Quand une technologie rassurante renforce le sentiment d’efficacité personnelle et le plaisir d’enseigner (Heutte & Tempez, 2008)

 décembre 2008
par  Jean Heutte
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Remplacer la craie par le numérique « dépoussière »-t-il la pédagogie ?

 

S’il est bien un objet culturellement indissociable de l’école, c’est bien le tableau. Il fait partie de ces quelques objets incontournables qui permettent à n’importe quel terrien de savoir qu’il est dans un lieu où se déroulent des actes d’enseignement/apprentissage. C’est d’ailleurs certainement l’une des raisons de l’engouement médiatico-politique autour du TBI, comme si la « modernisation » de cet objet emblématique qu’est le tableau pouvait être un indicateur de la « modernisation » de l’école…  Rien n’est moins sûr… Comme l’indique Alain Chaptal[i], « les prédictions optimistes ont très fréquemment insisté sur le rôle de catalyseur d’un changement pédagogique qu’étaient censées jouer ces technologies, établissant souvent un lien de causalité directe entre la mise à disposition de celles-ci et, d’une part, leur usage, d’autre part, le développement d’un nouveau « paradigme » pédagogique. […] Cette révolution pédagogique qu’ont annoncée de nombreux prophètes ne s’est nulle part produite et ne se produit pas. ». 

Il y a toujours, il y a toujours eu, un décalage très important entre les usages prescrits (ou rêvés) par l’institution scolaire et les usages réels des enseignants. Dans le cas des technologies usuelles de la communication et de l’information, cela s’observe tout autant. Ne compter que sur l’introduction d’outils techniques (quelles qu’en soient les qualités intrinsèques) pour modifier les pratiques ou la pédagogie des enseignants est certainement un leurre. Malgré des équipements plus nombreux, que ce soit en Grande-Bretagne ou sur le continent nord américain, des études longitudinales montrent que la qualité des pratiques des TICE reste assez basique : en tout cas très en deçà des promesses ou des annonces des constructeurs de ces matériels.

D’autre part, il semble acquis qu’il n’existe aucun déterminisme pédagogique des TIC. En effet, quand elles sont utilisées dans les classes, les technologies ne sont pas nécessairement porteuses de « nouvelles » pratiques pédagogiques. Deux explications sont souvent données au fait que l’on observe rarement de « rupture » pédagogique en tant que telle :

-       Les évolutions sont fondées sur le continuum des pratiques des enseignants, qui apprécient de pouvoir adapter (à condition d’avoir le sentiment d’en garder la maîtrise) les ressources au contexte, chaque fois spécifique, de leur classe. Ces évolutions se font par paliers (maîtrise incrémentale) et prennent du temps, car la maîtrise de nouveaux gestes professionnels s’apprécie dans la durée.

-       Les technologies s’adaptent en fait à tous les styles de pédagogiques, sans un imposer un plus particulièrement.

 

Le TBI n’échappe pas à ces constats : il n’est donc a priori intrinsèquement pas plus porteur d’une nouvelle donne pédagogique que d’autres technologies. Cependant c’est vraisemblablement l’un des objets techniques qui s’adapte le mieux à la pédagogie des enseignants, quelle qu’elle soit. Par certains égards, il est même plutôt probable qu’il en renforce même les effets : pour le meilleur, comme pour le pire… Ainsi, le risque que la présence du TBI renforce dans la classe, jusqu’à la caricature, le magistère solitaire de l’enseignant, comme le papillonnage des élèves, ne doit pas être écarté.

Au cours de leur formation à l’IUFM, les enseignants stagiaires apprennent d’ailleurs progressivement à faire la part des choses, car la simple observation de l’usage des technologies dans la classe d’un collègue plus ancien, même via un compagnonnage intensif, serait à l’évidence insuffisante. Pour cela, il est important, dès la formation initiale, de concevoir des dispositifs de formations qui permettent aux enseignants de devenir au plus vite des praticiens éclairés en ce qui concerne les gestes professionnels pour lesquels l’usage des TIC est pertinent, comme cela est attendu dans le certificat informatique et internet niveau 2 « enseignant » (C2i2e)[ii].

