Jihâd : ne pas se tromper de combat (Lamchichi, 2005)

dimanche 1er mars 2015
par  Jean Heutte
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La notion de « guerre sainte » [1] transposée dans l’univers islamique n’est pas tout à fait pertinente ; elle a été forgée, en réalité, par la chrétienté lors des Croisades [2], même si elle était étrangère à la vision des premiers chrétiens. Dans la littérature arabe classique et les chapitres du corpus canonique consacrés à cette question, il n’était pas d’usage, ainsi que l’a souligné Bernard Lewis [3], d’accoler l’adjectif saint au substantif guerre. Ce n’est que tardivement que les musulmans reprirent cette notion aux chrétiens. L’arabe moderne en donne un équivalent avec al-harb al-muqaddassa. Mais, auparavant, les deux mots n’existaient que séparément. Le mot « guerre » est harb. Quant à muqaddassa, féminin de muqaddas, il signifie « saint », mais « se rencontre assez rarement dans l’usage classique », comme le rappelle Bernard Lewis, qui ajoute : « En général, alors que la sacralisation de lieux est courante et largement répandue dans le monde islamique, la sacralisation de personnes vivantes et d’actions humaines n’est pas pratiquée par les musulmans. »

Rappelons que la racine qds vient de l’araméen et dérive d’une racine sémitique qui a donné kadosh, « saint » en hébreu. On en trouve plusieurs occurrences dans le texte coranique (quds, quddûs, muqaddas, etc.). Parmi les noms divins, celui d’al-Quddûs signifie « le Très Saint ». De même, Jérusalem, selon un usage tardif, est appelé al-Quds. Une autre racine est plus fréquemment utilisée pour désigner la sacralité : hrm. Comme son équivalent latin, sacer, en arabe la notion de harâm signifie à la fois « sacré », « inviolable » et « interdit » (muharram), ou encore « à préserver » [4]. Ce terme désigne particulièrement les sanctuaires sacrés, comme la Ka‘ba à La Mecque, Médine (al-Haramayn, « les deux cités saintes ») ou encore la mosquée al-Aqsa et le Dôme du Rocher. L’espace du haram était réservé, n’appartenant à personne, et interdit aux étrangers (la règle de séparation qui définit le sacré est universelle) [5]. Cette sacralité porte surtout sur des lieux et concerne peu l’action humaine, encore moins la guerre.

Ainsi, la notion de « guerre sainte » projetée sur l’islam est stricto sensu impropre. Néanmoins, il ne s’agit pas d’une fiction, dans la mesure où, pour certains musulmans, le jihâd, lorsque la signification militaire tend à l’emporter, désigne la « guerre ordonnée par Dieu ». D’où vient ce terme [6] ? La racine jhd qui a donné jahd (effort) signifie « zèle », « application » au sens le plus vaste, dont la guerre ; à la forme verbale, jâhada, elle évoque l’idée pour un individu de « combattre », « entrer en lutte », « fournir un effort », « accomplir une tâche », « tendre au dépassement de soi » en vue d’une « action bonne » (ihsân). Il s’agit pour le croyant de rassembler toutes ses énergies afin de les investir dans une visée noble. C’est dire l’amplitude sémantique de jihâd, combat contre d’autres (jihâd mineur), combat contre soi (jihâd majeur). On comprend que le concept n’ait cessé d’être discuté, enrichi au long des quatorze siècles d’histoire musulmane.

Dirigeants, théologiens et jurisconsultes se sont efforcés de bâtir progressivement un véritable droit de la guerre où les critères moraux tiennent parfois une place considérable. Ils voulurent soumettre à un ensemble serré de conditions aussi bien la décision de déclenchement de la guerre (cause juste, légitime défense, réponse à une agression, lutte contre la tyrannie, épuisement de toutes les médiations, décision relevant de la seule autorité légitime, etc.) que les modalités de déroulement de celle-ci (principe de proportionnalité, discrimination des combattants et des civils, traitement humain à réserver aux prisonniers et aux populations des pays conquis, rôle devant incomber aux représentants envoyés, droits et immunités devant leur être accordés, limites des châtiments à infliger aux agents infiltrés, dispositions concernant le respect de l’environnement, des animaux et des biens des ennemis, conditions d’acquisition ou de distribution du butin, interdiction de bruler ou piller, interdiction de s’opposer au culte des Gens du Livre, conclusion des belligérances, etc.). Ces conditions furent assez tôt bien identifiées, puis progressivement intégrées aux traités de jurisprudence classique sur le jihâd et au corpus du droit musulman. Il n’est donc pas excessif d’affirmer qu’à l’instar de la théologie chrétienne une doctrine de la « guerre juste » a existé en islam : les critères qui font d’une guerre une « guerre juste » relèvent, comme dans la tradition occidentale, de deux parties intimement mêlées : rectitude de la décision d’entrer en guerre (jus ad bellum ou droit à la guerre), juste façon de mener celle-ci (jus in bello ou droit dans la guerre).

