Le mème antipédagogiste : l’invention populiste du discours de l’autre (Heutte, 2019)

Expression violente d’une haine des enseignants du premier degré.
vendredi 1er janvier 2021
par  Jean Heutte
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Faire croire que la pédagogie est l’excuse des enseignants qui n’ont pas de savoirs (notamment de savoirs disciplinaires), permet surtout de marquer insidieusement la distinction entre les enseignants du primaire et ceux du secondaire. Résurgence de l’affrontement « historique » entre le primaire et le secondaire, notamment du corporatisme syndical depuis l’entre deux guerres. Plus d’une génération après la création du corps des professeurs des écoles, cette forme de condescendance s’illustre encore régulièrement en France, en particulier dans les médias, notamment par la difficulté de réellement considérer l’enseignant du premier degré comme un « vrai » professeur et le plus souvent de préférer le terme « instituteur » pour désigner ce « primaire », « incapable prétentieux », pour reprendre le titre du célèbre article de Viviane Isambert Jamati en 1985. Comme si l’enseignant du premier degré ne pouvait prétendre au titre de professeur !!!

Tout d’abord, convenons qu’enseigner est un métier complexe et que si de plus il faut s’assurer que les élèves ou les étudiants comprennent ce que l’on veut leur faire apprendre cela se complique d’autant plus. Il n’y a vraiment que ceux qui n’ont jamais pratiqué ce métier qui peuvent croire que c’est simple. Convenons aussi qu’il est vraiment très difficile (pour ne pas dire impossible) d’enseigner sérieusement des contenus que l’on ne maîtrise pas. Il est naturel (cf. « logique de survie » évoquée au chapitre précédent (Heutte, 2019, p. 247) que les enseignants consacrent prioritairement beaucoup d’énergie à s’assurer d’une bonne compréhension de la matière à enseigner. Ensuite, dans une logique d’adaptation en interrelation avec leurs collègues (et/ou bien souvent le souvenir de certains enseignants qui les ont marqués au cours de leur scolarité) ils se structurent (se rassurent) alors en un système fermé (méthodes liées aux représentations du métier), avec ses propres règles de fonctionnement et ses propres exigences de survie. Enfin, selon une logique d’évolution, de relation de soi à soi, de quête de sens et de liberté intérieure, ils perfectionnent se qui conforte leur plaisir (ou leur raison) d’enseigner. Dans ce contexte, toute perturbation introduite dans ce système va provoquer un désordre dans la conscience, notamment un stress qui peut expliquer la résistance à ce qui est perçu comme une agression (comme par exemple va tenter de réagir tout organisme contre un virus). C’est ainsi que s’organise, de façon grégaire, une communauté qui se sent agressée.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, un petit rappel : « pédagogisme » est un néologisme attribué à Montaigne (1595) qui désignait ainsi l’enseignement de Platon. Harendt l’utilise en 1958 dans un article paru sous le titre The Crisis in Education (La crise de l’éducation, publié en français en 1972) pour dénoncer le mirage de l’innovation, au nom duquel la « pédagogie nouvelle » se croit tenue de reléguer systématiquement à l’arrière plan la conception traditionnelle de l’éducation, cette « illusion provenant du pathos de la nouveauté […] [et notamment cet] étonnant salmigondis de choses sensées et d’absurdités » (1972, p. 229) qui caractérise selon elle cette pseudo révolution. Le mème réapparaît ensuite dans une version nettement plus agressive et populiste dans les années 1980, sous la plume de Jean-Claude Milner (De l’école, 1984) qui l’associe à une logique complotiste : « l’école est menacée par trois "forces ténébreuses" : les gestionnaires, les chrétiens et les instituteurs, tous trois unis dans leur  "haine de ceux qui savent" »  (Chambart, 2017, p. 58).

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Il s’agit probablement là d’une spécificité française, identifiée dès la volonté politique de la création d’une école publique, laïque et obligatoire, par l’un des principaux lieutenants de Jules Ferry, l’historien Ernest Lavisse qui dénonçait le mode de recrutement et l’absence de formation pédagogique des agrégés [1], s’insurgeant tout particulièrement contre « l’objection préalable que les qualités essentielles de l’éducateur ne s’enseignent ni ne s’acquièrent » (1885, cité par Lelièvre, 2009, p. 192). A l’époque, Lavisse souhaite même la création de chaires universitaires de sciences de l’éducation pour structurer la formation professionnelle des futurs professeurs dans des domaines très divers, de la psychologie à l’histoire, de la sociologie à la physiologie. « Mais, finalement, tout cela restera pour l’essentiel lettre morte. La masse du corps des enseignants du secondaire continuera à penser que sa valeur, et surtout sa distinction, réside de façon quasi exclusive dans la culture spécialisée (incorporée dans des disciplines pointues) qu’il peut délivrer et qu’il détient » Lelièvre, 2009, p. 192). Car contrairement à ce que prétendent les soi-disant « républicains » autoproclamés (parfois plus judicieusement nommés « disciplinaristes »), les grands républicains fondateurs de l’École de la troisième République ont pris très au sérieux la pédagogie, la réflexion pédagogique et même les pédagogues, comme le dit explicitement Jules Ferry lui-même, à l’occasion de la mise en place de la réforme de 1880 (qui ne concerne que l’enseignement secondaire) :

