Pour un véritable apprentissage augmenté (Vaufrey, 2012)

 juin 2012
par  Jean Heutte
popularité : 3%

La septième conférence annuelle de Plymouth (Royaume-Uni) sur le e-learning change de nom. Sous l'acronyme PELeCON, on lisait auparavant "Plymouth e-learning Conference". A partir de cette année, il faudra lire "Plymouth enhanced learning conference". 

Le changement paraît trivial, mais il témoigne en fait d'une mutation considérable. "L'apprentissage augmenté" (enhanced learning, soit le e-learning nouvelle manière) remplace l'apprentissage électronique. Et miracle, le changement de sens fonctionne aussi avec l'acronyme français : la Formation Ouverte et À Distance peut devenir la Formation Ouverte et Augmentée, soit la FOA. 

Plusieurs raisons motivent ce changement.

 

L'électronique est partout

D'une part, le terme "électronique"(remplacé ensuite par l'expression "en ligne") qui a donné le "e" de e-learning ne désigne plus rien de spécifique : aujourd'hui, l'électronique est présente partout, y compris dans le monde de l'enseignement et de l'apprentissage, et en dépit des résistances remarquables du monde scolaire à son introduction dans les routines d'étude. Il n'est plus un élève, plus un enseignant non plus, qui ne consulte internet au minimum pour se documenter ou échanger avec ses pairs, à partir du moment où il a accès à l'électricité et à une connexion au réseau. Le "e-learning" s'est donc généralisé, dans des proportions plus ou moins grandes, sous de multiples configurations : mobile learning (apprentissage sur appareils mobiles), social learning (apprentissage via les réseaux sociaux), blended learning (apprentissage hybride, mêlant une partie à distance, une partie en présence)... Conséquence directe de ce premier point : le "e-learning" ne s'opère plus exclusivement à distance de l'institution qui le dispense. Et il s'exerce aussi en-dehors des institutions.

Fort bien, mais ceci ne justifie que l'abandon du terme "électronique", pas du tout son remplacement par le terme "augmenté". Et nous arrivons alors à notre deuxième point, beaucoup plus important.

 

L'apprentissage augmenté : apprendre mieux, en utilisant les TIC 

La spécificité de l'apprentissage augmenté, en partie ou totalement médiatisé par le biais des TIC, ne tient absolument pas à ses supports et canaux de diffusion, mais à une valeur supplémentaire, qui doit conduire à apprendre mieux, plus profondément, de manière plus située, avec une autonomie accrue, en développant non seulement des savoirs mais de véritables compétences qui permettent au plus grand nombre et à tout âge d'accroître ses capacités d'action, de maîtrise de sa vie et de contribution à la société.

Les TIC ont profondément modifié les communications entre les individus, l'accès à l'information, aux ressources utiles pour apprendre. Elles ont également permis à un nombre croissant d'individus et d'institutions de se lancer dans l'enseignement et le partage de connaissances. Que l'on songe à tous les gens qui font l'effort de partager avec d'autres ce qu'ils savent, en créant des cours et tutoriaux en ligne; aux institutions culturelles qui créent des merveilles pédagogiques librement accessibles sur le net; aux groupes qui naissent sur les réseaux sociaux pour que leurs membres apprennent ensemble, unissant leurs forces, leurs connaissances et leurs habiletés. Le système de distribution des connaissances se décentralise à grande vitesse. Nous voici dans la civilisation de la latéralité.

 

La civilisation de la latéralité

La civilisation de la latéralité, c'est celle qu'appelle de ses voeux Jeremy Rifkin, dans son ouvrage intitulé "La troisième révolution industrielle : comment le pouvoir latéral va transformer l'énergie, l'économie et le monde". Dans une récente entrevue réalisée pour France Inter (que l'on peut réécouter sur le site de la radio), Rifkin explique que le XXIe siècle a les moyens de sortir de la crise économique et de l'énergie à l'oeuvre en abandonnant la centralisation des pouvoirs (pour la distribution d'énergie notamment) et en encourageant le polycentrisme, permettant à chacun de devenir producteur d'électricité pour son voisin. Pour comprendre cette thèse pour le moins étonnante, on se réfèrera au livre. Mais dans l'entrevue mentionnée plus haut, Rifkin s'est longuement attardé sur l'éducation qui doit, selon lui, opérer la même mutation : abandonner le centralisme et donner les moyens aux individus et aux groupes d'apprendre ensemble, où qu'ils soient, sur les sujets qu'ils désirent approfondir.

