Bien-être subjectif et satisfaction de vie des élèves (Heutte, 2019)

vendredi 1er mai 2020
par  Jean Heutte
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De tout temps, les questions « Qu’est-ce que le bonheur ? », « Comment se mesure-t-il ? », « Quelles sont les caractéristiques des gens heureux ? », « Comment augmenter son bonheur et celui des autres ? » ont inspiré les penseurs et les philosophes, cependant l’étude scientifique de ces questions est très contemporaine (Bouffard, 1997). Elle se manifeste depuis un quart de siècle sous la forme d’une littérature progressivement foisonnante concernant le bien-être psychologique. En effet, « depuis que les chercheurs accordent presque autant d’attention à la "qualité de vie" qu’à la "quantité de vie", le bien-être psychologique est un concept beaucoup plus populaire et important, notamment dans le domaine de la santé » (Voyer & Boyer, 2001, p. 274).

Selon Bouffard (1997), la première grande vague de recherches sur le bonheur date des années 60. Plusieurs auteurs importants ont marqué cette époque, notamment en raison de leurs travaux très souvent liés à la construction d’échelles psychométriques : Bradburn (1969) ; Cantril (1965) ; Wilson (1967) ; Neugarten, Havighurst et Tobin (1961). La deuxième vague — celles des années 70 — regroupe les travaux d’Andrews et Withey (1976), de Campbell, Converse et Rodgers (1976), l’échelle du moral (Philadelphia Geriatric Center Morale Scale, Lawton, 1975), Csikszentmihalyi et Csikszentmihalyi (1975) sur « l’expérience optimale » ainsi que la première version du programme d’intervention de Fordyce (1977). La synthèse de Larson (1978) clôt cette période en démontrant que les facteurs objectifs comptent pour assez peu en matière de bonheur.

Avec les années 80 commence l’ère faste de la recherche sur le bonheur. Veenhoven (1984) rapporte les résultats de 121 enquêtes effectuées dans 32 pays, tandis que l’article si souvent cité de Diener (1984) fait état des corrélats du bien-être psychologique et des progrès théoriques réalisés, notamment par la création de l’échelle de satisfaction de vivre (Satisfaction with Life Scale, SLS de Diener, Emmons, Larsen & Griffin, 1985)

A notre connaissance, avant que Bouffard (1997) ne coordonne un premier numéro spécial dans la Revue canadienne de psychologie, il n’existait pas de revue scientifique en langue française ayant consacré un volume à cette question. Vingt ans plus tard, Bouffard (2017) constate que l’importance de la qualité des relations interpersonnelles, en tant que composante essentielle du bien-être psychologique est de plus en plus clairement mise en évidence dans de nombreux travaux. Dans sa revue de littérature, il présente l’actualité de la recherche concernant certaines émotions sociales (amour, empathie, compassion et sourire) qui facilitent la vie en société (Veenhoven, 1997, 2007) tout comme elles ont favorisé la survie de l’humanité au cours de son évolution. Bouffard y évoque notamment la nouvelle conception de l’amour que propose Fredrickson (2013) — « amour 2.0 » que nous suggérons de traduire par « amour bienveillant »— est une émotion momentanée, renouvelable et non exclusive qui ne se limite ni au lien spécial avec son conjoint, ni au désir sexuel, ni à l’engagement permanent : « L’amour est ce "micro moment" de chaleur, de connexion qu’on partage avec un autre être vivant » (Fredrickson, 2013, p. 10, traduction personnelle). Une « émotion suprême », ajoute-t-elle, parce que toutes les émotions positives se transforment en un amour bienveillant quand elles sont ressenties en connexion avec quelqu’un. Plus spécifiquement, Fredrickson précise que l’amour bienveillant « consiste en l’arrivée momentanée de trois événements interreliés : le premier, le partage d’une ou plusieurs émotions positives entre vous et quelqu’un d’autre ; le second, une synchronisation de la biochimie et des comportements entre vous et l’autre personne ; le troisième, la motivation en chacun pour investir dans le bien-être de l’autre qui fait naître une sollicitude mutuelle » (p. 17, traduction personnelle). En bref, il y a « résonnance positive » entre deux personnes, ce qui implique partage d’émotions, synchronisation biocomportementale et bienveillance mutuelle. Cet amour est le produit de l’évolution humaine puisque nos lointains ancêtres ont créé des liens forts qui leur ont permis de survivre et de se reproduire (Wilson & Wilson, 2007).

