formation initiale est de fournir compétences et connaissances que les apprenants soient capable de mobiliser dans les situations adéquates. D’un point de vue cognitif, un outil au service des apprentissages est un outil qui favorise les processus cognitifs que l’on souhaite développer chez les élèves, qui soutient les processus prérequis et qui amenuise les obstacles à ces processus. Ainsi, l’outil tableau noir comme support à la copie d’un texte soulage la mémoire de travail, soutient les processus de perception visuelle et permet d’amenuiser les différences entre vitesse d’écriture.

2. L’arrivée des technologies informatiques

L’intégration des technologies à l’école a d’abord été présentée, dans les années 1980, comme un plus, permettant de dépasser les difficultés grâce au rythme individualisé et à l’aspect plus ludique et motivant de ces nouveaux outils. Ce mythe autour des techno numériques est encore bien présent dans les esprits, et a finalement causé un effet boomerang préjudiciable à l’insertion de cet outil dans l’enseignement. L’ordinateur est donc souvent resté confiné à un rôle d’individualisation, lieu d’entrainement pour les élèves en difficulté et de récompense pour les élèves plus rapides.

L’avènement d’internet dans les années 1990 a provoqué une explosion des technologies numériques dans toutes les sphères de la société, si bien qu’il est apparu, dans les années 2000, qu’il était impossible que l’école ignorât ce qu’on a appelé la révolution numérique. Le deuxième et actuel volet est donc cible sur l’acquisition des compétences informatiques (voir les initiatives b2i c2i en France), c’est à dire apprendre à utiliser les technologies, plutôt qu’apprendre avec les technologies. Cette démarche a un intérêt clair au niveau social, qui vise à la réduction du « fossé numérique » qui pourrait exister en fonction des orientations et facteurs socio-économiques des familles. D’ailleurs l’aspect citoyen de l’éducation à internet est très présent dans les programmes et dans les esprits.

On voit bien que ce qui a été oublié jusque là, c’est la plus value qu’apporteraient ces outils en termes d’apprentissage des élèves et de pratiques enseignantes. Mais qu’est-ce que les techno numériques apportent au juste ? Alors que de nombreuses typologies d’usage essaient de décrire les types d’activités que l’on peut mener avec ces outils, elles s’appuient rarement sur ce que les technologies numériques ont de spécifique.

Dans un article de 2007, j’ai proposé de penser le rôle des technologies en fonction de quatre types de support : 1) le stockage et la réutilisation des informations, 2) le traitement automatique, 3) la visualisation dynamique et 4) la mise en relation de postes individuels indépendamment de leur localisation. Toute activité qui s’appuie sur l’une de ces 4 spécificités tirera partie de l’utilisation des technologies numériques, si cet accroissement cognitif vient au service de l’activité des élèves ou bien de l’enseignant. En revanche, si une phase de l’activité ne se repose pas sur l’une de ces 4 fonctions, elle devrait peut-être être réalisé selon d’autres outils.

Dans la dernière décennie, la littérature a identifié deux conditions à l’utilisation effective des technologies dans l’éducation. La première condition, l’intégration (selon le terme utilisé par Dillenbourg & Jermann, 2007), réfère à la capacité de l’outil à prendre une place sans rupture avec les autres outils utilisés dans la classe et avec les pratiques usuelles.
Ainsi l’utilisation de portables que l’on peut fermer est plus intégrée que des postes face au mur qui demandent à repenser l’organisation spatiale de la classe. La deuxième condition est que la direction des opérations soit non seulement laissée à l’enseignant, mais en outre qu’elle soit facilitée. Pea et al ont proposé la notion d’orchestration pour réfèrer à la subtile alternance des outils numériques et des outils dit conventionnels au moment approprié et selon des formats pédagogiques adaptés. A la différence du « Scripting » qui considèrerait à prévoir le déroulement d’une activité dans ces moindres détails, l’orchestration souligne le caractère opportuniste et flexible de cette articulation. Actuellement, les technologies proposées laissent peu de place à l’enseignant, que ce soit dans la création d’activités ou bien la scénarisation pendant la classe. Dans l’état actuel des interfaces des outils numériques, un enseignant ne peut raisonnablement pas jouer sur les paramètres de l’application pendant le cours, et perd donc le contrôle sur la situation. Pour redonner la main à l’enseignant, la simulation TinkerLamp développée au CRAFT (EPFL) permet justement à l’enseignant de manipuler les paramètres de la simulation avec des feuilles de papier, qui correspondent aux fiches de travail élèves.

