Le Modèle heuristique du collectif individuellement motivé (MHCIM) : éclairer la persistance à vouloir s’affilier pour comprendre (Heutte, 2011)

 septembre 2011
par  Jean Heutte
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L'acceptation : un des déterminants essentiels du sentiment d’appartenance à une communauté d’apprenance[1].

A l’évidence, le contexte organisationnel (Nonaka & Takeuchi, 1995), la qualité des relations interpersonnelles (Senécal, Vallerand, & Vallières, 1992) ou encore les caractéristiques cognitives de la conception collective (Darses & Falzon, 1994) peuvent favoriser (ou inhiber) les apprentissages invisibles de la vie quotidienne. Toutes les organisations gagnerait donc à « s’interroger sur les fonctionnements qui permettent l’innovation et l’apprentissage collectif : c’est autour de cette question que se reconstruisent les grands principes de management contemporain. » (Hatchuel, Le Masson, & Weil, 2002, p. 30).

Dans divers contextes professionnels (Heutte, 2011b), nous avons souvent eu l’occasion de percevoir un lien important entre le sentiment d’appartenance (Baumeister & Leary, 1995; Richer & Vallerand, 1998; Ryan, Stiller, & Lynch, 1994) et l’implication d'élèves, d'étudiants ou de collègues dans des travaux ou des actions à réaliser en interaction. Nous avons souvent perçu la rancœur et l’amertume de tout un chacun dès qu’il ne se sent pas accepté, ce qui généralement le dissuade de persister dans ses efforts pour contribuer avec d’autres à d’éventuelles actions collectives. A contrario, il est possible de se sentir littéralement porté par le contexte collectif, boosté par le Flow et le sentiment de vivre une expérience optimale (Csikszentmihalyi, 1990, 2005) , notamment du fait que nos choix sont respectés ou suivis (ce qui conforte notre besoin d’autonomie), ainsi que par des feedbacks positifs quant à la qualité de nos contributions (ce qui conforte notre besoin de compétence). La conjugaison de ces trois besoins psychologiques de base (Deci & Ryan, 2000, 2008; Ryan, 1995) a une incidence sur le bien-être et la motivation, conditions essentielles de la persistance dans les efforts pour partager, acquérir et construire des connaissances, dans la mesure où elle pousse à s’impliquer bien souvent au-delà de ce qu’il est possible de réaliser seul. Cela permet par exemple à un collaborateur de s’impliquer dans une tâche pour laquelle il ne manifestait au départ pas nécessairement de motivation intrinsèque, mais qu’il accepte d’effectuer parce qu’il en a d’abord saisi l’intérêt pour la communauté, puis par la suite pour lui-même, au cours de l’activité, notamment, au moins pour maintenir activement son appartenance à cette communauté qui contribue à satisfaire grand nombre de ses besoins. A l’évidence, il s’agit de l’un des déterminants majeurs de l’implication (motivation) et de la persistance (volition) dans le désir de progresser, d’acquérir de nouvelles compétences, de comprendre et donc de vouloir se former et apprendre par soi-même et à certains égards pour les autres, afin de pouvoir être reconnu et accepté dans une communauté. Nous estimons que le sentiment d’appartenance sociale a un impact essentiel sur les deux autres besoins psychologiques de base postulés par Deci et Ryan (ibidem) : le sentiment d’autonomie et le sentiment de compétences seraient ainsi mieux éprouvés en présence d’autrui, et perçus de façon bien plus favorable dans le cas d’affiliation(s) positive(s). Il faut notamment accorder une importance toute particulière au fait que l’un des retours sur investissement, subjectif, mais au combien catalyseur de la motivation, est le sentiment de faire partie d’une communauté d’apprenance dans laquelle chacun se sent accepté parce qu’il estime que ses compétences et son expertise sont reconnues : en sus de l’autonomie, la satisfaction de ces deux besoins psychologiques de base est l’un des moteurs de l’engagement, ce qui renforce l’auto-efficacité personnelle comme collective.

Quant à l’émotion ressentie à ce moment-là, elle constitue l’un des moteurs de la persistance : si apprendre est rarement une partie de plaisir, comprendre (faire comprendre, être compris…) peut être totalement jubilatoire. Cette expérience est si gratifiante qu’elle justifie à elle seule que ceux qui l’ont vécu (au moins une fois) se donnent parfois beaucoup de mal pour réunir toutes les conditions afin de pouvoir la revivre à nouveau. Ainsi, pouvons-nous considérer que certains (cf. l’épicurien de la connaissance[2]) se régalent du savoir, de la connaissance et surtout de la compréhension (du plaisir de s’apercevoir que l’on comprend) dans un rapport presque charnel au savoir (Heutte, 2010) !