Il est à noter que cette prise en compte de la biochimie, notamment du rôle de certaines hormones (e.g. l’ocytocine, la dopamine, la sérotonine…) dans les processus psychologiques liés au développement humain optimal est l’objet de travaux très spécifiques. De nombreux chercheurs considèrent qu’une part non négligeable de notre niveau de bien-être psychologique dépend de facteurs biologiques inscrits dans nos gènes (Diener & Biswas-Diener, 2008 ; Lucas, 2008 ; Lykken & Csikszentmihalyi, 2001).

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Figure 7. Trois facteurs principaux influençant le niveau de bonheur durable (Lyubomirsy, Sheldon & Schkade (2005, p. 116, adaptation personnelle))

Ainsi, Lyubomirsy, Sheldon et Schkade (2005) proposent une « architecture du bonheur » (figure 7) qui accorde également 50 % d’influence au facteur génétique, laissant environ 10 % aux circonstances de la vie et aux facteurs sociodémographiques et environ 40 % à l’activité intentionnelle.

Les autres et le bien-être psychologique : le continuum égocentrisme-allocentrisme

Selon Sartre « l’enfer, c’est les autres » a toujours été mal compris.

On a cru que je voulais dire par là que nos rapports avec les autres étaient toujours empoisonnés, que c’étaient toujours des rapports infernaux. Or, c’est autre chose que je veux dire. Je veux dire que si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l’autre ne peut être que l’enfer. Pourquoi ? Parce que les autres sont au fond ce qu’il y a de plus important en nous-mêmes pour notre propre connaissance de nous-mêmes. Quand nous pensons sur nous, quand nous essayons de nous connaître, au fond, nous usons ces connaissances que les autres ont déjà sur nous. Nous nous jugeons avec les moyens que les autres ont, nous ont donné de nous juger. Quoique je dise sur moi, toujours le jugement d’autrui entre dedans. Ce qui veut dire que, si mes rapports sont mauvais, je me mets dans la totale dépendance d’autrui. Et alors en effet je suis en enfer. Et il existe une quantité de gens dans le monde qui sont en enfer parce qu’ils dépendent trop du jugement d’autrui. Mais cela ne veut nullement dire qu’on ne puisse avoir d’autres rapports avec les autres. Ça marque simplement l’importance capitale de tous les autres pour chacun de nous. (Sartre, 1965 [1] )

Sartre exprime ainsi, avec ses mots à lui, que la perception de la qualité des relations interpersonnelles apparaît comme un indicateur du bien-être et de la santé psychique (Finkenauer & Baumeister, 1997) ou du développement et de la maturité des individus.

« La forte relation entre l’altruisme et l’humeur positive est notre plus grande découverte » (Csikszentmihalyi & Patton, 1997, p. 153). L’altruisme procure deux sortes de récompenses :

  • Une attention positive à autrui va probablement attirer un comportement réciproque plutôt que de l’indifférence ; le fait de se savoir apprécié et valorisé attire plus de sens et de joie à sa vie (Seligman 1975, 1990).
  • L’action même de porter une attention positive — sans égard à la réciprocité — libère une énergie psychique qui, autrement, serait dirigée vers son monde intérieur avec les différentes angoisses qu’une telle attention sur soi pourrait générer. Cependant, selon Csikszentmihalyi et Patton (1997), les bienfaits immédiats de l’altruisme sont le plus souvent impalpables.

Fréchette et Leblanc (1987) postulent que la personnalité se manifeste par le niveau d’harmonie psychique entre la personne et son environnement. Ce degré d’harmonie se localise sur le continuum qui va de l’égocentrisme du nouveau-né jusqu’à l’allocentrisme de l’adulte en pleine maturité, « l’allocentrisme étant la disposition à s’orienter vers les autres et une capacité à s’intéresser aux autres pour eux-mêmes » (1987, p. 47). Leblanc évoque ainsi le continuum égocentrisme-allocentrisme (2003, p. 56), considérant que

l’allocentrisme est le mouvement de la personne humaine vers ce qui est différent d’elle, c’est la disposition de s’orienter vers les autres et la capacité de s’intéresser aux autres pour eux-mêmes. Cette notion tire son importance du fait que l’homme, par sa nature même, est voué à la communication, à la relation et à l’échange avec autrui. Le schéma normatif du développement, tel que présenté dans les diverses théories et modèles du développement de la personne humaine (voir la recension de Lerner, 1986), propose justement les étapes de cette progression vers l’allocentrisme.

Dans un autre registre, Anatrella (1997) évoque ainsi l’immaturité liée à l’adulescence entretenue par une société adolescentrique.

Ainsi, il ressort donc que le bien-être personnel, l’absence de préoccupation à propos du soi et la bienveillance à l’égard des autres seraient liés : peut-être serait-il plus judicieux de dire qu’être en bon terme avec soi-même est probablement lié à la capacité de l’être avec des autres.

