Adaptation hédonique aux expériences positives et négatives (Martin-Krumm, Lyubomirsky & Nelson, 2012)

jeudi 1er octobre 2015
par  Jean Heutte
popularité : 3%

Le frisson de la victoire et l’agonie de la défaite s’émoussent au fil du temps. Ce phénomène, connu sous le nom de l’adaptation hédonique, est récemment devenu un sujet controversé parmi les psychologues et les économistes (e.g., Diener, Lucas & Scollon, 2006 ; Easterlin, 2006 ; Frederick & Loewenstein, 1999 ; Kahneman & Thaler, 2006 ; Lucas, 2007a ; Lyubomirsky, Sheldon & Schkade, 2005 ; Wilson & Gilbert, 2008). Le modèle de l’Adaptation hédonique aux expériences positives et négatives (Hedonic Adaptation to Positive and Negative Experiences [HAPNE] ; Lyubomirsky, 2011 ; Sheldon, Boehm & Lyubomirsky, sous presse) propose que l’adaptation se produit en suivant deux voies distinctes, de telle sorte que les hausses ou les baisses initiales du bien-être correspondant à des changements de vie positifs ou négatifs (e.g., nouvelle rencontre ou rupture amoureuse) s’érodent avec le temps. Selon la première voie, le flux d’émotions positives ou négatives découlant des changements de vie peut diminuer au cours du temps, ramenant les niveaux de bonheur des individus à leur valeur type. La deuxième, moins intuitive, précise que le flux d’événements positifs ou négatifs liés aux changements de vie peut modifier les attentes des individus concernant le caractère positif (ou négatif) de leur vie, de telle sorte que l’individu tient simplement pour acquises les circonstances qui auparavant le rendaient heureux ou s’endurcit vis-à-vis des conditions qui autrefois le rendaient malheureux.

Résultats empiriques [...] dans les domaines négatifs et positifs

Un nombre grandissant d’études ont exploré les indicateurs et les conséquences de l’adaptation hédonique aux circonstances et événements négatifs. Par exemple, un mois à un an après le début de leur paralysie, les victimes d’accidents rapportaient être significativement moins heureux qu’un groupe contrôle (Brickman, Coates & Janoff-Bulman, 1978) mais 1 à 60 mois après une intervention chirurgicale dans le cadre d’un cancer du sein, la majorité des patients disaient que leur vie s’était améliorée (Taylor, Lichtman & Wood, 1984). Sans évaluation effectuée avant l’événement, les chercheurs ne peuvent toutefois déterminer si et dans quelle mesure une adaptation s’est réellement produite.

Les études longitudinales prospectives sont plus riches en enseignements. Dans une investigation sur 19 ans auprès de résidents allemands, Lucas (2007b) a observé que ceux qui avaient connu une invalidité pendant le déroulement de l’étude montraient une baisse soutenue de leur niveau de bien-être entre le moment précédant et le moment suivant l’apparition de leur invalidité, même après avoir contrôlé leurs revenus et l’exercice d’une activité professionnelle. Les participants qui ont été suivis de 15 à 18 ans rapportaient un bien-être réduit des années après être devenus chômeurs (Lucas, Clark, Georgellis & Diener, 2004), divorcés (Lucas, 2005) ou veufs (Lucas, Clark, Georgellis & Diener, 2003). Que ces individus aient vécu une invalidité, le chômage, le veuvage ou le divorce (toutes des expériences négatives), les résultats suggèrent que leur bien-être a "pris un coup" et ne s’est jamais complètement rétabli. Par rapport au domaine négatif, la littérature Par rapport au domaine négatif, la littérature sur l’adaptation hédonique aux circonstances et événements positifs est assez rare ; il n’existe qu’un petit nombre d’études transversales publiées et encore moins d’études longitudinales. De manière intéressante, chacune de ces investigations démontre une adaptation rapide et complète aux événements positifs. L’étude la plus souvent citée est celle de Brickman et de ses collègues (1978) qui ont rapporté que les gagnants de la loterie de l’état de l’Illinois n’étaient pas plus heureux entre moins d’un mois et 18 mois après avoir pris connaissance de leurs gains, en comparaison avec ceux qui n’avaient rien gagné.

