Paradoxe de la « liberté » : Immaturité et difficulté de la construction du self (Anatrella, 2003)

 octobre 2010
par  Jean Heutte
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« Dans une société qui, pour diverses raisons, entretient le doute et le cynisme, la peur et l’impuissance, l’immaturité et l’infantilisme, des jeunes ont tendance à se maintenir dans des modes de gratification primaires. Ils ont du mal à devenir matures — la maturité définissant habituellement la personnalité qui a achevé la mise en place des fonctions de base de la vie psychique et qui est capable de différencier sa vie interne du monde extérieur. De nombreux jeunes qui se maintiennent dans une psychologie fusionnelle peinent à effectuer cette opération de différenciation. Ce qui est ressenti et imaginé se substitue souvent aux faits et à la réalité du monde extérieur. Le phénomène est amplifié et nourri par la psychologie médiatique, qui innerve les esprits actuels et l’univers virtuel que développent les jeux vidéo et l’Internet. » (Anatrella, 2003, p. 37)

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« J’ai eu l’occasion de montrer combien, depuis le milieu du xxe siècle, le processus d’identification a été inversé lorsque le discours social a prescrit aux adultes de s’identifier aux adolescents, dévalorisant auprès de ces derniers toute identification aux adultes et aux références fondatrices de la société. Tout devait se créer à partir de la jeunesse au nom d’un célèbre slogan, néanmoins déréel et dépressif : « Il faut changer la vie ! » Or, peut-on changer la vie ? N’est-elle pas plutôt un donné qu’il faut assumer pour, dans le meilleur des cas, tenter d’agir dessus ? L’idée a donc prévalu qu’il fallait rester jeune, qu’il ne fallait pas grandir et encore moins devenir adulte. Cette conception semble être devenue caduque ; pourtant, ses effets continuent d’agir sur les représentations sociales et les psychologies. Quoi qu’on en pense, les normes de l’adolescence ont envahi la vie sociale. La liste suivante, non exhaustive, est éloquente en ce sens : la subjectivité est dominante, l’émotionnel se substitue au rationnel, l’imaginaire devient plus important que le réel, une vision ludique et médiatique de la vie professionnelle s’affirme [6] ; relation fusionnelle aux êtres et aux choses, suprématie du couple juvénile et rupture comme mode de traitement des crises relationnelles, peu de résistance face aux frustrations inhérentes à l’existence, ambivalence à l’égard des lois, rapport au temps éphémère, inhibition à s’engager, narcissisme expansif, etc. C’est pourquoi, par ailleurs, j’ai également parlé de société adolescentrique (Anatrella, 1997). »(p. 39)

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« Un contexte qui favorise l’adulescence :
Nous sommes dans une ambiance vraiment paradoxale : d’une part, on prétend rendre autonomes le plus tôt possible les enfants, dès la crèche et l’école maternelle ; en même temps, on observe des adolescents, et surtout des post-adolescents, qui ont du mal à effectuer les opérations psychiques de la séparation — ce que pourtant, à les écouter, ils souhaitent. Le monde des adultes pense les rendre autonomes dès l’enfance en les considérant libres dans leurs désirs, face aux contraintes de l’existence et pour disposer à leur guise des codes sociaux et des lois morales. La confusion entre une liberté inconditionnelle laissée à l’enfant, sans avoir le souci de l’éduquer au sens de celle-ci, et son autonomie psychique risque de compliquer les tâches de différenciation. Pour se libérer de cette gêne, ils cherchent des appuis afin de s’étayer sur des ressources psychologiques, sociales et spirituelles de la vie adulte. » (p. 39)

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« Une société qui entretient l’immaturité. – Les adulescents sont le résultat d’une éducation et d’une relation affective qui les maintiennent dans les gratifications primaires de l’enfance. L’éducation contemporaine fabrique des sujets collés à l’objet et qui sont, même s’ils s’en défendent, des êtres dépendants. Pendant l’enfance, leurs désirs et leurs attentes ont été tellement sollicités au détriment des réalités extérieures et des exigences objectives, qu’ils finissent par croire que tout est malléable en fonction de leurs seuls intérêts subjectifs. Puis, dès le début de l’adolescence, faute de ressources suffisantes et d’étayage interne, ils cherchent à développer des relations de dépendance dans des relations de groupe ou de couple. Si j’ai inventé également la notion de « bébés couples », c’est pour qualifier leur économie affective, qui ne marque pas toujours de différence entre la sexualité infantile et la sexualité objectale. Ils passent de l’attachement aux parents à l’attachement sentimental en demeurant dans la même économie affective.

L’éducation, dans son légitime souci de veiller à la qualité relationnelle avec l’enfant, a été trop centrée sur le bien-être affectif, parfois au détriment des réalités, des savoirs, des codes culturels et des valeurs morales, n’aidant pas les jeunes à se constituer intérieurement. Ils sont davantage dans une expansion narcissique que dans un véritable développement personnel ; ce qui donne souvent des personnalités certes plastiques et sympathiques, mais aussi parfois superficielles, voire insignifiantes, et qui n’ont pas toujours le sens des limites et des réalités. Ces jeunes se mettent en quête de relations et de situations qui leur rappellent la relation qu’ils ont vécue avec leurs parents et des adultes qui ont tout fait pour leur éviter de manquer de quoi que ce soit. Ils ont ainsi du mal à se différencier et à se détacher de leurs premiers objets pour faire leur vie. Grandir implique de se séparer psychologiquement, de quitter son enfance et son adolescence ; mais, pour beaucoup, cette séparation est difficile parce que les espaces psychiques entre parents et enfants sont confondus. » (p. 40)


Sources :
Anatrella, T. (2003). Les "adulescents". Etudes, 399(7-8), 37-47. Retrouvé de http://www.cairn.info/load_pdf.php?...

Anatrella, T. (1997). Interminables adolescences : les 12-30 ans, puberté, adolescence, postadolescence," une société adolescentrique" (p. 222). Éd. du Cerf.