Une orientation altruiste va probablement lever l’obstacle le plus important à l’atteinte d’un état de flow, c’est-à-dire une trop grande attention sur l’ego et ses besoins. En dirigeant son énergie sur le bien-être des autres, un jeune homme ou une jeune fille se libère de cette préoccupation de l’ego qui sape tant d’énergie psychique. Plutôt que d’être mobilisée à s’observer et à se surveiller, une grande partie de l’énergie psychique se libère et se rend disponible à la poursuite des buts que la personne s’est fixée (Logan, 1988). Cela constitue l’un des paradoxes de l’expérience optimale : ce n’est qu’en s’oubliant soi-même que le soi prend de l’ampleur. (Csikszentmihalyi & Patton, 1997, p. 190)

Cette dilatation de l’ego liée à l’absence de préoccupation à propos du soi, constitue le cœur du continuum égocentrisme-allocentrisme.

1.La satisfaction de vie des élèves

Ces dernières décennies, notamment avec l’émergence de la psychologie positive (Seligman & Csikszentmihalyi, 2000), le bien-être, appelé aussi « la qualité de vie » ou « le bonheur », en fonction des auteurs, est devenu un objet d’étude dans de très nombreux domaines d’activité notamment scolaire (Ardi, Kwartarini & Wahyu, 2012 ; Chen & Lu, 2009 ; Cheung & Chan, 2001). Pour nombre de ces recherches, la conception du bien-être repose sur une vision hédonique, concept décrit notamment par le philosophe Jeremy Bentham (1779-1848) qui suppose une maximisation du plaisir associée à une minimisation de la douleur. Cette conception se traduit pour différents auteurs (Diener, 1984, 1994 ; Kahneman, 1999 ; Lyubomirsky, Sheldon & Schkade, 2005) par une prise en compte des émotions positives et négatives. Cependant, il est couramment admis (e.g. Diener, 1984 ; Diener & Lucas, 1999 pour une revue) que le bien-être est non seulement composé d’affects positifs et négatifs mais aussi d’une composante de satisfaction de vie qualifiée de cognitive car il s’agit d’une évaluation de sa vie. Si les affects sont par nature fluctuants et ont une durée de vie limitée dans le temps, la satisfaction de vie est, elle, basée sur une appréciation cognitive moins susceptible de fluctuer brutalement à la faveur d’un évènement quelconque. Ainsi, la satisfaction est non seulement considérée comme plus stable que les composants émotionnels du bien-être mais aussi comme l’élément clef (Diener & Lucas, 1999). Pour Lyubomirsky, Sheldon et Schkade (2005), il est important que ces différents aspects soient mesurés du point de vue de l’individu lui même, cette mesure est une caractéristique essentielle du bien-être qui est ainsi qualifié de subjectif.

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Figure 8. Le modèle théorique du bien-être subjectif des élèves, d’après Randolph, Kangas & Ruokamo (2009, traduction Fenouillet, Heutte, Martin-Krumm, & Boniwell, 2014)

Dans le cadre de la construction de la Multidimensional Students’ Life Satisfaction Scale (MSLSS), Huebner (1994) est parti du principe que certains domaines de vie sont particulièrement importants pour les adolescents et qu’ils vont contribuer à un certain degré au bien-être subjectif global (Campbell, Converse, & Rodgers, 1976) dans le cadre d’une conception hiérarchique comme le montre la figure 8. En s’appuyant sur les résultats d’études précédentes basées sur des développements théoriques et empiriques (Huebner, 1991), Huebner (1994) a pu observer que les adolescents sont capables de différencier cinq domaines qui sont particulièrement signifiants pour eux : le soi, la famille, l’école, les amis et l’environnement de vie, c’est à dire l’habitat. Ainsi, la structure sous-jacente de la MSLSS, conformément à la figure 8, est basée sur le postulat théorique que les satisfactions issues de ces différents domaines de vie sont en relation avec une source commune, la satisfaction de vie. La validation de cette structure permet donc de calculer la qualité de vie générale de l’élève en faisant la moyenne des scores pour chaque dimension de la MSLSS. Si, dans son étude initiale, Huebner (1994) a mis en évidence la présence de cinq facteurs, des études ultérieures ont permis de montrer grâce à des analyses confirmatoires que ces facteurs sont bien corrélés entre eux (Gilman, 1999 ; Gilman & Ashby 2003 ; Greenspoon & Saklofske, 1997, 1998 ; Huebner, Laughlin, Ash & Gilman, 1998 ; Park, 2000 ; Park, Huebner, Laughlin, Valois, & Gilman, 2004). D’autres études ont à leur tour confirmé la validité structurelle du modèle de mesure postulant cinq facteurs de premier ordre et un sixième facteur de deuxième ordre prenant en compte la satisfaction générale de l’élève (Gilman 1999 ; Gilman, Huebner & Laughlin, 2000 ; Huebner et al., 1998 ; Sawatzky, Ratner, Johnson, Kopec & Zumbo, 2009). C’est sur la base de tous ces travaux que Fenouillet, Heutte, Martin-Krumm et Boniwell (2014) ont réalisé la validation française de la MSLSS de Huebner (1994).

