L’apprentissage des adultes : une préoccupation universelle, scientifiquement récente (Heutte, 2019)

lundi 1er février 2021
par  Jean Heutte
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Selon Carré et Hiemstra, l’apprentissage des adultes est un impératif universel.

L’idée que l’apprentissage est, et devrait être, conditionné par la vie elle-même, et donc aussi vital pour les adultes que pour les enfants ou les adolescents, est presque aussi vieille que l’histoire. Dans la Grèce antique, les lois de Platon prôneraient un tel apprentissage tout au long de la vie pour des citoyens libres. Le Hadith, l’un des commentaires du Coran, mentionne la nécessité d’une éducation qui dure du berceau à la tombe dans les sociétés islamiques. Plus près de nous, les grands philosophes de l’époque des Lumières en ont fait un thème majeur dans leur quête de progrès social et scientifique. Ainsi, du concept de Bildung dans l’Allemagne de Goëthe à l’appel de Condorcet pour une instruction permanente, l’apprentissage tout au long de la vie a traversé le renouveau humaniste et la lutte pour le progrès rationnel dans l’Europe du XVIIIe siècle (Léon, 1978). (Carré & Hiemstra, 2013, p.1, traduction Heutte, 2019, p.242)

L’apprentissage tout au long de la vie (traduction souvent admise de l’expression longlife learning) a historiquement eu de nombreux défenseurs sur tous les continents. Il y a déjà 70 ans, dans la perspective d’un New World (Nouveau Monde) qu’il appelait de ses vœux, Dewey revendiquait que « l’éducation n’est pas une préparation à la vie ; l’éducation est la vie elle-même » (1938, cité par Hiemstra, 1976, traduction ibid.). En Amérique latine, Freire le considérait comme un puissant levier d’émancipation sociale et politique, tandis que Nyerere encourageait l’éducation à l’autonomie en Tanzanie et que l’humanisme radical de Gandhi imprégnait l’Inde moderne de valeurs d’autosuffisance, d’autonomie et d’auto-amélioration tout au long de la vie. La diffusion des pensées et des préceptes de ces penseurs influents a largement contribué à l’impact croissant d’un impératif de l’éducation des adultes dans le monde moderne (Morsy, 1997, cité par Carré & Hiemstra, 2013).

Dès le milieu du XXe siècle, la recherche et le développement en éducation ont donné une impulsion accélérée au thème de l’apprentissage des adultes avec, par exemple, les travaux de Houle, Knowles, Lindeman, Rogers et Tough en Amérique du Nord, tandis que Dumazedier, Lengrand et Schwartz menaient une croisade similaire en France. En 2000, dans d’innombrables pays, les politiques de l’éducation et du travail avaient intégré le principe central de l’apprentissage tout au long de la vie dans les recommandations et la législation, y compris les procédures de reconnaissance de l’apprentissage expérientiel en contexte informel (Carré, 2005 ; Gross & Rutland, 2017).