À l’époque de la prédication de Muhammad, ce ne sont point les musulmans qui introduisirent la guerre dans la péninsule Arabique ; celle-ci existait, sous forme d’escarmouches interminables, d’actions de pillages et de quête de butin, d’opérations de vengeance (tha’r) ou de défense de l’honneur (‘ird, sharaff) ; elle était même endémique, opposant des tribus pour le contrôle des grandes voies caravanières ; entretenue aussi par les deux puissances tutélaires de l’époque – la Byzance chrétienne et la Perse zoroastrienne –, qui disposaient d’armées de supplétifs arabes. Dans un tel contexte, le Prophète instaure en fait une réforme profonde dans une région où le mode de vie était très âpre, le milieu inclément, où le plus fort faisait la loi, où conflits et meurtres étaient monnaie courante. Au demeurant, le message prophétique ne s’adressait pas à un peuple particulier, une classe, une ethnie ou un clan, mais transcendait ces clivages par l’appel aux nouvelles valeurs du « témoignage » (shahâda) ; il prônait la constitution d’une ’Umma au-delà des attaches et appartenances, notamment tribales.

Le droit à la guerre

Plus tard, la plupart des juristes musulmans s’efforcèrent de tracer les frontières de la paix et de la guerre, ainsi que les normes juridiques dans la conduite de cette dernière. La guerre sera encadrée par des règles strictes, codifiée à l’extrême : interdiction au musulman de verser le sang d’un autre musulman et celui des Gens du Livre, règlementation rigoureuse des modes de capitulation, respect des prisonniers et des civils, interdiction d’incendier et de piller, etc. Loin donc de déceler dans l’éthique musulmane une fascination belliqueuse et sans bornes, il convient d’y reconnaitre une volonté sourcilleuse de ne point laisser un domaine aussi crucial que la conduite de la guerre et l’instauration de la paix être débordé par des considérations contingentes ou des affects passionnels [7].

Parmi ces règles du droit à ou de la guerre, un principe irréfragable semble particulièrement important : le déclenchement du jihâd incombe au souverain détenteur de l’autorité légitime ; pour éviter d’éventuels excès, l’ordre d’ouvrir les hostilités, la déclaration de guerre, le fait de lever des troupes, devaient émaner du chef d’État musulman, du calife (qui bénéficiait, au besoin, de la caution des religieux) – du moins à une époque où la question du califat, c’est-à-dire de la direction spirituelle et politique de la ’Umma, ne semblait poser aucun problème. Ce fut le cas à l’âge classique, lorsque le siège du califat était identifié et légitimé (Damas pour les Umayyades, Bagdad pour leurs successeurs abbassides). En réalité, aussitôt après la mort de Muhammad, la problématique de la succession prophétique donna lieu à une effroyable guerre au cœur de l’Islam originel, que les historiens ont l’habitude de nommer par euphémisme la « Grande Discorde » (al-Fitnatu al-Kubrâ) [8] ; de violents conflits opposèrent les premiers musulmans, dont l’une des conséquences, et non des moindres, est que la Demeure de l’Islam, Dâr al-islâm, fut livrée à des potentats, monarques et chefs locaux, et morcelée en une multitude de sultanats, émirats, wilâya, donc de pouvoirs plus ou moins indépendants du califat. Chacun affirmait disposer de la possibilité d’invoquer la religion pour enclencher un processus de mobilisation en vue du jihâd visant des ennemis extérieurs, mais aussi, de plus en plus, d’autres musulmans considérés comme hostiles. Si donc, à l’origine, le meneur du jihâd était le calife, « Lieutenant » ou « Ombre de Dieu sur terre », plus tard, n’importe lequel de ces sultans pouvaitdéclarer le jihâd et mobiliser les troupes de fidèles qui ne pouvaient se dérober à ce qui constitue bel et bien un devoir religieux. Ainsi que le rappelle Bernard Lewis :

Au temps où les critères islamiques de légitimité et de justice furent abaissés pour être accommodés aux dures réalités du pouvoir militaire, les juristes prirent soin d’insister sur le fait que l’obligation du jihâd survivait à tout changement de gouvernement ou de régime et était un devoir pour tout gouvernement possédant le pouvoir nécessaire. Dans le jihâd, le devoir normal d’obéissance du sujet devient un devoir de soutien actif par les armes [9].

