Les trois principales approches théoriques du Care (André, 2013)

lundi 1er juin 2015
par  Jean Heutte
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On situe généralement en France l’origine des théories du care dans les travaux de Carol Gilligan et l’émergence de la notion d’éthique du care dans son ouvrage séminal In a Different Voice : Psychological Theory and Women’s Development (1982) traduit en français sous le titre Une voix différente : pour une éthique du care (2008). Gilligan mène des travaux de recherche en psychologie du développement moral dans la lignée des travaux de Lawrence Kohlberg dont elle a été l’étudiante.

Cette notion émerge dans les travaux de Gilligan en réaction à la conception du développement moral de Kohlberg. L’opposition entre ces deux positions sera très souvent reprise dans la littérature (par exemple : Donleavy 2008 ; Reiter 1996 ; Thompson 1995). La position de Kohlberg fait l’objet de plusieurs appellations. Elle est le plus souvent désignée comme « éthique de justice » (Bauman 2011 ; DeMoss et McCann 1997 ; French et Weis 2000 ; Kittay 2001 ; Reynolds 2003 ; Simola 2003 ; Taylor 1998) même si elle est parfois qualifiée de « morale cognitive » (Ishida 2006 ; Rabouin 1997 ; Thompson 1995) ou de « morale fondée sur les principes » (principle-based) (Brady 1999 ; Furman 1990).

L’éthique de justice présuppose que la moralité est avant tout le fruit d’un raisonnement sur des principes abstraits et universels. Cette conception s’inscrit dans une tradition kantienne et dans une approche déontologique de la moralité (Brady et Dunn 1995). A contrario de l’autre grande approche éthique, le conséquentialisme, les obligations morales reposent sur des impératifs catégoriques et non sur une approche contextuelle. Pour illustrer ce propos, on peut se référer à la controverse classique dans l’histoire de la philosophie entre la position d’Emmanuel Kant et celle de Benjamin Constant sur le droit à mentir : dire la vérité est-il un principe moral auquel on ne peut déroger ou, au contraire, doit-il être appliqué en fonction du contexte ? L’éthique de justice s’ancre résolument dans la première approche.

Ainsi, le développement moral consiste à aller vers plus d’abstraction et d’universalisme. Les travaux de Kohlberg prennent la suite des théories kantiennes en soutenant que le développement moral tend vers l’apprentissage d’un raisonnement sur des principes universels. Dès sa thèse qu’il soutient en 1958, Kohlberg postule l’existence de trois stades principaux du développement moral. Lorsque l’enfant, puis l’adolescent, se développe sur le plan moral, il apprend à raisonner non plus en fonction de la récompense ou la punition, non plus en fonction de ce qui est socialement valorisé, mais en fonction de principes moraux. Pour mesurer cette évolution de manière empirique et évaluer à quel stade se situe chaque individu, Kohlberg utilise l’expérience du « dilemme moral ». Il énonce à un sujet une situation fictive et lui demande de se projeter à la place du protagoniste qui, étant confronté au dilemme, doit prendre une décision. Il ne s’agit pas tant d’évaluer si c’est la bonne décision qui a été prise plutôt que le raisonnement pour y arriver, dans un contexte où il existe un conflit entre deux ou plusieurs principes moraux qui sont tous défendables. L’un des dilemmes les plus fréquemment cités et utilisés est le dilemme de Heinz :

La femme de Heinz est proche de la mort. Son seul espoir est un médicament qui a été découvert par un pharmacien qui le vend pour un prix exorbitant. Le médicament coûte 20.000$ à produire, le pharmacien le vend pour 200.000$. Heinz ne peut récolter que 50.000$ et l’assurance ne comble pas la différence. Il a offert ce qu’il avait au pharmacien, et lorsque son offre a été rejetée, Heinz a dit qu’il paierait le reste plus tard. Le pharmacien a continué à refuser. En désespoir de cause, Heinz considère l’option qui consiste à voler le médicament. Serait-il mal pour lui de faire cela ? Est-ce que Heinz devrait braquer le magasin pour voler le médicament pour son épouse ? Pourquoi devrait-il le faire ou pourquoi ne devrait-il pas le faire ? (Kohlberg 1981)