La question centrale de la manière dont les adultes apprennent a retenu l’attention des chercheurs et des praticiens depuis la fondation de l’éducation des adultes en tant que champ d’exercice professionnel, notamment sur le continent nord américain, dès les années 1920 (Thorndike, Bregman, Tilton & Woodyard, 1928). Quatre vingt dix ans plus tard, nous n’avons pas de réponse unique, de théorie ou de modèle unificateur de l’apprentissage des adultes, en mesure d’intégrer les divers contextes dans lesquels l’apprentissage a lieu et surtout d’expliquer dans sa globalité le processus même de la spécificité de cet apprentissage. Initialement, les recherches ont été marquées par les travaux de l’époque concernant plus particulièrement les tests de l’intelligence. Ainsi, il a clairement été assez rapidement mis en évidence que contrairement à l’enfant, les différences à ces tests n’étaient en fait pas principalement liées à l’âge (relative stabilité de l’intelligence des adultes jusqu’à un âge très avancé), mais bien davantage liées à des facteurs non cognitifs, comme l’éducation, la formation, la santé, les compétences et expériences antérieures (Lorge, 1944, 1947 ; Merriam & Caffarella, 1999, cités par Merriam, 2001). En plus de l’intelligence, d’autres aspects de l’apprentissage humain, comme la résolution de problèmes et le développement cognitif, ont fait l’objet d’études par des psychologues de l’éducation depuis les années 1950. Une grande partie de ces travaux scientifiques ne différencient pas les adultes des enfants. Lorsque les adultes font partie de l’échantillon, l’accent est mis sur la façon dont l’âge influence la capacité de résolution de problèmes, de mémorisation et de traitement de l’information. Il est cependant difficile de déduire des conséquences pour l’action (finalités pragmatiques) à partir de cet ensemble de travaux, car une grande partie de ces recherches ont été effectuées en laboratoire ou dans d’autres contextes artificiellement créés pour des besoins d’expérimentation, ce qui rend son application dans des situations de la vie réelle très aléatoire (Merriam, 2001). Progressivement, au niveau international, la nécessité de développer une base de connaissances propre à l’éducation des adultes, a été le contexte d’apparition de deux champs conceptuels : l’andragogie et l’apprentissage autodirigé.

En 1968, Malcolm Knowles propose « une nouvelle dénomination et une nouvelle technique » pour l’éducation des adultes en vue de la distinguer de l’enseignement pré-adulte (p. 351, traduction ibid.). Le concept européen d’andragogie, qu’il définit comme « l’art et la science d’aider les adultes à apprendre » contraste avec la pédagogie, l’art et la science d’aider les enfants à apprendre (Knowles, 1980, p. 43, traduction ibid.). Selon Merriam (2001), l’andragogie est ainsi devenue un point de ralliement pour ceux qui tentent de définir le domaine de l’éducation des adultes comme distinct des autres domaines de l’éducation.

Les cinq hypothèses qui sous-tendent l’andragogie décrivent l’apprenant adulte comme quelqu’un qui (1) a un concept de soi indépendant et qui peut diriger son propre apprentissage, (2) a accumulé un réservoir d’expériences de vie qui est une riche ressource pour apprendre, (3) a des besoins d’apprentissage étroitement liés à l’évolution des rôles sociaux, (4) est axé sur la résolution de problèmes et intéressé par une application immédiate des connaissances et (5) est motivé à apprendre par des facteurs internes plutôt qu’externes.

À partir de ces hypothèses, Knowles propose un modèle de planification d’ingénieries de formation pour concevoir, mettre en œuvre et évaluer les expériences éducatives des adultes. Par exemple, en ce qui concerne la première hypothèse voulant qu’à mesure que les adultes mûrissent, ils deviennent plus indépendants et autodirigés, Knowles suggère que le climat de la salle de classe devrait être celui de l’« âge adulte », tant physiquement que psychologiquement : un climat dans lequel les adultes « se sentent acceptés, respectés et soutenus », où il existe « un esprit de réciprocité entre enseignants et élèves en tant que co-investigateurs » (1980, traduction ibid.). En effet, partant du principe que les adultes gèrent bien d’autres aspects de leur vie personnelle, il convient de partir du principe qu’ils sont tout à fait capables de diriger, ou du moins d’aider à planifier leur propre apprentissage. Les années 1970 et le début des années 1980 ont été le théâtre de nombreux écrits, débats, controverses concernant la validité de l’andragogie en tant que théorie de l’apprentissage des adultes (Davenport & Davenport, 1985 ; Hartree, 1984, cités par Merriam, 2001). Knowles lui-même en est venu à convenir que l’andragogie est moins une théorie de l’apprentissage des adultes qu’« un modèle d’hypothèses sur l’apprentissage ou un cadre conceptuel qui sert de base à une théorie émergente » (1989, traduction ibid.). Aujourd’hui, selon Merriam, le terme « andragogie » reste fédérateur de nombreux travaux en Pologne, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Tchécoslovaquie, en Russie, en Yougoslavie, alors que dans d’autres pays d’Europe centrale et orientale les travaux s’organisent plutôt autour de ce que les Britanniques et les Américains appellent adult education (qui en français sera généralement traduit par « formation des adultes »).