Cette échelle de mesure a notamment été utilisée par Fenouillet, Martin-Krumm, Heutte et Besançon (2014) dans une étude commanditée par la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) du Ministère de l’éducation nationale, de la jeunesse et de la vie associative. Cette étude s’inscrivait dans une démarche internationale destinée à mieux comprendre l’impact du bien-être des élèves sur leur réussite scolaire.

Fenouillet et ses collègues ont ainsi pu mettre en évidence la chute permanente de la satisfaction de vie des élèves en France tout au long de leur scolarité (figure 9), depuis la fin de l’école primaire (CM2), tout au long du collège (de la 6e à la 3e), puis au lycée (de la 2nd à la terminale).

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Figure 9. La satisfaction de vie des élèves en France (Fenouillet, Martin-Krumm, Heutte & Besançon, 2014)

Ce résultat est hélas conforme à de nombreuses études internationales concernant le bien-être des élèves dans le système éducatif formel français :

  • 41e pays (sur 41) où 55% d’enfants sont en souffrance scolaire vs 19% en moyenne (OCDE, 2004/PISA, 2003)
  • 20e pays (sur 25) pour le pourcentage d’élèves de 11 à 15 ans déclarant aimer l’école (OCDE, 2009).
  • 13e pays (sur 29) pour le bien-être éducationnel (UNICEF-Innocenti, 2013)
  • 28e pays (sur 35) pour l’écart de satisfaction de vie entre les enfants favorisés sur le plan économique et les enfants très défavorisés, c’est-à-dire que la France est classée parmi les 8 pays les plus inégalitaires concernant cette distinction (UNICEF-Innocenti, 2016)
  • 35e pays (sur 48) pour la qualité de vie à l’école (PISA, 2018).

2.Quelques outils de mesure du bien-être ou de concepts voisins

  • l’échelle de perception des émotions positives et négatives (Martin-Krumm, Fenouillet, Csillik, Kern, Besançon, Heutte, Paquet, Delas, Trousselard, Lecorre & Diener, 2017, adaptation française de la Scale of Positive and Negative Experience - SPANE de Diener, Wirtz, Tov, Kim-Prieto, Choi. Oishi & Biswas-Diener, 2009) incluant 2 sous-échelles : émotions positives et émotions négatives ;
  • l’échelle de mesure de la dépression (Moullec, Maïano, Morin, Monthuy-Blanc, Rosello, & Ninot, 2011, adaptation française de la Center for Epidemiologic Studies Depression Scale (CES-D, Radloff, 1977) incluant 5 sous-échelles : affect dépressif, affect positif, plaintes somatiques, relations et interpersonnelles perturbées ;
  • l’échelle de satisfaction de la vie (Blais, Vallerand, Pelletier et Brière, 1989, adaptation française de la Satisfaction with life scale - SWLS, Diener, Emmons, Larsen & Griffin, 1985) ;
  • l’échelle de satisfaction globale des enfants à l’égard de la scolarité (adaptation française de la Children’s Overall Satisfaction with Schooling Scale - COSSS, Randolph Kangas, & Ruokamo, 2009) ;
  • l’échelle de satisfaction de la vie des étudiants (adpation française de la Students’ Life Satisfaction Scale - SLSS, Huebner, 1991) ;
  • l’échelle de satisfaction en formation en ligne (ESEL, Yennek, Fenouillet & Heutte, 2015) incluant 4 sous-échelles : utilité perçue, difficulté perçue, méthodes pédagogiques et formateur ;
  • Echelle de Mesure des Manifestations du Bien-Être Psychologique (EMMBEP, Massé, Poulin, Dassa, Lambert, Bélair & Battaglini, 1998) incluant 6 sous-échelles : estime de soi, équilibre, engagement social, sociabilité, contrôle de soi et des événements et bonheur.

Source :
Heutte J. (2019). Les fondements de l’éducation positive : Perspective psychosociale et systémique de l’apprentissage. Dunod : Paris, France. ISBN 978-2-10-078803-3

Les 30 premières pages de l’ouvrage sont consultables librement sur le site de l’éditeur.


[1] Texte dit par Jean-Paul Sartre en préambule à l’enregistrement phonographique de la pièce en 1965, cité par Michel Contat et Michel Rybalka (1992, p. 101) - Folio essais - Gallimard