De l’arbre à palabre au MOOC, la dimension sociale de l’autoformation dans les communautés d’apprenance est une constante (Heutte, 2013)

mardi 1er janvier 2013
par  Jean Heutte
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Que ce soit dans la rue, dans les gymnases, les stades… tel Socrate ou dans les actuels laboratoires de recherche de nos universités, en passant par l’arbre à palabre, les différents champs de l'éducation s'inscrivent dans une dynamique de formation tout au long, et tout au large, de la vie. « Cette éducation serait agissante pour vivre d'instant en instant un quotidien constitué d'une succession de situations qui, à leur tour, construisent l'informel d'une socialisation successive que Claude Javeau appelle "bricolage du social".» (Ranchier-Heutte, 2004, p. 22).


Au Moyen Âge, l’historien, père de la sociologie, Abd al-Rahmân Ibn Khaldûn précise que pour « acquérir la faculté de diriger avec habileté ses études scientifiques, la manière la plus facile d’y parvenir […] serait de travailler à se délier la langue en prenant part à des entretiens et à des discussions scientifiques. C’est ainsi qu’on se rapproche du but et qu’on réussit à l’atteindre. On voit beaucoup d’étudiants qui, après avoir passé une grande partie de leur vie à suivre assidûment les cours d’enseignement, gardent le silence (quand on discute une question scientifique) et ne prennent aucune part à la conversation. Ils s’étaient donnés plus de peine qu’il ne fallait pour se charger la mémoire (de notions scientifiques), mais ils n’avaient rien acquis d’utile en ce qui touche la faculté de faire valoir ses connaissances ou de les enseigner. » (Khaldûn, 1377, p. 444, traduit par Mac Guckin De Slane, 1863, 2e partie p. 335).


Fidèle à l’épistémologie adoptée dans son ouvrage, la Muqaddima1 (1377), Khaldûn résume ainsi sa conception de l’enseignement : « le développement des connaissances et des compétences est atteint par la discussion, l’apprentissage collectif et la résolution des conflits cognitifs par le co-apprentissage2 ». Ce qui corrobore l’idée selon Johnson et al. (1991, p. 4) que, « Comenius [Jan Amos Komensky] (1592-1670) croyait que les étudiants tireraient bénéfice d'enseigner et d'être formés par les autres étudiants. » (Traduction de Kaplan, 2009, p. 93).


Nous pouvons évoquer des références récentes concernant l’hypothèse centrale de la construction sociale des connaissances au cœur de la psychologie sociale du développement. En effet, celle-ci considère l'interaction sociale comme l'un des éléments clés du développement cognitif de l'individu :

  • le socio-constructivisme et la zone proximale de développement (Vygotsky, 1972),

  • l’apprentissage vicariant et la théorie sociocognitive (Bandura, 1976),

  • le conflit sociocognitif (Doise & Mugny, 1981),

  • l’apprentissage mutuel et l’étayage (Bruner, 1996)


Dans l’enseignement scolaire, nous pouvons également évoquer :

  • le procédé de l'enseignement mutuel (Bell, 1786 ; Lancaster, 1798 ; Girard, 1816),

  • la méthode des projets (Dewey, 1922),

  • la communauté d'enfants (Claparède, 1946),

  • la méthode de travail libre par groupe (Cousinet, 1949),

  • la classe coopérative (Freinet, 1948),

  • le groupe d'apprentissage (Meirieu, 1984),


Moins prolixe pour ce qui concerne les adultes, « l’intérêt pour la coopération dans l'apprentissage n'est certes pas nouveau. […] La vaste expérience des pédagogues dans le champ de la formation initiale a donné lieu à l'émergence des méthodes amplement décrites et largement étudiées par les chercheurs » (Kaplan, 2009, p. 33), nous pouvons ainsi, par exemple, mentionner :

  • Cercle Littéraire et Scientifique de Chautauqua fondé par John H. Vincent en 1874 (Kaplan, 2009),

  • le cercle d'étude (1902, cité par Kaplan, 2009)

  • Student Teams-Achievement Divisions3 (Slavin, 1978),

  • Teams–Games–Tournaments4 (TGT) (DeVries & Slavin, 1976),

  • Team-Assisted Individualization5 (TAI) (Slavin, 1984),

  • Jigsaw6 (Aronson, 1978),

  • Small-Group Teaching (Sharan & Sharan, 1976, cités par (Slavin, 1995),

  • le modèle Learning Together7 (Johnson, Johnson & Smith, 1991),

  • Problem-Based Learning 8 (Barrows & Tamblyn, 1980; Des Marchais, 1996),

  • Group investigation9 (Fullan, 1991),

  • le réseau d'échanges réciproques de savoirs (Héber-Suffrin & Héber-Suffrin, 1992),

  • Massive open online course10 (MOOC) (Alexander, 2008 ; Cormier, 2008),

  • le travail de recherche et de production collective en ligne (Heutte, 2010b),


Ce panorama conforte la dimension sociale de l’éducation. Il appelle aussi un complément d’investigation concernant ce qui pourrait être de prime abord perçu comme une contradiction. Car même si cela ne peut jamais être effectué « sans les autres », Carré (2005) rappelle aussi, et surtout, que pour autant « on apprend toujours seul », puisque la transmission est une illusion (Carré, 2002). Ainsi, nous semble-t-il nécessaire d’éclairer l’alternance entre les « épisodes autodidactiques » (Cyrot, 2007) et l’apprentissage connecté avec des autres. Cette configuration interroge l’évidence de la nécessité d’un "collectif pour apprendre".


