Piloter le service public d’éducation : une philosophie de management qui reste à inventer. (Heutte, 2007)

 octobre 2007
par  Jean Heutte
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Dans le service public d’Éducation, comme dans la plupart des organisations humaines, il reste à inventer « une philosophie de management des hommes et des organisations fondée sur d’autres valeurs et sur une logique d’apprenance généralisée, intégrée et continue » : ne plus considérer l’homme comme une ressource mais comme une source de valeur au cœur des processus de développement stratégique des organisations (Belet, 2003). Il est clair qu’entre la conception du pilotage de l’Éducation nationale et les méthodes de management des « knowledge workers » (Drucker, 1959) idéalisées dans des centaines d’ouvrages de consultants depuis une cinquantaine d’année, il y a un gouffre : l’enseignement reste « une activité artisanale, organisée bureaucratiquement » selon le bon mot d’Albertin, cité par Pair (1998). Nous sommes très loin d’un « management par le sens » (Pair, 1998).

Souvent isolés et livrés à eux-mêmes, les inspecteurs ne sont pas suffisamment informés pour jouer pleinement leur rôle de relais (Dubreuil, 2003). Il semble nécessaire de redéfinir les missions des personnels d’encadrement : relation moins autoritaire et davantage axée sur l’animation des équipes, avec plus de responsabilités dans la gestion des ressources humaines (Bottin 2003, Daste 1999).
Certains rapports (Pair 1998, HCEE 2002) regrettent l’impasse dans laquelle se trouve la chaîne de management dans l’Éducation nationale. Tout au long de cette chaîne, les personnels subissent un « harcèlement textuel » (Ferry, 2002) dont ils ne perçoivent pas toujours le sens, ce qui génère (à tous les niveaux) des réactions à toute forme de changement. Selon Obin (2003), le pilotage institutionnel semble en panne : il faudrait pouvoir le sortir du piège dans lequel il s’est enfermé avec le soupçon réciproque qui marque la relation entre les professeurs et l’institution qui les emploie : pour beaucoup d’enseignants, "l’administration" ne reconnaît pas leur travail et ne comprend pas leurs difficultés, alors que pour certains responsables les professeurs profitent d’une liberté excessive pour faire à peu près ce qu’ils veulent. Ceux qui développent cette vision ne se sont-ils pas laissés enfermer dans une impasse ? Car toute tentative pour diriger plus fermement ou contrôler plus rigoureusement le travail des enseignants semble avoir pour effet de renforcer leur méfiance, sans aucun profit pour ceux qui fréquentent leurs établissements (Obin, 2003).

Actuellement, même les « bonnes idées » ne passent plus. Il semble que la suspicion soit telle que bien souvent, l’enseignant qui souhaite contribuer à l’amélioration du système par une collaboration avec son administration est perçu comme étant quelqu’un qui pactise avec l’ennemi. L’Éducation nationale est de ce fait la seule technostructure dans laquelle l’élite n’est pas tentée par les fonctions d’encadrement, car elles semblent impossibles à exercer (Baladier, Gilles, Jutant, Septours, Simon, 2004).
A chaque étage, personne n’est réellement sûr d’être légitime pour autoriser une innovation, par contre, chacun a le pouvoir de la bloquer. Le sentiment d’efficacité personnelle est si faible que beaucoup préfèrent ne pas s’impliquer et attendre l’échec de toute initiative individuelle ou collective, si besoin en agissant pernicieusement pour compromettre toute chance de réussite, afin de pouvoir continuer à affirmer que tout effort est vain. Comme le rappelle Truchot (2004), ce cynisme représente la dimension interpersonnelle et sociale, du burnout.
Quelles que soient les personnes, aucune réelle collaboration, aucun partage de connaissance n’est possible dans un collectif (et encore moins à l’échelle d’une organisation) s’il n’y a confiance en soi, en les autres et surtout dans les valeurs portées par l’organisation : des valeurs souvent essentiellement perçues au travers du filtre déformant constitué par le supérieur hiérarchique direct (Heutte, 2005). Dans ces conditions le seul chemin qui reste ouvert est celui de la confiance et de la responsabilité (Obin, 2003).

Passer de la gestion par l’injonction au management par l’implication impose un repositionnement de l’encadrement et une autre répartition du leadership. Les difficultés liées à la prise de décision dans un environnement complexe et instable, ce qu’Alécian (2002) appelle le « rafting management », nécessitent de recentrer l’encadrement sur le stratégique pour éviter qu’il se disperse dans l’opérationnel et surtout laisser une marge de manœuvre suffisante pour permettre aux équipes de terrain d’adapter ou d’inventer des procédures plus en adéquation avec la réalité locale.
Il s’agit aussi d’éviter le cercle vicieux lié à la prise de décision en « solitaire soucieux de marquer son territoire » qui est bien souvent un gaspillage de compétences : celui qui ne sait pas décide (car il en en a le pouvoir) sans consulter ceux qui savent (alors qu’ils en ont la compétence). Frustrés et aigris, ceux qui pourraient sauver l’organisation deviennent peu à peu incompétents (Heutte, 2005).

Toute modification de l’organisation, notamment l’impact des TIC, est une menace pour un individu dont le sentiment d’efficacité personnelle est faible et qui de ce fait pense ne pas être capables d’évoluer : ses connaissances risquent de ne plus être adaptées, ses savoir-faire risquent de ne plus lui servir, les réseaux humains qui lui permettent d’agir risquent d’être perturbés. La généralisation des réseaux numériques joue le rôle d’un prisme : les TIC rendent visibles les forces et/ou les faiblesses structurelles et humaines des organisations (ANACT, 2007). Les « maillons faibles » , tous ceux dont la présence des TIC renforce et objective la faiblesse du sentiment d’efficacité personnelle, sont particulièrement affectés.

Dans ce contexte, le management intermédiaire est souvent responsable de la cristallisation de la plupart des obstacles au changement (Autissier, Wacheux, 2006). Dans des organisations où les besoins évoluent plus vite que les capacités d’évolution des schémas mentaux de nombreux cadres ou dirigeants, ceux-ci, parfois par manque d’ouverture ou d’information, prennent des décisions qui peuvent bloquer les transformations nécessaires.
L’encadrement intermédiaire peut, par exemple, se sentir agressé par la reconnaissance et la responsabilisation d’acteurs culturellement confinés dans l’opérationnel et dont l’agentivité se trouve renforcée par les TIC (Bandura, 2002). Déstabilisé, en pleine perte de confiance, accaparé par le temps passé à surveiller son territoire, le « chef » voit plus souvent ce qu’il a à perdre (autorité, prestige, pouvoir...), que ce qu’il a à gagner (loyauté, efficacité, respect...) (Heutte, 2003).


Sources :
Heutte J. (2007) Déploiement d’une écologie de l’apprenance : Vers une nouvelle culture de la formation professionnelle universitaire des enseignants ?
Communication, à l’occasion du colloque international CDIUFM Qu’est-ce qu’une formation professionnelle universitaire des enseignants ? (Arras, mai 2007)

Heutte J. (2009) - Mieux prendre en compte les compétences des personnels de l’éducation au cours de leur carrière, pour sortir du burnout institutionnel : quelques apports de la psychologie positive.
Actes du 3e colloque international CDIUFM « Qu’est-ce qu’une formation professionnelle universitaire des enseignants ? », (201-220) Tome 2, Artois Presses Université.

soumis en 2007, accepté en 2008 et publié en 2009...
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