Coopératif ? Collaboratif ? : ambiguïté des modalités d’apprentissages collectifs (Heutte, 2011)

lundi 1er juillet 2013
par  Jean Heutte
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Concernant les modalités pédagogiques ainsi que les activités collectives destinées à favoriser les apprentissages, il nous semble parfois percevoir un usage excessif (et parfois surfait) du terme collaboration par les concepteurs de dispositifs techniques.

Nous relevons que l’acronyme TCAO[i] est plus souvent associé à coopératif et que l’ACAO[ii] est plutôt associé à collaboratif. Cependant, dans la littérature scientifique française, notamment celle concernant la formation à distance via les réseaux numériques, la confusion est de mise et progressivement coopératif et collaboratif ont été permutés : il faut reconnaître que l’usage ne donne pas à coopération et à collaboration des sens stables toujours clairement différenciés[iii]. Selon Pène (2005, p. 144), préférer coopération revient à la mise en valeur du résultat au détriment du process. Cependant, si les deux termes sont abondamment utilisés dans la littérature, très souvent collaboratif revêtait plusieurs acceptions (ex : Dillenbourg[iv], 1999 ; Henri & Lundgren-Cayrol[v], 2001 ; Godinet[vi], 2007, cités par Thibert, 2009). Cette difficulté à le définir est parfois source de confusion. De plus, certains écrits ne distinguent pas toujours de manière claire ce qui relève du collaboratif de ce qui relève du coopératif (Thibert, 2009).

Selon nous, la distinction entre coopératif et collaboratif s’opère en distinguant les relations qu’entretient chaque individu avec les membres du groupe (notamment le niveau d’interdépendance), sa responsabilité par rapport aux actions, sa capacité à influer sur la définition et l’enchaînement des actions permettant d’atteindre l’objectif assigné au groupe.

Sur la base de l’usage le plus souvent rencontré actuellement dans la littérature, nous en avons proposé les définitions suivantes (Heutte, 2003) :

  • - Le mode coopératif résulte d’une division négociée (rationalisée) a priori d’une tâche en actions qui seront attribuées (réparties) entre des individus qui vont agir de façon relativement autonome. Les interactions se limitent à l’organisation, la coordination et le suivi de l’avancement (souvent sous la responsabilité d’un individu chargé de s’assurer de la performance individuelle de chacun). La responsabilité de chacun est limitée à garantir la réalisation des actions qui lui incombent : c’est la concaténation progressive et coordonnée du fruit de l’action de chacun qui permet d’atteindre l’objectif (exemple : construire une maison).

  • - Dans le cas d’un travail collaboratif, il n’y a pas de répartition des rôles a priori : les individus se subsument progressivement en un groupe qui devient une entité à part entière. La responsabilité est globale et collective. Tous les membres du groupe restent en contact régulier, chacun apporte au groupe dans l’action, chacun peut concourir à l’action de tout autre membre du groupe pour en augmenter la performance, les interactions sont permanentes : c’est la cohérence du collectif qui permet d’atteindre l’objectif (exemple : gagner un match de football).

Le mode collaboratif est plus difficile à mettre en œuvre (il ne se décrète pas…) dans la mesure où il implique davantage l’humain : il serait a priori favorisé par la présence d’individus capables de « mettre leur ego de côté » (selon l’expression de Csikszentmihalyi « l’ego est dilaté par un type d’action où l’on s’oublie soi-même » (2006, p. 112)). Ceux qui ont eu la chance de connaître au moins une fois dans leur vie ce mode de travail déclarent s’être investis bien au-delà de ce qu’ils avaient envisagé, un peu comme s’ils étaient grisés par le sentiment d’efficacité collective du groupe : ils évoquent le sentiment d’avoir été portés par une sorte d’euphorie qui favorisait implication et concentration tout en faisant perdre la notion du temps (Heutte, 2010 ; Heutte & Casteignau, 2006). Cet effet correspond à ce que Csikszentmihalyi appelle le Flow : état en grande partie lié aux émotions ressenties par celui qui vit une expérience optimale (Csikszentmihalyi, 1990).