C’est dans le but d’en éclairer la construction dynamique, que nous avons envisagé la modélisation de cette spirale positive et optimale qui va être brièvement présentée maintenant.

Abduction du modèle heuristique du collectif individuellement motivé

Souhaitant éclairer le collectif individuellement motivé (Heutte, 2011a), nous avons suggéré l’abduction du modèle heuristique des contributions de l’autodétermination (Deci & Ryan, 1985, 2000, 2008), l’auto-efficacité (Bandura, 1977, 2003, 2005) et l’autotélisme (Csikszentmihalyi, 1975, 1990, 2005), dont nous avons envisagé l’extension pour étudier la persistance à vouloir travailler et apprendre avec des autres dans des contextes variés[3].

Ce modèle qui se veut aussi dynamique considère que la boucle volitionnelle du SEC (SEC à absorption cognitive à bien-être à SEC à absorption cognitive à bien-être à) est pour ainsi dire alimentée par deux flux complémentaires (cf. Figure 1) :

-       l’ensemble des variables qui renforcent les conditions du Flow (notamment l’absorption cognitive), à savoir, le SEP et le SEC ;

-       l’ensemble des variables qui renforcent les caractéristiques (les effets) du Flow (notamment le bien-être), à savoir, le sentiment d’affiliation avec ceux qui travaillent et apprennent dans le dispositif (QRIa/ACCa), ainsi qu’avec ceux qui sont responsables de l’organisation du dispositif (QRIr/ACCr).

 

Figure 1 Modèle heuristique du collectif individuellement motivé




Les influences de l’affiliation, de l’auto-efficacité et du Flow sur le bien-être. (Heutte, 2011a, p. 239)

QRIr : qualité des relations interpersonnelles avec ceux qui sont responsables du dispositif

QRIa : qualité des relations interpersonnelles avec ceux qui travaillent ou apprennent dans le dispositif

ACCr : sentiment d’acceptation avec ceux qui sont responsables du dispositif

ACCa : sentiment d’acceptation avec ceux qui travaillent ou apprennent dans le dispositif

SEP : sentiment d’efficacité personnelle

SEC : sentiment d’efficacité collective

FlowD1 : absorption cognitive

FlowD2 : altération de la perception du temps

FlowD3 : absence de préoccupation à propos du soi / dilatation de l’ego

FlowD4 : bien-être

 

Ces flux se combinent entre eux pour renforcer le bien-être et la motivation nécessaires à la mise œuvre du management des communautés d'apprenances : la boucle volitionnelle du SEC serait ainsi l’un des constituants essentiels de cette spirale positive et optimale à mettre en œuvre.

Ce modèle théorique élaboré dans le cadre d'une formation universitaire (impliquant plus de 700 étudiants) gagnerait à l'évidence à être testé dans tous contextes où il est pertinent d’étudier les influences réciproques d’une part (1) des individus qui ont à apprendre et à travailler ensemble, et d’autre part (2) de ceux qui ont la responsabilité – de près ou de loin – de concevoir (d’autoriser, d’organiser, de piloter, de gérer…) cette situation de travail ou de formation.



[1] Empruntant à Carré (2005), sa définition de l’apprenance, nous définissons une communauté d’apprenance comme étant une communauté favorisant l’émergence, la croissance et/ou le maintien d’un ensemble stable de dispositions affectives, cognitives et conatives, favorables à l’acte d’apprendre, dans toutes les situations formelles ou informelles, de façon expérientielle ou didactique, autodirigée ou non, intentionnelle ou fortuite.

[2] Parmi tous les boulimiques du savoir, l’épicurien de la connaissance se régale aussi (et peut-être encore d’avantage) du partage et de la construction de connaissances avec d’autres (Heutte, 2010). Comprendre, comme d’autres plaisirs, serait encore plus jouissif à plusieurs…

[3] Le cas échéant, le détail de l’élaboration de ces pistes de recherche est consultable dans Heutte, J. (2011a). La part du collectif dans la motivation et son impact sur le bien-être comme médiateur de la réussite des étudiants : Complémentarités et contributions entre l’autodétermination, l’auto-efficacité et l’autotélisme (Thèse de doctorat en Sciences de l’Éducation, soutenue en mars 2011, à l’université Paris Ouest-Nanterre-La Défense (Paris X)).