L’apprentissage connecté entre pairs et experts : où est le "collectif pour apprendre" ?


Dans le contexte d’une société dite "2.0", la capacité pour les individus, comme pour les organisations, d’identifier "qui sait quoi" et de se connecter les uns aux autres pour favoriser la création de nouvelles connaissances est devenue stratégique. Ainsi, les opportunités offertes par les réseaux numériques font la part belle aux compétences favorisant les connaissances connectives de leurs membres. De ce fait, elles bousculent les méthodes et les compétences nécessaires pour décider, pour travailler et pour comprendre "avec des autres". Elles influent aussi sur les frontières des "collectifs pour apprendre". Ce contexte offre à l’évidence un terrain pour la recherche dans le champ de l’autoformation sociale. Cette dynamique est vraisemblablement le moteur des communautés d’apprenance. C’est pourquoi : comprendre le fonctionnement des communautés, c’est comprendre les mécanismes de création de valeur dans la société du savoir.


Quatre types de communautés peuvent être distingués :

- Communautés d’intérêt : la dissémination de l’information.

Ce type de communauté rassemble des individus qui partagent des idées, des croyances, une cause commune ou simplement une proximité propice à l’échange. Ces communautés sont parfois implicites. Elles constituent de temps à autre des réseaux souterrains de pouvoir. Deux lois expliquent ce "pouvoir" : la loi de Metcalfe, (cité par Glider, 1993) « l’influence d’un groupe augmente au carré du nombre de participants » ou la loi de Reed (1999) partant du principe que les réseaux encourageant la construction de groupes qui communiquent créent une valeur qui croît de façon exponentielle avec la taille du réseau. Ces lois de croissance indiquent comment la connectivité potentielle crée la valeur d’un réseau pour ses usagers. Les communautés d’intérêt sont ouvertes, elles jouent un rôle dans la dissémination d’informations. Par ailleurs, appartenir à plusieurs communautés d’intérêt permet d’être plus réceptif aux signaux faibles annonciateurs d’innovations.


- Communautés de pratiques : l’identification des flux de connaissances.

Dans une communauté de pratique les membres s’identifient par des pratiques communes. Ils s’engagent à s’entraider, échanger de l’information, apprendre les uns des autres, construire des relations, partager leurs savoir-faire. La communauté de pratique est informelle et spontanée, mais moins ouverte qu’une communauté d’intérêt. Souvent, les individus doivent être cooptés pour en devenir membre. Ce sont essentiellement les flux de connaissances qui caractérisent les communautés de pratiques.


- Communautés de projet : la création collective de valeur.

Une communauté de projet est centrée sur la tâche. Le flux d’information et de connaissance y est important, mais totalement dédié au projet. Il s’agit de délivrer un rendu, un produit ou une prestation, dans un délai alloué. Les acteurs ont un rôle donné. Pour être efficace, une communauté de projet ne peut compter trop de membres. Au-delà d’une dizaine, il est généralement conseillé de créer des échelons intermédiaires. Le nombre 13 est superstitieusement souvent évoqué comme une limite à ne pas dépasser…


- Communautés épistémiques : la création collégiale de connaissances.

Une communauté épistémique est centrée sur la connaissance. Elle est constituée d'un nombre restreint de membres reconnus et acceptés, le plus souvent selon un principe de cooptation. Ces derniers travaillent sur un sous-ensemble conjointement défini de questions en lien direct avec la création de nouvelles connaissances (Cowan, David & Foray, 2000). Les membres d'une communauté épistémique acceptent de contribuer ensemble selon une autorité procédurale. Une telle autorité peut se définir comme, « un ensemble de règles ou de codes de conduite définissant les objectifs de la communauté et les moyens à mettre en œuvre pour les atteindre et régissant les comportements collectifs au sein de la communauté » (Cohendet & Diani, 2003, p. 705). Cette structuration autour d’une autorité procédurale est acceptée car elle est essentielle à la création de nouvelles connaissances.