On considérera par exemple dans ce cas que le sujet aura atteint le stade dit « post- conventionnel » s’il se saisit de principes comme le droit à la vie ou le droit à la propriété, les deux étant en l’occurrence contradictoires, peu importe que son raisonnement le mène à la décision de voler ou non le médicament. On le considérera en revanche au stade dit « pré- conventionnel » si le sujet défend par exemple qu’il ne faut pas voler le médicament par peur de poursuites judiciaires.

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Gilligan critique cette perspective en observant que Kohlberg n’a inclus aucune femme dans son protocole de recherche. Or, lorsque l’on interroge des sujets féminins, Gilligan observe qu’elles ne raisonnent pas de la même manière que les hommes. Les femmes seraient plus enclines à se concentrer sur les enjeux relationnels du dilemme moral. La conséquence fâcheuse de cette observation empirique est que si l’on s’en tient à la théorie de Kohlberg, les femmes seraient considérées le plus souvent comme moins morales que les hommes. En effet, la dimension relationnelle appartient au stade conventionnel et non au stade post-conventionnel. Gilligan donne l’exemple d’une jeune fille, Amy, qui, selon elle, « ne conçoit pas le dilemme comme un problème mathématique mais plutôt comme une narration de rapports humains dont les effets seprolongent dans le temps » (Gilligan 2008, 53). Le dilemme de Heinz n’est pas une question de propriété ou de loi. C’est plutôt la relation d’Heinz avec sa femme qui est en jeu, selon Amy :

S’il volait le médicament, il sauverait peut-être la vie de sa femme, mais alors il risquerait d’aller en prison. Si sa femme retombait malade par la suite, il ne serait plus en mesure de lui procurer le médicament et la vie de sa femme serait de nouveau en danger. Ils devraient discuter à fond du problème et trouver un moyen de réunir l’argent. (Gilligan 2008, 53)

Alors qu’un autre jeune homme interrogé par Gilligan, Jake, affirme quant à lui le primat de la vie sur la propriété :

Une vie humaine a plus de valeur que l’argent. Si le pharmacien ne fait que mille dollars, il va quand même vivre, mais si Heinz ne vole pas le médicament, sa femme va mourir. (Gilligan 2008, 50)

Jake est typiquement dans le stade post-conventionnel tel qu’identifié par Kohlberg où le raisonnement abstrait permet de déduire quelle est la « bonne » décision à prendre. Selon Jake, si la vie vaut plus que l’argent, alors il vaut mieux voler que mourir. Amy semble alors moins « évoluée » dans sa capacité à raisonner sur des principes pour aboutir à une décision morale. En revanche, elle insiste sur l’importance de la relation entre Heinz et sa femme et les encourage à parler pour trouver une solution. Suite aux travaux empiriques menés par Gilligan, un courant théorique va peu à peu se constituer autour de la notion d’éthique du care, considérée comme une conception alternative à l’éthique de la justice. A l’origine, comme nous l’avons vu, c’est la question du genre qui fait basculer de l’éthique de justice à l’éthique du care. Cependant, ce lien originel entre genre et moralité, entre féminisme et care, a été progressivement remis en question par les théoriciens du care (Tronto 1993). A la suite de certains auteurs français, nous considérons que c’est plus fondamentalement la prise en compte de la condition humaine de dépendance qui confère au care sa principale originalité (Garrau et Le Goff 2010).

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LES TROIS PRINCIPALES APPROCHES THEORIQUES DU CARE

Si l’intuition fondamentale commune aux théories du care est la dépendance comme source de notre moralité, il existe par ailleurs des différences importantes de conception chez les différents auteurs. Il nous semble important à présent d’expliciter et de comparer les trois courants principaux (Simola 2007) : l’approche psychologique de Gilligan, l’approche éducative de Noddings et l’approche politique de Tronto.