Ce texte est l’extrait d’un papier actuellement en révision en vue de parution dans un ouvrage collectif.

Sources :
Bandura, A. (1982). Self-efficacy mechanism in human agency. American psychologist, 37(2), 122–147.
Bandura, A. (1997). Self-efficacy : The exercise of control. Worth Publishers.
Bandura, A. (2003). Auto-efficacité : le sentiment d’efficacité personnelle. De Boeck Université.
Baumeister, R. F., & Leary, M. R. (1995). The need to belong : Desire for interpersonal attachments as a fundamental human motivation. Psychological bulletin, 117, 497–497.
Carré, P. (2005). L’apprenance. Dunod.
Csikszentmihalyi, M. (1975). Beyond boredom and anxiety. Jossey-Bass San Francisco.
Csikszentmihalyi, M. (1990). Flow : The Psychology of Optimal Experience. New York, Harper and Row.
Csikszentmihalyi, M. (1997). Finding flow. New York : BasicBooks.
Darses, F., & Falzon, P. (1994). La conception collective  : une approche de l’ergonomie cognitive. Communication au GDR-CNRS FROG «  Coopération et Conception  ». Toulouse, 1/12/1994.
Deci, E. L., & Ryan, R. M. (2000). The« what » and« why » of goal pursuits : Human needs and the self-determination of behavior. Psychological Inquiry, 227–268.
Deci, E. L., & Ryan, R. M. (2008). Favoriser la motivation optimale et la santé mentale dans les divers milieux de vie. Canadian Psychology/Psychologie canadienne, 49(1), 24–34.
Heutte, J. (2010). Mise en évidence du flow perçu par des étudiants au cours d’un travail collectif en ligne  : Homo sapiens retiolus est-il un épicurien de la connaissance  ? 26e congrès de l’Association Internationale de Pédagogie Universitaire (AIPU), «  Réformes et changements pédagogiques dans l’enseignement supérieur  », Rabat (Maroc), 17-21 mai 2010.
Heutte, J. (2011a). La part du collectif dans la motivation et son impact sur le bien-être comme médiateur de la réussite des étudiants  : Complémentarités et contributions entre l’autodétermination, l’auto-efficacité et l’autotélisme (Thèse de doctorat en Sciences de l’Éducation). Paris Ouest-Nanterre-La Défense (Paris X), Nanterre.
Heutte, J. (2011b). Piloter l’innovation de l’intérieur  : pour la promotion d’une science de conception orientée vers la production collégiale de connaissances. 23e colloque de l’association pour le développement des méthodes d’évaluation en éducation (ADMEE) Europe « Évaluation et enseignement supérieur ». Paris (France), 12-14 janvier 2011.
Mourral, I., & Millet, L. (1995). Petite encyclopédie philosophique. Editions Universitaires.
Nonaka, I., & Takeuchi, H. (1995). The knowledge-creating company. Oxford University Press US.
Richer, S. F., & Vallerand, R. J. (1998). Construction et validation de l’échelle du sentiment d’appartenance sociale (ÉSAS). European review of applied psychology, 48(2), 129–138.
Ryan, R. M. (1995). Psychological Needs and the Facilitation of Integrative Processes. Journal of Personality, 63(3), 397-427.
Ryan, R. M., Stiller, J. D., & Lynch, J. H. (1994). Representations of Relationships to Teachers, Parents, and Friends as Predictors of Academic Motivation and Self-Esteem. Journal of early adolescence, 14(2), 226–249.
Senécal, C. B., Vallerand, R. J., & Vallières, E. F. (1992). Construction et validation de l’Échelle de la Qualité des Relations Interpersonnelles (EQRI). Revue européenne de psychologie appliquée, 42, 315–322

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Heutte, J. (2011). La part du collectif dans la motivation et son impact sur le bien-être comme médiateur de la réussite des étudiants  : Complémentarités et contributions entre l’autodétermination, l’auto-efficacité et l’autotélisme (Thèse de doctorat en Sciences de l’Éducation). Paris Ouest-Nanterre-La Défense téléchargeable ici