Dans cette entrevue, Rifkin a insisté sur le modèle "industriel" de l'enseignement, encore particulièrement fort en France : ce type d'enseignement, dans lequel tout le monde apprend la même chose au même moment, est lié à la seconde révolution industrielle qui depuis le XIXe siècle, en alphabétisant massivement les populations, a fait disparaître l'esclavage. Ce modèle économique et industriel est aujourd'hui à bout de souffle, et son alter ego éducatif aussi. Il faut donc passer à autre chose : autonomisation des individus, connexion, collaboration via les réseaux numériques. 

 

Un mouvement convergent chez ceux qui veulent refonder l'éducation

De nombreux indices laissent penser que Rifkin n'a pas sorti tout seul cette théorie de son chapeau de conseiller des présidents. Sur Thot Cursus, nous relayons régulièrement et avec le plus grand enthousiasme les théories et surtout les expériences des pédagogues qui ouvrent cette voie, chacun à leur manière. En voici quelques exemples. 

Sugata Mitra : depuis son expérimentation du "trou dans le mur", S. Mitra défend avec acharnement les capacités des enfants à apprendre ensemble mais en autonomie, à condition qu'ils ne soient pas pris dans un climat de compétition.

L'apprentissage autonome dans les écoles : une corde de plus à l'arc des professeurs. L'apprentissage profond. Denys Lamontagne, mars 2010.

Quand l'Inde ouvre la voie de l'apprentissage aux pauvres parmi les pauvres. Marie-France Fournier, septembre 2010.

D'où vient la véritable innovation éducative ? Christine Vaufrey, mai 2011.

 

Sir Ken Robinson : la semaine dernière encore, nous rendions compte du credo de Sir Ken Robinson qui accuse l'école de tuer la créativité des élèves et demande à passer d'un modèle industriel à un modèle manufacturier de l'enseignement, de manière à favoriser l'épanouissement individuel de tous les talents.

La gouvernance scolaire : passer du modèle industriel au modèle manufacturier. Tété Enyon Guemadji-Gbedemah, janvier 2012.

La valeur de la créativité. Christine Vaufrey, mai 2009.

 

Stephen Downes et George Siemens : en créant le modèle du MOOC (Massive Open Online Course), les deux Canadiens ont systématisé l'apprentissage en réseau, qui passe par trois phases : accès aux ressources pertinentes, discussions entre pairs, productions individuelles et donc contribution à la connaissance globale.

Des cours massivement multi-apprenants. Christine Vaufrey, février 2011.

Le MOOC, mode d'emploi. Christine Vaufrey, avril 2012.

 

La Peer to Peer University (P2PU) : dans cette université virtuelle et non centralisée, chacun peut enseigner à d'autres ce qu'il sait. Il se fait accompagner par la communauté pour créer ses cours, en accès libre et gratuit. 

Université libre et ouverte pour l'apprentissage par les pairs. Tété Enyon Guemadji-Gbedemah, février 2011.

 

Open Badges : un système de badges attestant des connaissances et compétences acquises au travers de parcours libres. La fondation Mozilla est à l'origine du principe, elle est maintenant rejointe par d'autres institutions. La masse des utilisateurs de ces badges établira leur légitimité. 

Open Badges : une initiative pour la reconnaissance des compétences tout au long de la vie. Denys Lamontagne, septembre 2011.

Badges : entretenir la motivation, accroître la renommée. Préparez-vous ! Denys Lamontagne, janvier 2012.

 

Entrevue avec Bruno Devauchelle dont le dernier ouvrage en date, "Comment le numérique transforme les lieux de savoirs", milite également pour la reconnaissance d'un apprentissage autonome, distribué, hors des murs de l'école. 

Bruno Devauchelle : "N'ayez pas peur de rêver !" février 2012.

 

Un apprentissage plus personnel et plus naturel, pour un nouvel ordre social

Voilà donc quelques figures de l'apprentissage augmenté : un apprentissage qui tire profit des TIC pour se personnaliser et se re-naturaliser, sortir du carcan des programmes qui ont abouti à la hiérarchisation des savoirs et à la toute-puissance des maîtres. 

Pas de recette magique dans ces nouvelles figures de l'apprentissage : ni collectivisme effréné (l'apprentissage s'effectue bel et bien, in fine, au coeur-même de l'individu, le groupe le supporte et le facilite mais ne se substitue pas à l'effort individuel), ni technologies magiques, ni solitude de l'apprenant surtout : savoir conduire ses apprentissages s'apprend, et quelle noble tâche pour les éducateurs d'aujourd'hui et de demain ! Plutôt que de restituer des connaissances disponibles partout, accompagnons les apprenants dans leur capacité à s'en saisir, et à en créer de nouvelles. Alors, il s'agira bien d'un apprentissage augmenté, de toute notre humanité et de notre capacité à faire société.