La mémétique, pendant culturel de la génétique ? (Magnan de Bornier, 2008)

 février 2011
par  Jean Heutte
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C’est Richard Dawkins (Dawkins, 1989b, ch. 11) qui a lancé le mot et le concept de « mème » [1].

...un nouveau type de réplicateur est apparu récemment sur notre planète ; il nous regarde bien en face.[...] La nouvelle soupe est celle de la culture humaine. nous avons besoin d’un nom pour ce nouveau réplicateur, d’un nom qui évoque l’idée d’une unité de transmission culturelle ou d’une unité d’imitation. « Mimème » vient d’une racine grecque, mais je préfère un mot d’une seule syllabe qui sonne un peu comme « gène », aussi j’espère que mes amis ... me pardonneront d’abréger mimème en mème (Dawkins, 1989b, 261).

Cette proclamation, si elle fait date d’un point de vue terminologique, n’est cependant guère explicite quant à la définition de l’objet nouvellement nommé.

L’idée-force présentée ici est qu’il existe, dans le domaine culturel ou informationnel, un équivalent à ce qu’est la génétique dans le domaine biologique, et un équivalent indépendant de la génétique. À la suite de Dawkins, l’idée du mème [2] s’est répandue avec vigueur, particulièrement dans la deuxième moitié des années 1990.

Internet a joué un rôle important dans ce mouvement : une revue électronique a été lancée : le Journal of Memetics - Evolutionary Models of Information Transmission [3], dont neuf volumes sont parus de 1997 à 2005. Des listes de discussion très actives existent dont en particulier la liste memetics@mmu.ac.uk.

[...]

L’égoïsme de l’interacteur : du gène égoïste au mème égoïste ?

Un caractère important de la théorie, qui fait débat aussi bien en biologie que dans le domaine culturel, est l’égoïsme du réplicateur. Le titre provocateur donné par Dawkins au plus populaire de ses livres (Dawkins, 1989b) : « The selfish gene », repris sans trop d’imagination récemment par Distin (2004) « The selfish meme », montre bien l’importance de ce thème pour ses tenants. De quoi s’agit-il ? Pour les néo-darwinistes l’explication de l’évolution repose sur l’hypothèse fondamentale que le réplicateur est égoïste en ce sens qu’il cherche à maximiser sa descendance, c’est-à-dire le nombre de copies de lui-même qu’il peut faire. Ce n’est pas au niveau des véhicules, des interacteurs, qu’on doit chercher un « motif » des actions, mais au micro-niveau des réplicateurs, gène et mème. Cette approche a permis à ses partisans de fortifier la théorie face à certains défis qui semblaient la mettre en péril, en particulier ceux que présente le problème de l’altruisme : – Pourquoi les animaux soignent-ils leur descendance si leur survie est leur principale préoccupation ? – Pourquoi préviennent-ils leurs congénères du danger au lieu de fuir immédiatement ? – etc...

L’altruisme est une difficulté pour le darwinisme, parce que s’il existe on voit bien qu’il ne peut que s’opposer à la sélection des plus aptes, il est contradictoire avec un des trois piliers de la sélection naturelle. L’altruisme implique la sélection de groupe, mécanisme dans lequel l’adaptation (fitness) ne joue au mieux qu’un rôle accessoire, la selection de groupe ayant comme propriété de protéger les plus faibles ou en tous cas certains d’entre eux. En mettant l’accent sur l’égoïsme du gène, il est possible de faire apparaître tous les comportements apparemment altruistes comme en fait égoïstes, non pas du point de vue de l’organisme ou véhicule des gènes, mais bien du point de vue des gènes. Cette approche trouve sa justification dans son pouvoir explicatif : en effet, grâce à elle, les néo-darwiniens ont pu réfuter tous les exemples d’altruisme que proposaient leurs rivaux (en particulier V.C.Wynne-Edwards, 1986), montrant de manière convaincante que s’ils mettaient en évidence un altruisme des organismes, ils conservaient la propriété d’égoïsme des gènes [4].

Le paradigme du gène égoïste ne doit pas être compris littéralement, bien évidemment ; pris au premier degré, il signifierait que le gène agit intentionnellement pour se multiplier, et les généticiens et éthologistes modernes ne croient certainement pas cela. Cette formulation n’est qu’un « tout se passe comme si » : tout se passe comme si en réalité le jeu des lois de l’évolution aboutissait à sélectionner les gènes dont on peut rendre du comportement en les qualifiant d’égoïstes, en leur appliquant un modèle de comportement maximisateur qui ne correspond pas à quoi que ce soit de réel. Comportement maximisateur qui est d’ailleurs étroitement économique : il s’agit pour le gène, dans ce « tout se passe comme si », de maximiser le nombre des copies de lui-même (sa réplication) sous contrainte des ressources disponibles et en considérant les usages alternatifs, comme en particulier l’alternative entre favoriser dans leurs véhicules une descendance nombreuse d’une part, et élever correctement cette descendance de l’autre, alternative dont chaque branche favorise la multiplication des copies mais aussi utilise des ressources rares. Même si l’on reste conscient du caractère métaphorique de l’expression de gène égoïste, la signification profonde de ce qu’elle cache ne laisse pas d’être mystérieuse.