Ce changement était déjà palpable entre la fin de l’expérience de la Cité-État prophétique de Médine (624-632) et le début de la stabilisation de l’Empire. Sans oublier cette parenthèse cruciale, moment traumatique inaugural de l’histoire de l’islam, que fut le dénouement tragique de la « Grande Discorde » entre sunnites, shî‘ites et khârijites. C’est durant cette parenthèse dramatique que jihâd a pris la connotation de « guerre civile ».

Après cet épisode de guerre de succession, une modification sensible dans l’appréhension de la thématique du jihâd devint perceptible dès la stabilisation de l’Empire. Les dynasties califales, dans leurs confrontations avec leurs concurrents perses, byzantins, mongols, chrétiens croisés, et avec leurs « ennemis de l’intérieur », n’eurent ni la même attitude à l’égard de l’usage de la violence, ni la même stratégie guerrière, ni la même rhétorique. Comme chacun sait, l’expansion de l’univers islamique eut lieu à une vitesse fulgurante, de l’Andalousie à l’Ouzbékistan. Elle a pu s’adosser à une vision belliqueuse du jihâd, mais pas toujours, car nombre de peuples adhérèrent à l’islam sans que les souverains musulmans aient eu recours à la force. Dans le même temps, l’expansion de l’Empire ayant débouché (du 7e à la fin du 9e siècle) sur des frontières plus ou moins définitives, les leaders musulmans se mirent à douter de l’imminence de l’expansion planétaire de l’islam.

Cette prise de conscience coïncida avec une inflexion dans la perception de la « frontière » (limes) et une mutation dans la saisie des affaires stratégiques relatives à la nature de la guerre et aux modalités des relations diplomatiques avec les puissances du moment. Certains théologiens commencèrent à reconsidérer la question de la da‘wa et celle de la nature du jihâd. À leurs yeux, si le prosélytisme s’était révélé, pour les premiers musulmans, nécessaire (lors de la période de la Révélation puis au moment des conquêtes : al-futûhât), la guerre pouvait à présent se révéler néfaste ; il y avait d’autres moyens de combattre pour la foi. Cette nouvelle phase, qui a commencé dès le 11e siècle, a été marquée par la montée de troubles internes (fitna) et par une relative maitrise des périls extérieurs. Pour les ‘ulamâ’ et les fuqahâ’ comme pour les califes et les princes, il convenait de renoncer (momentanément ?) à la suprématie universelle de l’islam et d’accepter la coexistence dans un monde multiconfessionnel. Les dirigeants musulmans cherchèrent à réconcilier deux impératifs intimement liés : l’instauration d’un équilibre politique interne, la paix avec les voisins ; il semble que le jihâd resta à connotation guerrière mais surtout défensive, avec pour but de résister aux périls extérieurs et de maintenir la cohésion et l’unité de la ’Umma.

C’est à ce moment-là que fut élaborée la thématique de la tripartition de l’univers en « trois mondes » (Dâr al-islâm, Dâr al-solh, Dâr al-harb). Sans fondement coranique, elle est, à l’âge classique, le fruit d’une construction relativement tardive des docteurs de la foi. Il y a, d’une part, la « Demeure de l’islam » (Dâr al-islâm), c’est-à-dire tout territoire appartenant à la grande ’Umma et où s’applique la sharî‘a ; d’autre part, le « domaine de la guerre » (Dâr al-harb), appelé aussi « territoire de l’impiété » (Dâr al-kufr), désignant les pays non encore soumis ou considérés comme hostiles à l’islam (que la loi islamique n’y soit pas prédominante ou que les musulmans ne puissent y pratiquer leur religion). Enfin, le troisième monde, appelé « territoire de la trêve », « territoire de la réconciliation » (Dâr al-solh ou Dâr al-silm), où des traités de paix ont été conclus, est considéré comme un espace relativement neutre : la loi islamique ne s’y applique certes pas, mais il n’est pas à considérer comme hostile aux musulmans. Se situant entre le Dâr al-harb (à qui la guerre peut être déclarée) et le Dâr al-islâm, il s’agissait, au cours des premiers siècles de l’hégire (et du déclenchement des conquêtes arabes), des pays obtenant la paix sans guerre, moyennant un tribut particulier, la jizya [10].