3. La recherche sur les technologies numériques

Le constat est là, les technologies numériques peinent à pénétrer le milieu éducatif. Dans la formation professionnelle, les usages actuels sont la plupart basiques, à l’exception notable du milieu médical qui utilisent des mannequins simulateurs ou la robotique pour la formation initiale et continue de ces membres (ce qui n’est d’ailleurs sans doute pas sans rapport avec l’intérêt très marqué depuis 10-15 ans dans les facultés de médecine pour la pédagogie).

Ainsi, beaucoup de recherches ont été menées sur les obstacles à l’utilisation des technologies numériques dans l’éducation. Des dizaines de thèses, des ouvrages, des articles, la plupart de bonne facture, mobilisant des méthodes qualitatives ou quantitatives. Je ne conteste pas l’utilité de ces recherches, qui ont mis à jour l’importance de l’entrelacement de facteurs micro, méso et macro, et de l’engagement politique à tous les niveaux.

Malheureusement, la connaissance de ces obstacles ne donne pas les clés pour les supprimer ou les contourner. Le temps est venu de se concentrer sur les moteurs, qui ne sont pas le strict miroir des freins à l’utilisation des technologies numériques.

D’autres recherches se sont intéressées aux usages actuels des techno numériques en classe. Leur intérêt est de montrer justement quels outils sont utilisés, dans quels contextes, quelles activités et quels objectifs d’apprentissage. Le constat est que plus de 80% des enseignants utilisent les technologies numériques pour leur activité « back-office » (activité de préparation, gestion des notes, etc.), mais beaucoup moins les utilisent régulièrement en classe (le chiffre exact étant très variable d’un lieu à l’autre). Les activités ponctuelles (de type entrainement individuel, ou projection-démo…) sont les plus facilement intégrées à la classe, ainsi que les activités de type rédaction de journal ou de compte-rendu d’activités « exceptionnelles » (stage de voile, classe verte). Mais un grand nombre de ces activités ont pour objectif d’ « apprendre l’ordinateur » et non pas « d’apprendre avec l’ordinateur », donc la technologie comme objet et pas nécessairement comme moyen d’apprentissage. La possibilité de combiner les deux existe, mais la connaissance par les enseignants de la variété des usages pédagogiques des technologies numériques est encore très limitée. Or différents travaux ont montré que l’utilisation des technologies en classe n’était pas corrélée à l’utilisation des technologie hors classe (activité de préparation « back-office »), mais bien à la connaissance des usages pédagogiques. Or les enseignant-es en poste actuellement, et même les plus jeunes, n’ont pas connu ces outils à l’école en tant qu’apprenant…

Finalement, la question n’est plus est-ce que les technologies numériques améliorent l’apprentissage, mais plutôt à quelles conditions les technologies numériques améliorent l’apprentissage, et surtout à quels moments et pour quelles activités.

Trois mots-clé se dégagent de la littérature récente : continuité, intégration pédagogique et orchestration.

- Continuité et la question de l’équipement : sans m’étendre sur les moteurs au niveau politique (ministère, collectivités locales, écoles) qui n’est pas ma spécialité, si le niveau d’équipement n’est pas un facteur suffisant il est toutefois un facteur nécessaire. Un équipement de 2 postes en fond de classe permet de faire certaines activités, avec tournus des élèves et travail à deux. Une salle informatique tout équipée facilite la gestion du temps de la classe, mais perturbe grandement la continuité pédagogique (j’aime à citer Pappert qui interroge « imagineriez-vous une salle des crayons… ? »). Un équipement intégré du type ordinateurs portables (un pour deux élèves minimum) semble le mieux satisfaire à l’exigence de continuité par rapport aux autres outils de la classe.