Cela n’a guère d’importance, selon les partisans de l’idée du gène égoïste : le paradigme se justifie non par une bonne appréhension de la réalité sous-jacente, que nul ne prétend connaître, mais par son pouvoir explicatif qui serait supérieur à celui des approches concurrentes : c’est la pratique scientifique standard et il n’y a rien là d’étonnant.

S’agissant des mèmes, les promoteurs de cette nouvelle sorte de réplicateur se trouvent amenés de manière quelque peu automatique à proposer un mème égoïste, puisque le mème est proclamé en tant que « nouveau réplicateur ».

Ainsi :

With a meme’s eye view we ask not how inventions benefit human happiness or human genes, but how they benefit themselves (Blackmore, 1999, 27).

Ou encore :

If memes are replicators, as I am convinced they are, then they will not act for the benefit of the the species, for the benefit of the individual, for the benefit of the genes, or indeed for the benefit of anything but themselves. That is what it means to be a replicator (Blackmore, 1999, 31).

On voit ce qu’un tel raisonnement a de fragile : il est circulaire « si les mèmes sont des réplicateurs, alors ils sont des réplicateurs » et s’apparente à une pétition de principe plus qu’à une proposition réfutable ; il prend d’une manière littérale et non métaphorique le fait que le réplicateur « agit pour le bénéfice de » ; alors que l’analyse de nombreux problèmes concrets a permis de renforcer l’hypothèse du gène égoïste, l’hypothèse jumelle du mème égoïste se trouverait validée a priori ou par contagion – contagion quelque peu prédatrice – avec la validité de l’hypothèse précédente.

La théorie mémétique doit faire ses preuves par elle-même, plutôt que de profiter des succès du paradigme du gène égoïste. Une des voies consiste à tenter de montrer que l’évolution culturelle est autonome.

Une forme autonome d’évolution ?

Les promoteurs de la mémétique insistent tous sur le fait que les mèmes ne sont pas « tenus en laisse par les gènes », proposition qui revient à proclamer le darwinisme universel. Cette position ne va évidemment de soi, et il n’est sans doute pas inutile de rappeler que les rapports entre génétique et évolution culturelle peuvent en principe prendre trois formes :
- Prolongement : Dans cette première approche, l’évolution culturelle est déjà contenue dans les données fondamentales de la biologie ; elle est présente dans les gènes. La culture est alors quasiment instinctive [5]. On trouvait cette idée chez Teilhard de Chardin et plus récemment, de manière plus prudente, dans la sociobiologie. Edward O. Wilson « affirme que la connection entre les gènes et la culture n’est jamais totalement perdue et discute cette connection en termes de co-évolution gène-culture (Lumsden et Wilson, 1981), un concept cohérent avec la notion générale d’une relation étroite entre l’évolution culturelle et biologique »(Ekstig, 2004). La psychologie évolutionniste est une autre école rattachant l’esprit à l’évolution biologique, quoique d’une manière différente (voir Aunger, 2002, 35-40).

- Similitude : Selon une seconde conception, peut-être la plus répandue, la présence de mécanismes évolutionnistes dans le monde social est similaire mais non consubstantielle à l’évolution biologique. Le social et le biologique sont indépendants, chacun connaissant une forme différente des « lois de l’évolution ». Ce besoin d’indépendance, ressenti essentiellement par des théoriciens de l’évolution culturelle qui en tant que représentants d’une branche moins développée sinon moins ancienne de l’évolutionnisme [6], craignent plus spécialement l’assimilation, aboutit souvent à nier le caractère « darwinien » de l’évolution culturelle et à la rattacher plutôt à la tradition lamarckienne.

- Darwinisme universel : selon les tenants de cette position, le champ biologique n’est qu’un exemple (le mieux connu) d’un mécanisme omniprésent sur terre et même dans l’univers. Des auteurs du début du vingtième siècle comme Baldwin et Veblen peuvent être considérés comme les premiers défenseurs de cette idée, à laquelle Dawkins a associé le terme de darwinisme universel. Cette idée a le mérite de préserver l’indépendance des différents champs de recherche dans lesquels l’idée d’évolution est présente, mais en revanche elle offre l’inconvénient d’attribuer une prééminence a priori aux mécanismes darwiniens relativement aux autres types possibles d’évolution comme par exemple les processus lamarckiens (Hodgson, 2001, 103-04).

Les méméticiens utilisent divers arguments permettant de justifier leur revendication d’autonomie.

D’un côté, révéler l’existence des mèmes en tant que réplicateurs, c’est-à-dire montrer que les mêmes ont le pouvoir effectif de se reproduire par eux-mêmes, paraît une première indication de poids. Mais la démonstration de ce pouvoir de réplication n’est pas entièrement convaincante, ne serait-ce que parce que ce pouvoir apparaît tantôt très faible, tantôt fort, il n’est certainement pas constant. Certains virus informatiques, ou des chaînes de courrier [7], disposent d’un fort pouvoir réplicateur, alors que certains mèmes « n’arrivent » jamais à se répandre dans la population (en bons darwiniens, les méméticiens n’ont d’ailleurs aucun mal à montrer que de tels mèmes n’ont pas un degré d’adaptation suffisant).