Une étude beaucoup plus convaincante montrait que les résidents allemands qui s’étaient mariés au cours de la période de 15 ans sur laquelle s’étalait l’investigation, obtenaient initialement une hausse de leur niveau de bonheur mais qu’au bout de deux années en moyenne, ils avaient retrouvé leur niveau antérieur (Lucas et coll., 2003 ; voir aussi Lucas & Clark, 2006). De plus, les résultats suggèrent que le sentiment d’un bien-être accru – déclenché par le fait de recevoir des commentaires positifs à son propre sujet pendant 5 jours d’affilée – se dissipe de manière quasi linéaire en l’espace de deux semaines (Boehm & Lyubomirsky, 2010a, b). Bien que quelques études longitudinales aient évalué la satisfaction à l’égard d’un événement particulier (e.g., obtenir des implants mammaires) au cours des mois ou des années suivant la procédure (e.g., Cash, Duel & Perkins, 2002), à notre connaissance, aucune investigation à part les deux déjà citées n’a mesuré le bien-être avant et après un changement positif important, et très peu ont comparé la trajectoire en termes de bien-être d’individus qui ont vécu des événements de vie majeurs avec celle de contrôles équivalents.

En somme, la vaste majorité des travaux théoriques et empiriques à ce jour ont abordé l’adaptation aux circonstances et événements négatifs. En conséquence, les conclusions récentes concernant les effets et les processus qui sous-tendent l’adaptation hédonique – indiquant que souvent elle n’est pas complète (Diener et coll., 2006 ; Lucas, 2007a) – s’appliquent principalement aux expériences négatives. Il est intéressant de noter que les études empiriques à ce jour suggèrent que l’adaptation hédonique est plus rapide – et davantage susceptible d’être "complète" – en réaction à des expériences positives qu’à des expériences négatives. Un mécanisme qui pourrait expliquer cette différence concerne le résultat robuste suivant lequel, dans les termes éloquents de Baumeister et de ses collègues, "le mal est plus fort que le bien" (Baumeister, Bratslavsky, Finkenauer & Vohs, 2001 ; voir aussi Taylor, 1991).

De nombreuses investigations apportent les preuves d’une asymétrie des expériences positives et négatives ainsi que des émotions positives et négatives (Lawton, DeVoe & Parmelee, 1995 ; Nezlek & Gable, 2001 ; Sheldon, Ryan, & Reis, 1996 ; voir aussi Oishi, Diener, Choi, Kim-Prieto & Choi, 2007). Par exemple, après une mauvaise journée, des étudiants rapportaient un bien-être plus faible le lendemain, mais après une bonne journée, leur bien-être renforcé ne se prolongeait pas jusqu’au jour suivant (Sheldon et coll., 1996). Ces résultats soulignent la prédominance du négatif sur le positif. De cette manière, les données sur l’asymétrie positif-négatif soutiennent la possibilité qu’un événement négatif rende les individus beaucoup plus malheureux qu’un événement positif équivalent ne les rendrait heureux, ce qui correspond à ce que d’autres ont décrit comme le biais de négativité (Ito & Cacioppo, 2005 ; Rozin & Royzman, 2001 ; voir aussi Strahilevitz & Loewenstein, 1998).


Source :
Martin-Krumm, C., Lyubomirsky, S., & Nelson, K. (2012). Psychologie positive et adaptation : Quelle contribution ?. In C. Tarquinio & E. Spitz, (Eds), Psychologie de la Santé : Théories de l’adaptation. Bruxelles : De Boeck. http://sonjalyubomirsky.com/wp-cont...