Le pilotage négocié du changement dans les systèmes éducatifs (Perrenoud, 1999)

 avril 2005
par  Jean Heutte
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Piloter une réforme, c’est naviguer à l’estime en se servant d’une intelligence collective (Lévy, 1997) qui, sans exclure le recours à des méthodes plus lourdes, tente de comprendre ce qui se joue par tous les moyens du bord, en assemblant le maximum d’indices. Le pilotage est d’abord une prise d’information à la fois rapide et fiable, ce qui suppose la mise en synergie de tous les acteurs qui détiennent des éléments d’appréciation et d’interprétation, à charge pour eux de les assembler de façon coopérative et d’en tirer des décisions stratégiques.

L’intelligence collective ne fonctionne que si chacun est prêt à faire confiance aux informations et aux analyses de ses partenaires. Cette confiance et cette coopération ne débouchent pas sur des décisions totalement informées, ni parfaitement légitimes d’un point de vue " scientifiques ". Du moins sont elles fondées sur une appréciation conjointe du terrain, des humeurs, des compétences, des ressources, des dynamiques en jeu, des obstacles. L’intelligence collective doit être assez vive et assez réaliste pour favoriser des décisions " raisonnables ", à la fois novatrices et réalisables.

Cela ne va pas sans une construction intensive, au sein de l’instance de pilotage et dans un réseau plus vaste, de représentations communes :

- des objectifs du changement spécifique qu’on veut favoriser ;
- des modèles les plus prometteurs de changement planifié et des stratégies d’innovation qui en découlent ;
- des relais disponibles, des leviers permettant de mobiliser le système aussi bien que de faire remonter des informations ;
- de l’état du système et des tendances à l’œuvre, aussi bien dans le champ spécifique couvert par une réforme que dans le champ plus vaste des affrontements entre groupes sociaux, dont une réforme scolaire n’est souvent qu’un enjeu parmi d’autres.

Pour constituer une véritable instance de pilotage d’une réforme éducative, il ne suffit pas de former un groupe composé de représentants de divers corps, statuts, métiers et points de vue concernés. Le vrai défi est de dépasser les clivages et les marchandages habituels, pour adopter une vision collective. On peut parler d’une logique de résolution de problème, orientée par des objectifs définis, à condition d’accepter que le problème soit lui-même construit et reconstruit et que la recherche de solutions passe par des tâtonnements, des essais, l’analyse des erreurs et des errements. On est revenu aujourd’hui de l’idée qu’une réforme exprime une rationalité incontestable et unique qui se heurterait à des " résistances irrationnelles ". Il reste à trouver une cohérence et une référence acceptable au bien commun, sans quoi le pilotage deviendra pur marchandage entre groupes de pression. L’animation d’une telle instance, les ressources et informations mises à sa disposition peuvent la constituer en une véritable " task force " réaliste et efficace. À l’inverse, si le fonctionnement d’une instance de pilotage est mal pensé ou mal conduit, elle peut devenir une partie de la noosphère sans aucune prise sur le réel, un souk sans perspective politique ou le dernier " salon où l’on cause ", sans parvenir à adopter la moindre orientation stratégique commune.

Le pilotage peut entrer en conflit avec les compétences de gestion et d’orientation de la direction politico-administrative classique, au sens où il confère un pouvoir stratégique à des instances composites, où se rencontrent, d’une part, les responsables politiques élus et les hauts fonctionnaires, qu’ils nomment et dirigent, d’autre part des acteurs sociaux qui sont associés au pilotage parce qu’ils sont incontournables, en raison des zones d’incertitude ou des compétences qu’ils contrôlent. Même si l’instance de pilotage n’est pas autonome et ne formule que des recommandations, sa maîtrise des dossiers et la pertinence de ses propositions infléchit les décisions des instances de gestion politico-administrative en charge du système, en particulier si elles souhaitent que la réforme entreprise réussisse...

On invite de plus en plus souvent le secteur public à se réorganiser en s’inspirer de la gestion d’entreprise, ce qui conduit notamment à la vogue du New Public Management et à la quête de la " qualité totale " fondée sur une évaluation omniprésente des " résultats ". Il serait tous aussi intéressant d’apprendre du monde de l’entreprise que le désordre, la confrontation et l’innovation ont partie liée (Alter, 1990). Dans le secteur privé moderne, les directions considèrent de plus en plus qu’il leur revient d’organiser et d’arbitrer des conflits entre fractions traditionnelles et fractions novatrices de l’entreprise, donc aussi de favoriser leur confrontation ouverte et d’animer des lieux institués de négociation. Dans le secteur public, les directions administratives se sentent progressivement condamnées à faire de même, mais elles rêvent encore, parfois, d’un retour à l’ordre ancien et refusent de comprendre que leur tâche n’est plus de piloter seules le changement planifié, en s’appuyant sur les directives ministérielles, mais d’organiser le pilotage négocié et d’y participer. Les directions ne sont ni des acteurs parmi d’autres, ni comme des arbitres au-dessus de la mêlée. Elles ont une double mission : énoncer et justifier (pour des raisons politiques, budgétaires, juridiques) les limites de la négociation et permettre de négocier le négociable dans de bonnes conditions.

L’instance de pilotage, une fois mise en place, est censée incarner l’esprit d’une réforme et le souci du bien public, ce qui ne va pas sans induire une certaine tension avec les intérêts particuliers des divers acteurs, y compris ceux qui ont voulu la réforme et mis en place une instance de pilotage, mais la souhaiteraient moins encombrante, déterminée ou active dès que d’autres soucis les assaillent et les incitent à passer des compromis. Il faut donc une ingéniosité particulière pour faire coexister et coopérer une autorité formelle et une instance de pilotage moins soucieuse de gérer le système que de faire avancer une réforme.


in Lurin, J. et Nidegger, C. (dir.) Expertise et décisions dans les politiques de l’enseignement, Genève, Service de la recherche en éducation, Cahier n° 3, 1999, pp. 88-103.

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1999/1999_08.html