 

Le TBI : une technologie rassurante qui renforce l’impact de l’enseignant

Parmi tous les arguments, souvent mis en avant concernant l’usage du TBI en classe, nombreux correspondent en fait à une plus-value déjà mise en avant pour ce qui concerne le multimédia, les hypertextes, ou l’usage du vidéo projecteur notamment pour une présentation assistée par ordinateur (PréOA). Si l‘on n’y regarde de plus près, les avantages objectifs du TBI par rapport au simple usage d’un vidéo projecteur peuvent apparaître comme étant peu nombreux, ils n’en sont pas moins importants. Il faut surtout retenir qu’en supprimant tous les périphériques habituellement utilisés pour une PréAO, le TBI permet la manipulation d’objets, d’images ou de mots, au sens le plus trivial du terme : avec la main.

Cet accès direct à ce qui est affiché au tableau apporte beaucoup de confort pour les élèves comme pour l’enseignant :

-       D’une part, cela apporte une grande précision, par exemple concernant ce que l’enseignant veut effectivement monter aux élèves : il est beaucoup plus facile pour eux de voir ce qui est « au bout du doigt » de celui qui est au tableau, que suivre le mouvement d’un curseur sur un écran (moins de fatigue visuelle pour « chercher » ce dont il parle…).

-       D’autre part, le TBI permet à celui qui est en action de « rester au tableau » : il lui permet d’oublier la présence de l’ordinateur, donc d’être d’avantage concentré sur l’activité en cours.

 

Le TBI est un outil qui renforce l’impact de l’enseignant (ou d’un élève) à chaque fois qu’il veut montrer, démonter ou simuler. Il lui permet de mettre en scène ses supports de cours avec un rendu inégalé : une technologie qui obéit au doigt et pour les besoins de l’oeil. Cela procure un sentiment de fluidité[iii] dans l’acte d’enseignement/apprentissage. Cet aspect très plaisant est renforcé par l’impression de prendre un certain pouvoir sur les éléments présentés au tableau, notamment de pouvoir les déplacer « à la main » : les suites logicielles fournies avec certains TBI permettent même d’écrire, de dessiner avec le doigt, ce qui est toujours du plus bel effet devant les élèves… Au-delà de ces aspects qui peuvent paraître futiles, certaines suites logicielles intègrent des outils d’aides qui apportent beaucoup à l’acte pédagogique :

-       la reconnaissance du tracé à main levée d’une forme géométrique (carré, rectangle, cercle…) pour le transformer en une figure géométrique parfaite et manipulable (translation, déformation, rotation…).

-       la reconnaissance de l’écriture manuscrite, pour la transformer en un texte modifiable et par exemple exploitable dans un traitement de texte.

-       la sélection et la capture « à la volée » d’un fragment d’image pour l’intégrer dans un document composite (texte+image).

 

Ainsi, le TBI peut-il devenir un remarquable outil au service de la reformulation de savoir, notamment dans le cadre de la rédaction de synthèses collectives, en dictée à l’adulte.

Globalement, tous ces outils renforcent, chez les enseignants stagiaires qui les utilisent, la motivation d’améliorer sans cesse les supports de cours, afin d’être toujours plus adaptés à la spécificité de la classe et aux besoins des élèves. Cela permet de rappeler que « c’est au tableau que ça se passe… », et surtout d’avoir autant que faire se peut un tableau organisé, dynamique, attrayant, ce qui permet certainement de mieux capter l’attention des élèves. Et chacun sait que pour tout enseignant, capter l’attention d’élèves nourris d’Internet, d’images en mouvement et de zapping n’est pas aisé[iv]… Pour un enseignant novice, c’est une occasion à ne pas laisser passer.

Enfin, si la grande majorité des enseignants stagiaires qui utilisent un TBI sont rapidement convaincus de l’intérêt de son usage, c’est aussi parce qu’il s’agit d’une technologie intuitive et rassurante. Contrairement à ce qui peut se produire dans le cadre d’activités mises en œuvre par exemple dans un site informatique, ou via une classe mobile (avec de nombreux ordinateurs mis à disposition des élèves), ici l’enseignant garde davantage le contrôle de la classe et la maîtrise du déroulement des activités et des interactions dans la classe.  Cette situation est favorable à la motivation de l’enseignant[v] car elle renforce son sentiment d’autonomie, de compétence et d’appartenance à la communauté professionnelle des enseignants[vi]. Ceci est important car les enseignants innovent[vii] (avec ou sans les TIC) de façon plus pertinente, quand ils se sentent bien (dans leur métier et dans leur classe) et qu’ils ont un sentiment d’efficacité personnelle élevé[viii]. Ils le font d’abord pour eux, puis pour leurs élèves.