- Intégration pédagogique : il s’agit là de savoir pour quels apprentissages et avec quels types de format pédagogique un outil doit-il être utilisé. Ainsi, les concepteurs du logiciel de géométrie dynamique Cabri-géomètre ont fait l’amer constat que leur logiciel, basé sur une philosophe constructionniste, où l’élève doit manipuler les objets géométriques, était souvent utilisé de manière exclusivement démonstratrice par l’enseignant. Depuis les derniers 20 ans, la recherche a énormément creusé cette question (i.e., de Vries, 2002), mais les synthèses, balises pour les chercheurs et opérationnelles pour les enseignants, manquent. A mon sens, ces synthèses devraient fournir une typologie croisant usages pédagogiques, outils disponible et formats pédagogiques adéquats.

- L’orchestration : les outils développés par la recherche ont longtemps eu la fâcheuse tendance d’oublier… l’enseignant-e, et plus largement la gestion de la classe en général. Que ce soient les outils d’entraînement tout-fait, pratiques à utiliser mais non modifiables par l’enseignant, les simulations, ou bien les sites internet. Certains outils intègrent une fonctionnalité « auteur », mais elle est bien souvent assez difficile à utiliser.

Comme le dirait mon collègue Daniel Schneider, il est inutile et même contre-productif, d’utiliser l’ordinateur pour faire un herbier ! En revanche, les technologies peuvent être utilisées dans cette activité, à un moment donné, pour rechercher des informations sur les espèces, sur des sites choisis par l’enseignant-e. L’orchestration nécessite une activité de scénarisation préalable, sans parler de « Scripting », qui permet de savoir quel outil choisir à quel moment (sous-entendu pour quelle acticité) et avec quel format d’enseignement. Les initiatives de type portail de ressources ont bien cette ambition de proposer des « fiches » pratiques explicitant ces aspects,

Pistes pour la recherche :

- les effets sur les processus et résultats d’apprentissage (outcomes), selon la logique « evidence-based » en vogue mais légitime, utilisant une variété de paradigmes et de méthodes : des méthodes quantitatives comparant groupes expérimentaux et contrôle pour mesurer et prouver des effets, mais aussi des méthodes longitudinales quali-quanti selon la logique « single-case studies », pour comprendre les processus qui médiatisent ces effets.

- plus fondamentalement, la recherche en EIAH (ou techno-enhanced Learning) devrait faire l’effort de s’entendre sur ses paradigmes et ses résultats acquis, à l’image des sciences de la nature, pour acquérir un meilleur crédit auprès des décideurs et de la société en général.

Références

Bétrancourt, M. (2007). Pour des usages des TIC au service de l’apprentissage.in Gérard Puimatto (ed.) TICE : L’usage en travaux, Numéro Hors série des Dossiers de l’ingénierie éducative (pp. 127 - 137). Paris : CRDP.

De Vries, E. (2001). Les logiciels d’apprentissage : panoplie ou éventail ? Revue Française de Pédagogie, 137, 105-116.

Dillenbourg, P. & Jermann, P. (2007). Designing Integrative Scripts. In F. Fischer, I. Kollar, H. Mandl, & J. Haake, (eds.) Scripting Computer-Supported Collaborative Learning. Cognitive, Computational, and Educational Perspectives (pp. 275-301). Springer, New York.

Dillenbourg, P. & Jermann, P. (2010). Technology for Classroom Orchestration. In M. S. Khine & I. M. Saleh (Eds) New Science of Learning : Cognition, Computers and Collaboration in Education (pp. 525 – 552). Springer. Dordrecht.


Source :
Bétrancourt, M. (2011). Réflexion sur les technologies dans l’éducation et la formation : quelles pistes pour la recherche ?

Texte rédigé dans le cadre d’une enquête de prospective soutenue par l’agence nationale de la recherche Française sur Sciences cognitives et école (Janvier 2011).

http://tecfa.unige.ch/perso/mireill...