Quoi qu’il en soit, l’outillage « intelligent » des collectifs repose aussi plus pragmatiquement la question des ressources informatiques, informationnelles et humaines pour apprendre (Heutte, 2002b). Ainsi, les environnements de travail et de formation destinés à favoriser la compréhension et l’élaboration collective de connaissance doivent nécessairement a minima s’articuler autour de :

  • - la mise en réseau physique (ce que nous proposons de résumer dans le hardware…) : l’aménagement numérique des territoires et des organisations, notamment tous les aspects des systèmes d’informations, les infrastructures et services (informatiques et réseaux), les normes et standards, l’interopérabilité, permettant d’en assurer la meilleure disponibilité possible … ;

  • - la mise en réseau de médias numériques (ce que nous proposons de résumer dans le software…) : via la qualité et l’ergonomie d’interfaces permettant un accès à des sources d’information sous la forme d’hypertextes ou d’hypermédias, à des bases de données (internet, intranet, extranet), ou incluant notamment les supports pédagogiques ;

  • - la mise en réseau de pairs et d’experts (ce que nous proposons de résumer dans le humanware…) : bien que cet aspect puisse être pensé a priori dans le dispositif pédagogique ou l’ingénierie de formation, la dimension humaine repose en grande partie sur des dispositions des sujets dont l’identification et la manipulation ne sont pas aisées.

Ainsi, a priori aucun dispositif ne peut se prétendre collaboratif (ou coopératif) en tant que tel sans avoir de connaissance réelle des modalités selon lesquelles les apprenants ont effectivement interagi entre eux.

Pour le dire autrement, si le concepteur peut effectivement souhaiter mettre en place une ingénierie de formation favorable (ou défavorable) à l’apprentissage collectif, ce sont les apprenants qui vont réellement choisir d’apprendre selon des modalités coopératives ou collaboratives, au besoin en contournant les contraintes imposées par le dispositif de formation.



[i] le travail coopératif assisté par ordinateur (TCAO) (traduction de Computer Supported Cooperative Work (CSCW))

 

[ii] l'apprentissage collaboratif assisté par ordinateur (ACAO) (traduction de Computer Supported Collaborative Learning (CSCL))

 

[iii] Selon le Trésor de la Langue Française (TLF) :

- Coopérer : Agir, travailler conjointement avec quelqu'un en vue de quelque chose, participer, concourir à une œuvre ou à une action commune.

cooperari « faire quelque chose conjointement avec quelqu'un »

 

- Collaborer : Participer à l'élaboration d'une œuvre, contribuer à un résultat

collaborare « travailler avec quelqu'un »

 

Pène (2005, p. 144) fait par ailleurs remarquer que la seule définition discriminante entre « coopération » et « collaboration » est négative : « collaboration avec l’ennemi », « collaboration avec le gouvernement de Vichy »…

 

[iv] « Situation dans laquelle des formes particulières d'interactions entre les personnes sont attendues, qui devraient déclencher des mécanismes d'apprentissage, sans pour autant que ces interactions aient effectivement eu lieu » (Dillenbourg, 1999).

 

[v] « L'apprentissage collaboratif est une démarche active par laquelle l'apprenant travaille à la construction de ses connaissances. Le formateur y joue un rôle de facilitateur des apprentissages alors que le groupe y participe comme source d'information, comme agent de motivation, comme moyen d'entraide et de soutien mutuel et comme lieu privilégié d'interaction pour la construction collective des connaissances. La démarche collaborative reconnaît le caractère individuel et réflexif de l'apprentissage de même que son ancrage social en le raccrochant aux interactions de groupe. En fait, la démarche collaborative couple deux démarches : celle de l'apprenant et celle du groupe » (Henri & Lundgren-Cayrol, 2001)

 

[vi] « On parlera de travail ou d'apprentissage collaboratif quand les apprenants ont à résoudre un problème ou à élaborer ensemble une connaissance complexe »




Source :
Heutte, J. (2011). La part du collectif dans la motivation et son impact sur le bien-être comme médiateur de la réussite des étudiants  : Complémentarités et contributions entre l’autodétermination, l’auto-efficacité et l’autotélisme (Thèse de doctorat en Sciences de l’Éducation). Paris Ouest-Nanterre-La Défense téléchargeable ici