D’un autre côté la sociobiologie (dans un sens large) n’a semble-t-il jamais apporté une preuve formelle de la dépendance de la culture relativement aux gènes ; elle a bien sûr élaboré des modèles dans lesquels la culture apparaît comme dépendant des gènes : le concept de « culturgen » de Lumsden et Wilson (1981) en est un exemple, de même que le modèle de « trait culturel » proposé par Cavalli-Sforza et Feldman (1981), dans lequel « cultural activity is an extension of darwinian fitness » (p. 362). Dans ces modèles la dépendance du culturel au génétique est posée, elle n’est cependant pas indispensable aux résultats obtenus. Il en va de même de la psychologie évolutionniste (Aunger, 2002, ch. 2)

Cependant il ne s’agit peut-être pas d’une question indécidable ; les tenants du mémétisme proposent comme test d’identifier le bénéficiaire de l’évolution culturelle : s’agit-il des gènes ou du génotype, on pourrait alors affirmer que l’évolution culturelle est bien une annexe ou un simple prolongement de l’évolution biologique ; mais si le bénéficiaire est le mème ou un « mèmeplexe » (expression équivalente à celle de phémotype qu’on a vue plus haut), alors l’autonomie de l’évolution culturelle devient crédible. Il faut donc, ainsi que l’a fait Denett [8], se demander à propos de l’évolution culturelle : « cui bono ? »

La question ainsi posée n’est plus en effet une pure pétition de principe, elle se heurte cependant à des difficultés souvent insurmontables, liées à l’identification de l’ensemble des variables à considérer. Suzan Blackmore propose de formuler la question dans les termes de l’économie de la rareté, termes dont l’utilisation a fait la réussite de la génétique ; dans le cas des mèmes : Imagine a world full of hosts for memes (e.g. brains) and far more memes than can possibly find homes. Now ask, which memes are more likely to find a safe home and get passed on again ?(Blackmore, 1999, p.37)

Il est cependant difficile d’être convaincu par un tel programme ; n’oublions pas que la notion de bénéficiaire ne peut ni ne doit être prise de manière littérale ; ce serait doter les mèmes de vraies intentions, d’une conscience – et peu même parmi les méméticiens accepteront d’aller jusque là.

Une dernière piste – la plus solide à mon sens – est l’analyse de la « co-évolution », c’est-à-dire des cas où les méméticiens identifient une évolution qui dépendrait à la fois des gènes et des mèmes. Un exemple typique est le cerveau humain, dont la taille inhabituelle mérite analyse ; d’un côté, il n’a pas pu se développer sans modifications génétiques, et de l’autre l’hypertrophie de cet organe ne semble pas réellement résulter d’une adaptation en termes de plus grande fitness : c’est un organe grand consommateur de ressources et dont la contribution à la réplication des gènes semble limitée. Ces remarques, aux yeux des méméticiens, suffisent à montrer que les mèmes – qui cherchent des logements – avaient « intérêt » à contribuer au développement du cerveau.

La co-évolution peut être collaborative, comme dans le cas des institutions familiales (mariage, relations parents-enfants) où les mèmes vont dans le même sens que les gènes ; aucun problème ne se pose dans de tels cas, et la théorie des mèmes tenus en laisse par les gènes n’est pas gênante. Mais quand la co-évolution devient conflictuelle, ce qui est le cas pour la croissance du cerveau et encore plus par exemple dans l’évolution des moeurs familiales des sociétés riches (contrôle des naissances, transition démographique), les mèmes jouant avec succès dans une direction contraire à « l’intérêt » des gènes, la preuve semble apportée de leur indépendance [9].


Souce :
Magnan De Bornier, J. (2008) Mèmes et évolution culturelle, Communication au séminaire Économie et biologie CREUSET-GREQAM, juillet 2005 - Document de Travail n° 2008-15 halshs-00278526, version 1 - 13 May 2008


[1] En anglais, « meme »

[2] Le mème du mème ?

[3] http://jom-emit.cfpm.org et le nouveau site http://jom-emit.org dans un futur proche

[4] Selon Dawkins, le seul élément d’altruisme qui reste debout après toutes ces réfutations est l’altruisme à l’intérieur du groupe familial ou « dévouement parental » , c’est-à-dire celui des parents – humains ou animaux – envers leurs enfants.

[5] Contrairement à la proposition hayekienne consistant à situer le domaine de l’évolution culturelle « between instinct and reason » (Hayek, 1988-1993, pp. 11-28).

[6] Hayek par exemple insiste fréquemment sur la primauté historique de l’évolution culturelle qui aurait inspiré Darwin, à travers la connaissance qu’il avait de Smith et Malthus

[7] Où il est précisé parfois que celui qui l’interrompt sera « maudit à jamais ».

[8] Cité par Blackmore (1999, p. 34)

[9] Blackmore (1999) considère le développement du cerveau et et l’apparition du langage comme les deux cas les plus nets où les mèmes ont dirigé un processus évolutionnaire à l’encontre des intérêts