1. L’approche psychologique de Gilligan

On a vu comment Gilligan conclue que l’éthique de justice n’est pas la morale mais une orientation morale, plutôt masculine. Il existe selon elle une autre orientation morale, féminine, qu’il ne faut pas considérer comme inférieure mais comme différente. Après les travaux empiriques qui mettent en scène Amy et Jake, elle mène notamment une étude auprès de vingt neuf femmes âgées de quinze à trente-trois ans ayant à prendre la décision d’avorter, l’objectif étant de savoir « comment les femmes construisent et résolvent cette décision » (Gilligan 2008, 118). Cette étude corrobore ses premiers travaux puisque ces femmes ne perçoivent pas le dilemme moral comme « une question de droits et de règles » mais comme « un problème de responsabilités et de préoccupations du bien-être [care] de l’autre » (Gilligan 2008, 121). Cette enquête fait également ressortir trois stades de développement de l’éthique du care avec des phases de transition. Cette approche par stades rappelle celle de Kohlberg, même si le développement moral ne passe plus par un raisonnement sur les principes mais sur les relations. Il s’agit d’apprendre à raisonner non pas uniquement en fonction de soi ou uniquement en fonction d’autrui mais dans une logique de réciprocité entre soi-même et autrui.

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Si le premier stade est centré sur soi et sur sa propre survie, le second est orienté vers l’excès inverse qui consiste à s’oublier pour l’autre. C’est le dernier stade, celui de l’éthique du care, qui introduit une logique de réciprocité où il y a une prise de conscience de l’interdépendance qui existe entre soi et l’autre. La psychologie du développement moral de Gilligan est donc d’une certaine manière le miroir « féminin » de celle, « masculine », de Kohlberg. Elle reste ancrée dans une vision de la moralité comme étant fondée sur un raisonnement individuel qui passe par plusieurs stades. Si les stades de Gilligan sont différents de ceux de Kohlberg, il n’en demeure pas moins qu’on l’a affaire dans les deux cas à une psychologie cognitive du développement moral.

2. L’approche éducative de Noddings

Si les auteurs français associent volontiers la genèse du care principalement aux travaux de Gilligan, un autre auteur, philosophe et non psychologue cette fois, est généralement considéré dans la littérature anglo-saxonne comme étant également à l’origine de cette notion de façon concomitante. Il s’agit de Nel Noddings qui publie en 1984 : Caring, A Feminine Approach to Ethics and Moral Education. Il est intéressant de noter que cet ouvrage n’a pas été traduit en français, comme aucun d’ailleurs des textes de Nel Noddings. Pourtant, si ce livre est postérieur à celui de Gilligan et si Noddings y cite Gilligan, la plupart des auteurs américains considèrent que le care prend sa source dans les écrits de ces deux auteurs (cf. par exemple Hamington et Sander- Staudt 2011)

Comme Gilligan, Noddings part du constat que les femmes raisonnent différemment des hommes : « Les femmes peuvent donner les raisons de leurs actes, elles le font en effet, mais ces raisons pointent souvent des émotions, des besoins, des impressions et un sens personnel de l’idéal plutôt que des principes universels et leur application » (1984, 3). La position de Noddings a ceci de particulier qu’elle s’ancre dans un certain « maternalisme ». L’éthique du care s’analyse avant tout comme une dyade relationnelle avec d’un côté un pourvoyeur (« the one-caring ») et de l’autre côté un bénéficiaire (« the cared-for »). Selon Noddings, la relation maternelle en est l’archétype : les mères sont les premières pourvoyeuses de care.

A contrario de Gilligan, Noddings ne considère pas le care comment un type de raisonnement moral individuel. Il doit plutôt être considéré comme un type de relations, qui existe de manière naturelle, notamment entre une mère et son enfant. Cette relation, comme nous le verrons par la suite, se caractérise par un souci de l’autre et un engagement pour l’autre.