Source :
Lamichichi, A. (2005). Jihâd. Un combat contre quel adversaire ? , Mots. Les langages du politique [En ligne], 79 | 2005, mis en ligne le 28 mai 2008. URL : http://mots.revues.org/1302


[1] Voir A. Lamchichi, 2004, « Islam(s) et islamisme(s) à l’épreuve de la violence et de la guerre », H. Lelièvre éd., Terrorisme : questions, Bruxelles, Complexe, p. 73-109 ; M. Abbès, 2003, « Guerre et paix en islam : naissance et évolution d’une théorie », Mots. Les langages du politique, n° 73, novembre, p. 43-58 ; J. Flori, 2002, Guerre sainte, jihad, croisade. Violence et religion dans le christianisme et l’islam, Paris, Points Seuil. Voir en fin de dossier la « Bibliographie thématique ».

[2] Voir A. Dupront, 1997, Le mythe de croisade, 4 vol., Paris, Gallimard ; P. Alphandery et A. Dupront, 1995 [rééd.], La chrétienté et l’idée de croisade, Paris, Albin Michel ; J. Richard, 2000 [rééd.], L’esprit de la croisade, recueil de textes, Paris, Le Cerf.

[3] B. Lewis, Le langage politique de l’Islam, Paris, Gallimard, 1988, p. 110-138.

[4] D’elle découle harîm, d’où vient le français harem, gynécée, repris du turc.

[5] J. Chelhod, 1986 [rééd.], Les structures du sacré chez les Arabes, Paris, Maisonneuve & Larose.

[6] Voir J.-P. Charnay, 1986, L’Islam et la guerre. De la guerre juste à la révolution sainte, Paris, Fayard, et 2003, Principes de stratégie arabe, Paris, L’Herne ; J. Chabbi, 2001, « Des versets pacifiques », Télérama hors série : Comprendre l’islam. Si loin, si proche, p. 28-29 ; M. Chebel, 1995, Dictionnaire des symboles musulmans, Paris, Albin Michel, p. 140-141 ; S. Mervin, 2000, Histoire de l’islam. doctrines et fondements, Paris, Flammarion ; A. Morabia, 1993, Le Gihâd dans l’Islam médiéval. Le « combat sacré », des origines au 12e siècle, Paris, Albin Michel ; E. Weber et G. Reynaud, 1989, Croisade d’hier, Djihad d’aujourd’hui. Théorie et pratique de la violence dans les rapports entre l’Occident chrétien et l’Orient musulman, Paris, Le Cerf ; E. Tyan, « Djihâd », Encyclopédie de l’Islam, Leyde, Brill / Paris, Maisonneuve & Larose, 1960-2003, t. 2, p. 551-553. Voir « Bibliograhie thématique » en fin de dossier.

[7] M. Dousse, 2002, remarque : « En islam, la guerre est davantage codifiée que dramatisée ou sacralisée liturgiquement. » (Dieu en guerre. La violence au cœur des trois monothéismes, Paris, Albin Michel, p. 208.)

[8] Voir à ce sujet l’historien tunisien H. Djait, 1989, La Grande discorde. Religion et politique dans l’islam des origines, Paris, Gallimard, et H. Laoust, 1983, Les schismes dans l’islam, Paris, Payot.

[9] Le langage politique de l’Islam, op. cit., p. 113-114.

[10] La jizya désignait les impôts de capitation frappant les non-musulmans, en particulier les « Gens du Livre » (Ahl al-Kitâb) : juifs et chrétiens, mais aussi sabéens, descendants de la reine de Saba, et Perses zoroastriens, appelés mazdéens (mâjûs, en arabe), le zoroastrisme étant à l’époque de la prédication (da‘wa) de Muhammad, religion d’État de l’Empire des Sassanides. Voir C. Cahen, « Djizya », Encyclopédie de l’Islam, t. 2, p. 573-576.