Repenser la responsabilité de l’école dans la (re)production des rapports sociaux de sexe (Duru-Bellat, 2008)

 août 2012
par  Jean Heutte
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La reproduction des rôles de sexe et des inégalités entre hommes et femmes afférentes se fait donc via un ensemble de processus sociétaux et de manière a priori relativement indépendante du système éducatif. Faut-il aller jusqu’à dire que l’éducation n’est qu’un maillon à l’importance surestimée dans le processus de reproduction des rapports de sexe ? Ou encore, comme le suggère prudemment Michèle Ferrand (2004), que « peut-être faut-il plutôt concevoir le système scolaire comme un catalyseur de tendances extérieures à lui-même » …

_C’est sans doute vrai si on reprend telle quelle la théorie de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron élaborée en 1970. Rappelons qu’elle part d’une description de la société en termes de relations entre dominants et dominés, relations auxquelles l’école vient apporter une légitimité. Les relations de domination sont censées se traduire par des processus pédagogiques efficaces, parvenant à « naturaliser le social », c’est-à-dire à faire percevoir les dominants comme naturellement plus doués que les dominés et à en justifier ainsi la réussite. Cela pose problème dans l’analyse des inégalités entre les sexes, car on ne peut soutenir que les filles sont, comme les groupes dominés, en échec à l’école. Même si elles atteignent moins souvent les filières d’élite, elles sont nettement plus nombreuses à atteindre un baccalauréat général, ce qu’on considère, eu égard aux différents groupes sociaux, comme un critère valable de réussite scolaire. De même, si les filles intègrent à l’école la notion de discipline « masculine » ou « féminine », les secondes étant moins valorisées à l’instar de tout ce qui est féminin, une réussite scolaire dans une matière féminine peut déboucher sur des situations sociales qui, pour être féminisées (on pense par exemple aux carrières juridiques, sociales ou de l’enseignement), n’en sont pas moins préférables à nombre de situations masculines. Au total, quel que soit le « traite- ment » pédagogique qui prévaut à l’école face aux garçons et aux filles – contenus stéréotypés, interactions marquées par le sexisme… – nul ne dirait que, dans les pays riches du moins, les filles apparaissent comme les victimes du système. Il y a là une première anomalie par rapport à la théorie de la reproduction.

Une seconde difficulté surgit quand on confronte bagage scolaire et insertion professionnelle. Dans le modèle de la reproduction, le bagage scolaire – et l’inculcation idéologique qui va avec – s’enchaîne de manière linéaire avec l’insertion sociale, ce qui consacre les héritiers et légitime leur position. Mais ce modèle est ici inadéquat, dès lors que le sexe marque cette transition, puisqu’à bagage scolaire identique, les filles s’insèrent moins bien que les garçons. Leur réussite scolaire, souvent meilleure, est alors bafouée et l’idéologie méritocratique ne fournit là aucune caution.

Certes, on peut arguer que la fréquentation durable d’une école mixte, avec les rapports maître/élèves et entre élèves afférents, forge progressivement, chez les filles, une estime de soi plus faible qui « aide » à accepter des situations secondes. Mais que pèse l’influence de l’école, parmi les multiples messages, notamment médiatiques, qui rappellent aux jeunes les comportements attendus vu leur sexe, comme autant de rappels à l’ordre, dirait Pierre Bourdieu (1998), qui peuvent passer par la contrainte de l’apparence, d’un certain rapport au corps et des vêtements… Comprendre la construction de l’identité sexuée exige sans doute de ne pas s’en tenir à des notions telles que l’intériorisation ou l’inculcation par l’éducation.

Une chose est sûre, les inégalités de destinées sexuées relèvent de bien d’autres mécanismes, au premier rang desquels il y a évidemment les fortes inégalités qui découlent des socialisations familiales, mais aussi tout ce qui se joue au long de la vie culturelle (on pense aux médias en particulier), personnelle, professionnelle et familiale, qui relève de rapports et de processus sociaux exogènes à l’univers scolaire. De plus, quel que soit l’impact de l’éducation, les inégalités entre les sexes de « destin social » sont « bouclées » par les représentations que les individus se font de ce qui les attend. L’école, en l’état du moins, ne s’avère guère capable de contrer l’effet (initial et durable) de la famille d’origine, du marché des positions sexuées et de la conjoncture historique.

L’école fonctionnerait donc avant tout comme une caisse de résonance d’inégalités prévalant dans la société ; elle serait sexiste par abstention… Cette abstention serait d’autant plus prégnante qu’elle masquerait une profonde ambivalence. Alors même que les inégalités sociales sont injustifiables dans une société démocratique, les inégalités entre les sexes peuvent être acceptées dès lors qu’elles sont transmuées en différences (l’« égalité dans la différence »). On glisse aisément à des différences valorisées comme telles, comme l’a illustré le débat sur la parité9. L’école ne peut alors, même si l’égalité des chances est inscrite dans les textes et quand bien même elle lutterait contre toute discrimination explicite, engager sans retenue une éducation non sexiste.

Son action est donc marquée au sceau de l’ambivalence. Elle reçoit des élèves dont les comportements sont marqués précocement par les inégalités sexuées, ce qui produit, à court terme, des difficultés précoces chez les garçons et une meilleure réussite globale des filles – du fait notamment d’une divergence ou d’une convergence entre modèles de sexe et modèles de l’élève –, sans qu’il soit besoin d’invoquer une participation active de l’école en tant que telle à la construction de ces inégalités sexuées. Mais, si elle est la « petite société » où s’expriment très normalement les représentations stéréotypées des acteurs et où, par conséquent, une socialisation marquée par les modèles conventionnels du masculin et du féminin prend place, elle est aussi le lieu où, dans les classes mixtes, une compétition se joue et où l’arbitraire de la domination masculine peut apparaître au grand jour. On peut également considérer qu’indépendamment des contenus, l’éducation amène à une démarche d’examen systématique potentiellement subversive, même si tout cela prend corps dans une institution scolaire en phase avec l’ordre établi. Par ailleurs et très concrètement, les différentes modalités des formations et des titres qu’elle délivre ne sont pas sans importance. Rappelons, par exemple, que, grâce à leur niveau de formation, plus de jeunes filles que de jeunes hommes s’insèrent aujourd’hui comme cadre ou profession intermédiaire. Enfin, et ce n’est pas secondaire, il va être de plus en plus difficile de faire admettre que ces filles, qui ont « réussi » à l’école, accèdent à des positions sociales inférieures aux garçons, en d’autres termes, que le sexe dominant à l’école soit le sexe dominé dans la vie. C’est en ce sens que la réussite scolaire des filles est une anomalie et une source irrépressible de changements, de même que la scolarisation est, de manière générale, à la fois un vecteur de reproduction et un vecteur de changement.

Il reste qu’il n’est pas anodin de relativiser ainsi le rôle de l’école dans la fabrication des inégalités sexuées : il y a là une question dont la dimension idéologique est essentielle… Car l’ensemble de ces constats bouscule sensiblement l’idéologie méritocratique, puisque ce ne sont pas les inégalités scolaires qui sont à même de légitimer les inégalités hommes/femmes. En la matière, d’autres constructions idéologiques vont devoir être mobilisées, dont on peut estimer que la plus prégnante est précisément celle de l’« égalité dans la différence », jamais très éloignée de l’alibi de la nature.


Source :
Duru-Bellat, M. (2008). La (re)production des rapports sociaux de sexe :quelle place pour l’institution scolaire ?, Travail, genre et sociétés 1/2008 (Nº 19), p. 131-149. http://www.cairn.info/revue-travail...