Le passage de la notion de groupe à celle de communauté (Wenger, 2007) introduit une nuance rendant moins nette la frontière entre ceux qui en sont et ceux qui n’en sont pas. De même, il faut prendre en considération le caractère formel des tâches, des pratiques ou des centres d’intérêt qui réunissent les individus, selon le type de communauté. Dans ce contexte, les travaux concernant le connectivisme ou « néo-socioconstructivisme » (Siemens, 2004), nous interpellent. En intégrant les bouleversements sociaux occasionnés par les réseaux numériques, le connectivisme fait écho aux processus cognitifs mobilisés par l’Homo sapiens retiolus (Heutte, 2005, 2010a) dans ses usages raisonnés de tous les dispositifs lui permettant de comprendre en étant connecté à un réseau de pairs ou d’experts. Au-delà des connaissances déclaratives, procédurales ou conditionnelles (Tardif, 1995), les connaissances liées au "savoir qui" mettent en lumière des connaissances distribuées ou encore « connectives » (Downes, 2005). Selon Michaux, « pour les partisans du courant de la cognition distribuée (Bereiter 1997 ; Groleau, 2002 ; Hutchins, 1994, 1995a, 1995b, 2000 ; Spivey, 2008), la performance collective et la performance organisationnelle tendent d’ailleurs à se confondre. En effet, l’intérêt des travaux regroupés dans le cadre théorique de la cognition distribuée est de démontrer que, s’intéresser à la performance collective, c’est s’intéresser non seulement à plusieurs agents individuels en interactions entre eux, mais aussi, aux multiples interactions utiles entre ce collectif et un certain nombre d’artéfacts matériels et techniques qui guident l’action collective. La performance collective et organisationnelle est générée par l’ensemble de ce dispositif organisationnel. » (Michaux, 2008, p. 5).


Cela souligne l’urgence d’inventer aujourd’hui « un régime d’apprentissages croisés essentiel à la production collective des connaissances dans un contexte d’innovation intensive. » (Hatchuel, Le Masson et Weil, 2002, p. 30). Ces apprentissages croisés dépendent de la manière dont sont pensés les métiers et les missions. Les organisations gagneraient à « s’interroger sur les fonctionnements qui permettent l’innovation et l’apprentissage collectif : c’est autour de cette question que se reconstruisent les grands principes de management contemporain. » (Hatchuel et al., 2002, p. 30). C’est à l’évidence autour de ces principes que doivent être pensés les écosystèmes favorables au déploiement des communautés d’apprenance. Cette interrogation concerne aussi l’enseignement supérieur et la recherche dans tous ses champs disciplinaires. L’amélioration des méthodes de production collégiale des connaissances (Heutte, 2012), pourrait certainement faire progresser la qualité et la quantité de connaissances produites par la recherche scientifique, notamment en permettant d’établir des ponts conceptuels entre de nombreuses connaissances éparses, mal identifiées ou parfois artificiellement cloisonnées.


Ces dernières considérations nous rappellent que, dans une société appelée à devenir cognitive, la distinction entre travailler, innover et apprendre devient de plus en plus ténue. De plus, dans un contexte d’émergence des préoccupations stratégiques liées au management par les connaissances, la responsabilité de la gestion des espaces pour apprendre semble de plus en plus individuelle.


1- La Muqaddima ou Al-Muqaddima (Introduction à l'histoire universelle) مقدمة en arabe, les Prolégomènes en français, ou la Prolegomena en grec, est un livre écrit par Ibn Khaldûn en 1377.


2- « …ملكة التصرف بفتق اللسان بالمناظرة والمناورة و المحاورة في العلم » (sauf erreur de notre part…)


3- Partage des réussites en équipes d'étudiants : dispositif de travail en équipe récompensé pour des apprentissages individuels.


4- Tournoi en jeux d'équipes : combinaison de coopération intragroupes et de compétition intergroupes.


5- Individualisation assistée par équipes : dispositif d'apprentissage coopératif développé pour résoudre les problèmes d'hétérogénéité (rendre l'enseignement individualisé réalisable).


6- Puzzle : méthode qui s'inspire du principe du casse-tête et présente comme une forme de coopération particulière avec répartition des tâches entre les apprenants.


7- Apprendre ensemble : méthode basée sur l’interdépendance positive, l'interaction stimulante en face à face, la responsabilité individuelle et l'utilisation d'habiletés interpersonnelles.


8- Apprentissage par problème (APP).


9- Recherche-investigation en groupe.


10- Cours en ligne massivement ouvert : cours entièrement ouvert qui peut être suivi en ligne et gratuitement (le cas échéant, seule l’évaluation en vue d’obtenir une certification/diplomation est payante). La dynamique d’un MOOC repose sur l’idée de se relier les uns aux autres pour apprendre, comprendre et construire de nouvelles connaissances.




Source :
- Heutte, J. (2013) L’écologie des communautés d’apprenance : quelques jalons épistémologiques pour l’éclairage théorique de la part des autres dans l’agentivité personnelle, Dans D. Cristol, P. Cyrot & C. Jeunesse (dir.) Renforcer l’autoformation : Aspects sociaux et dimensions pédagogiques, édition Chronique Sociale, pp.75-89. (sous presse)