Noddings se refuse par conséquent à théoriser des stades de développement moral. Elle indique ce que pourrait être une éthique du care mais ne la conçoit pas comme une phase ultime du développement moral, plutôt comme un engagement dans l’acceptation d’un élan naturel de l’être humain à créer des relations de care. Si Gilligan met l’accent sur le raisonnement moral, Noddings insiste plutôt sur la sensibilité et la dimension interpersonnelle. Notons enfin que Noddings inscrit sa conceptualisation des relations de care dans une réflexion sur l’éducation morale, envisageant les modalités qui permettant de développer une éthique du care.

3. L’approche politique de Tronto

De nombreux auteurs s’inscrivent dans la lignée des travaux de Gilligan et de Noddings comme par exemple Annette Baier, Virginia Held, Eva Feder Kittay ou Sara Ruddick. Cependant, c’est principalement avec les travaux de Joan Tronto que s’opère une « deuxième vague du care » (Hankivsky 2005). Elle se caractérise par l’entrée du care dans la philosophie politique. Dans son ouvrage Moral Boundaries : A Political Argument for an Ethic of Care (1993) traduit en français sous le titre Un monde vulnérable : pour une politique du care (Tronto 2009), Tronto souhaite dépasser les frontières qui confinent la morale au domaine du privé pour en faire une question éminemment politique. C’est pour cette raison que les auteurs de cette seconde vague, comme Tronto, souhaitent “dé-genrer” le care afin qu’il ne soit pas sans cesse reléguée à la sphère domestique, comme les femmes ont traditionnellement tendance à l’être. Le care serait plutôt considéré dans son « intersectionalité » (intersectionnality) (Bass 2009), à l’intersection de toutes les populations dominées, oppressées ou minoritaires. Tronto note ainsi que les métiers liés au care - comme par exemple nourrice ou femme de ménage – sont le plus souvent assumés par des femmes d’origine immigrée et sont déconsidérés par la société. Il s’agit donc de réhabiliter le care, de le rendre visible, pour que l’on reconnaisse son importance sociale. Se cristallisent dans ces activités des rapports de pouvoir entre ceux qui prodiguent le care, peu reconnus, et ceux qui en bénéficient et qui ne reconnaissent pas ce dont ils dépendent. C’est en ce sens que l’approche que propose Tronto est éminemment politique, le care étant supposé à la croisée de rapports de pouvoir et de domination. Tronto s’éloigne de manière délibérée de la définition dyadique proposée par Noddings. Le care se généralise pour devenir une forme universelle qui peut s’appliquer de manière plus large que dans le cadre d’une relation avec une personne en particulier. Il peut concerner des groupes de personnes, des idées, la nature ou encore soi-même.

Alors que Gilligan a proposé trois stades du développement moral, le dernier étant le seul qui corresponde à une véritable éthique du care, Tronto propose quant à elle quatre phases. D’abord, le care implique une attention et la reconnaissance d’un besoin. C’est le fait de se soucier de tel ou tel sujet (caring about). Cependant, on peut se soucier d’un problème mais ne pas s’orienter vers sa prise en charge. On peut par exemple se sentir concerné par la faim dans le monde et penser pourtant que l’on ne peut rien faire à son niveau. La prochaine phase du care consiste donc à assumer une responsabilité et penser que l’on peut se charger du sujet en question (taking care of). La troisième phase concerne la dimension pratique. Le care implique nécessairement d’avoir une action matérielle et d’accorder des soins (care giving). Enfin, dernière étape, au-delà d’une pratique, il faut s’inscrire dans une réciprocité et porter une attention à la manière dont le soin a été reçu (care receiving).

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La description des différentes phases que propose Tronto est proche de la manière dont Noddings conceptualise le care. Le souci, la responsabilité, la pratique et la réceptivité sont également présents dans les réflexions de Noddings. La ligne de partage se situe plutôt dans le niveau d’analyse. Si Noddings ne considère le care que comme une forme de relation interpersonnelle, Tronto le définit de manière beaucoup plus large comme une relation au monde qui nous entoure.


Sources :
André, K. (2013). Entre insouciance et souci de l’autre - L’éthique du care dans l’enseignement en gestion. Business administration. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2013. French.

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