À peu près au même moment où Knowles introduit l’andragogie en tant que premier concept organisateur du champ d’exercice professionnel de l’éducation des adultes, l’apprentissage autodirigé (Self-Directed Learning) (SDL) est présenté comme un autre modèle permettant de considérer les apprenants adultes comme différents des enfants. « Le terme de "self-directed learning" apparaît pour la première fois en 1926 sous la plume de E. Lindeman qui posait que "les adultes ont un besoin profond de s’auto-diriger" » (Carré, 1993, p. 18). Cependant, c’est Tough (1967, 1971), s’appuyant sur les travaux de Houle (1961), qui en a fourni la première description basée sur une méthodologie et une démarche scientifique. Dans la foulée, les premières études étaient principalement descriptives, vérifiant la présence répandue de l’apprentissage autodirigé chez les adultes et documentant le processus par lequel il a eu lieu. Plusieurs pistes orientent les travaux concernant l’élaboration de modèles de l’apprentissage autodirigé. Celles-ci varient en fonction des objectifs, des orientations philosophiques et des finalités éthiques envisagées par les auteurs (Merriam, 2001) :
- Le développement de la capacité de l’apprenant à s’autodiriger, un point de vue qui est inspiré de la philosophie humaniste (Rogers, 1969 ; Tough, 1971 ; Knowles, 1975, cités par Jézégou, 2008), repris par Brockett et Hiemstra (1991, cités par Chen, 2014) ;
- la promotion de l’apprentissage transformationnel (Brookfield, 1986 ; Mezirow, 1985, cités par Chen, 2014), un point de vue qui se rapproche de l’autoformation existentielle (Dominicé, 1990 ; Desroche, 1991 ; Pineau, 1991).
- la promotion de l’apprentissage émancipateur et de l’action sociale, un point de vue davantage positionné autour de l’action sociale et politique que de l’apprentissage individuel (Brookfield, 1993 ; Collins, 1996, cités par Chen, 2014).

Carré (2003, 2010), Cosnefroy (2011) et Jézégou (2011, 2013, 2015) attribuent à l’autodirection une double dimension : (1) une motivation autodéterminée et (2) des capacités d’autorégulation des apprentissages (figure 36, p. 159). Jézégou souligne par ailleurs qu’il convient de ne pas réduire l’apprentissage autodirigé à l’autodirection de l’apprenant, au risque de « réduire l’apprentissage autodirigé à des dynamiques psychologiques individuelles » (2008, p. 345). En effet, elle rappelle que de nombreux travaux mettent en évidence que l’apprentissage autodirigé résulte des interactions existantes entre l’autodirection de l’apprenant et le dispositif de formation, notamment via la notion de contrôle (Long, 1989). 32 symposiums internationaux consacrés à l’apprentissage autodirigé attestent de la viabilité du concept dans la durée sur le continent nord américain. Cependant, se basant sur l’analyse du nombre de publications annuelles dans les revues scientifiques internationales, Chen (2014) constate que ce nombre n’a cessé de diminuer depuis le milieu des années 80. Selon Carré (1993), c’est à cette époque, notamment via l’influence de Dumazedier (1985), qu’en France va se structurer la réflexion de la communauté scientifique autour de la « galaxie » de l’autoformation (qui correspond plutôt au concept de self-learning). Inspirée par Trocme-Fabre (1999), c’est principalement sous l’impulsion de Carré (2005) que s’organise un renversement paradigmatique autour de la notion d’apprenance dans le champ de la formation des adultes.


Source :
Heutte J. (2019). Les fondements de l’éducation positive : Perspective psychosociale et systémique de l’apprentissage. Dunod : Paris, France. ISBN 978-2-10-078803-3

Les 30 premières pages de l’ouvrage sont consultables librement sur le site de l’éditeur.