Or, bien souvent, le discours officiel présente une improbable double injonction, attendant d’eux qu’ils changent d’outils et, simultanément, qu’ils remettent en cause leurs méthodes de travail[ix]. Le tout entretenu par la douce illusion que la simple mise à disposition des ressources suffit à en assurer l’usage : en omettant que pour aider l’enseignant à gérer ces évolutions dans le contexte de plus en plus difficile de la classe, il est indispensable de mettre en place des services d’assistance, de formation et d’accompagnement.



[i] Chaptal A. (2007) Usages prescrits ou annoncés, usages observés. Réflexions sur les usages scolaires du numérique par les enseignants. Revue Document Numérique Volume 10 2007/3-4, Hermes-Lavoisier.

[ii] Comme tous les C2i niveau 2, le C2i2e concerne la formation universitaire au-delà de la licence. Ses ‘’petits frères’’ sont le C2i n°2 « métiers du droit » (2004) ; le C2i n°2 « métiers de la santé » (2005) ; le C2i n°2 « métiers de l’ingénieur » (2007) ; le C2i n°2 « métiers de l’environnement et de l’aménagement durables » (2008)

Portail des C2i http://www2.c2i.education.fr/sections/c2i2e/

[iii] Mihalyi Csikszentmihalyi, chercheur américain d’origine hongroise, étudie depuis près d’un quart de siècle, cet état particulier dans lequel se trouve toute personne qui ressent une impression de « fluidité » (qu’il appelle expérience de « flow ») au cours d’une activité, lorsqu’il y a une correspondance adéquate (équilibre optimal) entre un défit et les compétences de la personne. Il s’agit d’un état dynamique, de plénitude, de joie, d’implication totale. La combinaison de ces éléments se traduit par un si gratifiant sentiment de profond bien-être que le seul fait de pouvoir le ressentir justifie une grande dépense d’énergie, et surtout d’être capable de surmonter beaucoup d’obstacles pour chercher à réunir toutes les conditions pour « que ça recommence »…

Csikszentmihalyi M. (2004). Vivre : la psychologie du bonheur, Paris, Éditions Robert Laffont

[iv] Tessier D., Sarrazin P. & Trouilloud D. (2006) Climat motivationnel instauré par l’enseignant et implication des élèves en classe : l’état des recherches La Revue française de pédagogie n°157, INRP

[v] Heutte J. (à paraître) Mieux prendre en compte les compétences des personnels de l’éducation au cours de leur carrière, pour sortir du burnout institutionnel : quelques apports de la psychologie positive. Les actes du 3e colloque international CDIUFM « Qu’est-ce qu’une formation professionnelle universitaire des enseignants ? », Arras, mai 2007, Artois presse université.

[vi] Quand, à l’issue d’une séance en classe, l’enseignant estime qu’il a maîtrisé la situation, qu’il a été en mesure de faire progresser les élèves et que le « courant est bien passé » avec eux, cela renforce chez lui le sentiment qu’il fait bien partie de la communauté des enseignants (qu’il fait partie des « bons » enseignants)… Selon Edward Deci et Richard Ryan, avec l’autonomie et la compétence, l’appartenance (la filiation) fait partie des trois besoins de base de tout individu.

Deci E. L. & Ryan M. R. (2008) Favoriser la motivation optimale et la santé mentale dans les divers milieux de vie, Canadian Psychological Association, février 2008.

[vii] Csikszentmihalyi M. (2006) La créativité. Psychologie de la découverte et de l’invention, Paris, Éditions Robert Laffont.

[viii] Bandura, A.  (2003). Auto-efficacité, le sentiment d’efficacité personnelle. Paris : Editions De Boeck Universités

[ix] Chaptal A. (2003) Réflexions sur les technologies éducatives et les évolutions des usages : le dilemme constructiviste, in Distances et Savoirs Vol 1 n° 1/2003 pp. 121-147.



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Source :
Heutte J. & Tempez F. (2008) - Quand une technologie rassurante renforce le sentiment d’efficacité personnelle et le plaisir d’enseigner. Les TICE au service des élèves du primaire, les dossiers de l’ingénierie éducative, hors série décembre 2008