Rénumérer les enseignants sur la performance ? (Larré & Plassard, 2007)

 juin 2008
par  Jean Heutte
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En matière d’éducation, les systèmes publics ont représenté pendant longtemps le modèle standard et incontesté de régulation, aussi bien pour les économies de marché que pour les économies planifiées. Mais, depuis une vingtaine d’années, ils sont confrontés à des chocs internes et externes tant qualitatifs que quantitatifs : performances internes jugées souvent faibles (Hanuschek, E. A. and Kimko, D. D., 2000), en butte au phénomène des décrocheurs (Blaug, M., 2001), performances externes mises en question par l’existence de pénuries et de surplus ou interpellées par le problème de la suréducation ou du déclassement (Giret, J.-F. and Lemistre, P., 2004). Mis par ailleurs en concurrence, dans des contextes économiques difficiles, avec d’autres besoins sociaux, notamment ceux de la protection sociale, les systèmes éducatifs publics font l’objet de nombreuses critiques et sont confrontés aux turbulences des réformes.
Même sur le strict plan des idées, leur légitimité est remise en cause par un renouvellement radical du débat concernant les motifs d’intervention de l’État, apporté notamment par la théorie du Public choice ou la théorie de la bureaucratie. Rationalisée auparavant par des considérations d’efficacité et/ou d’équité (Colclough, C., 1996), l’intervention de l’État doit se justifier aujourd’hui, face à un modèle libéral qui souligne abondamment les state failures.
Malgré cette cinglante remise en cause de l’État, la plupart des sociétés ne sont pas, pour autant, naturellement tentées par un modèle libéral d’éducation. Ressentant la nécessité de transformer une action publique éducative fragilisée, mais refusant de s’orienter vers une régulation « marchande » de l’éducation, elles cherchent à faire émerger un nouveau modèle pour le système éducatif : une troisième voie.
Cette troisième voie, en construction, trouve des fondements dans les évolutions récentes de l’analyse économique dont l’attention s’est déplacée de l’analyse du fonctionnement des marchés concurrentiels vers l’analyse des relations bilatérales entre agents économiques, pour donner naissance à l’économie des contrats. En devenant objet de recherche, les contrats ont mis en lumière le rôle important des incitations dans les interactions stratégiques entre agents.

C’est donc dans ce cadre que nous envisagerons la question de l’introduction d’incitations dans la gestion des enseignants, qui pourrait bien constituer un des piliers de la « troisième voie » recherchée, acheminant ainsi le système plus vers une évolution que vers une révolution. Dans de nombreuses analyses en effet, c’est dans une perspective d’amélioration des performances scolaires via l’enseignant, envisagé comme l’intermédiaire clef du processus d’éducation, qu’est proposée sa mise en incitation, généralement à travers une modification de son système de rémunération.

Le principe mis en œuvre paraît d’une grande simplicité (si l’on fait abstraction des difficultés inhérentes au dispositif et au contexte particulier, difficultés sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir par la suite). Le paiement au résultat ou à l’output et à la performance vient se substituer au paiement à l’input (effort) lorsque l’effort est non observable et que l’output est une fonction de l’effort. L’effort est celui de l’enseignant, le résultat scolaire est celui de l’élève. La relation d’agence met en regard un principal et un agent. Si le rôle de l’agent est toujours tenu par le seul enseignant, le principal peut être représenté, selon les besoins de l’analyse, par l’État, le directeur d’école ou les parents d’élèves.

[...]

La théorie de l’agence a le mérite de poser une question largement ignorée précédemment par l’économie de l’éducation, à savoir la question du système de rémunération des enseignants, envisagée en tant que facteur d’augmentation du niveau éducatif d’une nation. Auparavant la liaison n’était, en effet, pas perçue de façon évidente et l’on pouvait même parler, sans trop d’exagération, d’une neutralité parfaite de la rémunération sur la performance. Prenant le contre-pied de cette neutralité, la théorie de l’agence met en exergue l’importance des incitations monétaires au plan théorique, en faisant le pari que l’enseignant ne se démarque pas du comportement de la masse des autres travailleurs au regard des considérations monétaires. En même temps, elle vient insister sur les spécificités d’un métier complexe comportant des multiples tâches et pour lesquelles certains résultats ne peuvent pas toujours être mesurés aisément. Or de telles situations viennent limiter l’usage de systèmes explicites très incitatifs car ces derniers peuvent être à l’origine de dysfonctionnements de comportements.

Pour autant, quelle que soit l’efficacité des incitations, il convient de ne pas se tromper de débat et de ne pas attendre d’elles seules, l’amélioration de la performance. Les défis que doit relever l’école dans les années à venir sont infiniment complexes et la mise en incitation des enseignants n’est qu’un élément de réponse parmi d’autres, et probablement pas le premier. Sa mise en oeuvre suppose tout d’abord une réelle évolution des modes de recrutement et de management, ainsi que la construction de dispositifs spécifiques permettant de fixer et d’assurer la cohérence des objectifs collectifs et individuels. Elle suppose également de redonner du sens, individuel et collectif, au travail des enseignants et d’accompagner les profondes mutations qui touchent leurs fonctions. Elle suppose enfin de les (re)mobiliser, dans un environnement complexe et mouvant, sur des finalités durables et partagées.


Source :
Larré F. & Plassard J.-M. (2007) Quelle place pour les incitations dans la gestion du personnel enseignant ? note 439 du LIRHE, Janvier 2007.
http://lirhe.univ-tlse1.fr/publications/notes/439-07.pdf