Nous voulons des éducateurs ! Est-ce là être trop ambitieux ? […] [nous voulons de nouvelles méthodes] qui se proposent avant tout d’exciter la spontanéité de l’enfant, pour en diriger le développement normal au lieu de l’emprisonner dans des règles toutes faites auxquelles il n’entend rien, au lieu de l’enfermer dans des formules dont il ne retire que de l’ennui, et qui n’aboutissent qu’à jeter dans ces petites têtes des idées vagues et pesantes, et comme une sorte de crépuscule intellectuel » (1880, cité par Lelièvre, p. 191).

Jules Ferry qui, quelques années plus tard, constatant les difficultés de sa mise en place, persiste et signe en insistant sur le fait que le cœur de cette réforme de l’enseignement secondaire concerne l’évolution des méthodes pédagogiques :

[…]les programmes ne valent que par la méthode : c’est là la réforme même. Il faut donc se fixer sur la Note dont le Conseil supérieur a fait suivre les programmes de 1880. On pourra modifier les programmes, on ne mordra pas sur les prescriptions si claires de ce mémoire qui renferment en quatre pages toute la substance des controverses pédagogiques soulevées depuis vingt ans, sur ces instructions, à la fois pratiques et philosophiques, qui marquent si nettement la différence entre l’esprit ancien et l’esprit nouveau [...]. Oui, vraiment, tout est là. Car les nouvelles méthodes [...] fortifient la classe de tout ce qu’elles enlèvent aux routines, aux analyses à outrance, à tous les exercices mécaniques et surannés. À des méthodes nouvelles, il faut des maîtres nouveaux. Pourquoi ne pas le dire ? C’est la résistance du corps enseignant de l’enseignement secondaire qui a, jusque-là, compromis la réforme. (1887, cité par Lelièvre, p. 191)

La peur d’une dilution du savoir dans la pédagogie, menée notamment par les syndicats du second degré depuis l’entre-deux-guerres, va être source de violentes diatribes. L’angoisse d’un grand remplacement (« savoir » vs « pédagogie ») fomenté via un complot occulte va alimenter cet extraordinaire Mahabharata moderne qui va traverser le XXe siècle jusqu’à nos jours. Expression violente d’une « haine des primaires, ces "barbares" comme on les appelait communément, sous la plume d’Agathon (1911) » (Daunay, 2006, p. 21, le mot en italique est souligné par l’auteur). Cette haine sera principalement portée par les partisans d’un enseignement secondaire soucieux de continuer à dispenser une culture d’excellence et inquiet de la montée en puissance des « primaires ». Résurgence d’un « racisme social » ancré dans la culture académique française qui s’exprime régulièrement à chaque tentative de réforme et dont les racines historiques sont notamment superbement illustrées par Daunay (2006).

Forquin (1993, cité par Kahn, 2006) explique qu’en France, le réveil de l’antipédagogisme contemporain est probablement lié à la résurgence de cette crainte existentielle, profondément identitaire, des professeurs de collèges et lycées, depuis la création du collège d’enseignement secondaire (CES) dans les années 1960, à savoir l’unification progressive des ordres scolaires séparés que constituaient jusqu’alors le primaire et le secondaire et la construction progressive d’une école moyenne unique réalisée avec le « collège Haby » [2] (1975) et la massification du second degré qui s’en est suivie. Cette massification a fait apparaître de façon systémique l’échec scolaire comme nouveau problème social : les professeurs des collèges et lycées se sont vus sommés de s’adapter à leur nouveau public, pour ne laisser quiconque au bord de la route. De nouvelles disciplines universitaires se sont développées, reconnues par le Conseil national des universités mais comportant une indéniable composante normative : les didactiques et les sciences de l’éducation. Enfin, l’élément qui va nourrir les plus grandes polémiques est certainement lié à la création, en 1991, des Instituts universitaires de formation des maitres (IUFM) et à la volonté de doter tous les enseignants de la maternelle au lycée, d’une culture professionnelle et pédagogique commune. Tous ces éléments mis ensemble vont être l’occasion de nourrir des discours toujours plus extrémistes. Le pic de la stupidité (cf. figure 31, p. 154, « effet Dunning-Kruger » (1999)) ayant probablement été atteint via l’élaboration du mème selon lequel se seraient en fait les chercheurs, notamment en sciences de l’éducation, qui de par leurs agissements seraient les vrais responsables de l’échec scolaire.

Selon Kahn, l’une des plus grosses failles du discours antipédagogique est qu’il n’est jamais réellement scientifiquement argumenté, ni scientifiquement étayé, ne serait-ce par une analyse sérieuse d’un corpus (revues professionnelles, plans de formation des IUFM/ESPE et politiques de recrutement de leurs personnels, rapports de visites des professeurs stagiaires par leurs conseillers pédagogiques...). De fait, les porteurs de ces diatribes se croient en général dispensés de connaître les écrits réels de ceux qu’ils entendent combattre. « Cette ignorance volontaire fait de la plainte antipédagogique une pure construction idéologique : l’invention du discours de l’autre » (2006, p. 94).

Dans sa tentative d’éclaircissement de la « prétendue opposition entre "antipédagogistes" et "pédagogistes" », après comparaisons de la longue série de plus d’une soixantaine d’ouvrages récemment publiés et des déclarations dans la presse de certains de leurs auteurs très médiatiques, Molinier considère que « la noirceur [des] titres [de ces ouvrages] cède à des considérations commerciales, que les auteurs, justement à cause de leur qualité, ont un point de vue partisan dont le lecteur peut contester l’objectivité » (2008, p. 2). Il argumente ensuite son propos ainsi :

Se référer ou se reporter invariablement à des "pédagogistes" et des "antipédagogistes", c’est-à-dire à des personnes, suppose qu’il existe un « pédagogisme » et un « antipédagogisme » en tant que corps de doctrines. Or ces deux termes sont rarement utilisés, en tout cas, leur mention n’est venue qu’après-coup. On doit donc admettre que, soit de telles doctrines n’existent pas, soit elles sont si floues qu’elles ne sont pas présentables dans leur totalité. On doit aussi, même provisoirement, poser la question : Est on face à des conflits « doctrinaux » ou face à des conflits personnels ? (2008, p. 7)

Quoi qu’il en soit, ce mème, qui souhaite faire croire que la pédagogie est l’excuse des enseignants qui n’ont pas de savoirs (notamment de savoirs disciplinaires), permet surtout de marquer insidieusement la distinction entre les enseignants du primaire et ceux du secondaire. Résurgence notamment illustrée par Claude Lelièvre quand il décrit l’affrontement « historique » entre le primaire et le secondaire, notamment du corporatisme syndical depuis l’entre deux guerres : « il y aurait d’un côté les tenants de "la culture" (et ceux qui la détiendraient) et, de l’autre, les tenants de "la pédagogie" (tentant de se légitimer par elle, faute de détenir la culture) » (Lelièvre, 2009, p. 195). Plus d’une génération après la création du corps des professeurs des écoles, cette forme de condescendance s’illustre encore régulièrement en France, notamment par la difficulté de réellement considérer l’enseignant du premier degré comme un « vrai » professeur et le plus souvent de préférer le terme « instituteur [3] » pour désigner ce « primaire », « incapable prétentieux », pour reprendre le titre du célèbre article de Viviane Isambert Jamati en 1985. Comme si l’enseignant du premier degré ne pouvait prétendre au titre de professeur. Quoi qu’il en soit, force est de reconnaître qu’en raison de conflits communautaires, souvent identitaires, voire existentiels le mème antipédagogiste résiste bien.


Source :
Heutte J. (2019). Les fondements de l’éducation positive : Perspective psychosociale et systémique de l’apprentissage. Dunod : Paris, France. ISBN 978-2-10-078803-3

Les 30 premières pages de l’ouvrage sont consultables librement sur le site de l’éditeur.

Le cas échéant, lire aussi ce message, posté sur France Info en décembre 2015) : Les enseignants du premier degré sont depuis 25 ans officiellement des « vrais professeurs » : les « instituteurs » constituent une espèce en voie de disparition


[1] « Apparu en 1766, sous Louis XV, rétabli après la Révolution dans les années les plus noires du règne de Louis XVIII, le concours d’agrégation, marqué du sceau de l’élitisme et de la culture la plus traditionnelle, semblait ne pas devoir survivre aux évolutions démocratiques. […] Caractéristique du système d’enseignement français, le concours d’agrégation peut-être considéré comme l’une des pièces importantes de la « spécificité française » (Chevel, 1993, p. 5).

[2] La loi Haby, qui doit son nom au ministre français de l’Éducation nationale René Haby, est promulguée le 11 juillet 1975. Cette loi prévoyait notamment la mise en place d’un « Collège pour tous » (le « secondaire ») en continuité de l’« École pour tous » (le « primaire »), mettant ainsi un terme à l’existence de trois filières distinctes. C’est la raison pour laquelle on parle dès lors de « collège unique » ou encore de « collège Haby ».

[3] Depuis 1990 et la création du corps des « professeurs des écoles » (cadres A (fonctions de conception et de direction) de la fonction publique, comme leurs collègues du second degré), les « instituteurs » (cadres B (fonctions d’application) de la fonction publique) constituent une espèce en voie de disparition. En effet, parmi les enseignants du premier degré, d’après le document « Repères et références statistiques 2017  » de la DEPP (http://cache.media.education.gouv.fr/file/2017/41/4/depp-RERS-2017-personnels_824414.pdf), il ne reste en 2017, que 3 940 (1,2%) instituteurs en France, contre plus de 335 166 professeurs des écoles (PE).