Être ou ne pas être positiviste ? (Heutte, 2019)

dimanche 1er mars 2020
par  Jean Heutte
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Extrait d’un article paru en 2019, qui souhaitait retracer rapidement les fondements épistémologiques (historique, philosophique, méthodologique…) de la science de l’expérience optimale en tant que champ de recherche empirique concernant l’expérience positive subjective (Brown, Lomas & Eiroa-Orosa, 2017), depuis la création du Positive Psychology Steering Commitee constitué par Mihaly Csikszentmihalyi, Ed Diener, Kathleen Hall Jamieson, Chris Peterson et George Vaillant, en 1999, à Akumal (Mexique), jusque ses dernières évolutions récentes notamment sous l’influence des chercheurs européens. Cet article avait aussi pour objectif de lever quelques ambiguïtés originelles concernant certains termes (optimal, positif et positiviste) qui parfois peuvent être l’objet de controverses (voir de polémiques) quand ils sont mal interprétés.

La nécessité impérative de construction et de validation d’outils de mesure standardisés spécifiques est certainement l’une des caractéristiques majeures actuelles des contributions des chercheurs à l’ensemble de la communauté scientifique. Cela permet, si cela était nécessaire, de réaffirmer que l’ancrage épistémologique de la psychologie positive s’inscrit résolument dans le champ des sciences empiriques : basées sur des méthodes de recueil de données et de traitements qui choisissent explicitement de s’exposer à la réfutation, en cohérence avec les méthodes de construction et de validation des modèles théoriques de la psychologie scientifique contemporaine, au niveau international. Le fait que les résultats de ces travaux soient régulièrement le fruit d’études comparatives à plus ou moins grande échelle fait clairement référence à l’épistémologie positiviste-empiriste de la construction scientifique, dont les fondements ont été définis au cours du XIXe siècle, notamment sous l’influence d’Auguste Comte. En effet, dans son Cours de philosophie positive, Auguste Comte a voulu donner une assise à la science positive. Quant au terme « positiviste », il a été mis en avant plus tard, dans la seconde partie de son œuvre, à partir de 1843 et surtout 1848 (Discours sur l’ensemble du positivisme) pour désigner sa philosophie et non les sciences envers lesquelles il a manifesté une défiance croissante. Il les considérait comme des connaissances spéciales et limitées ne pouvant apporter une vue d’ensemble comme sa philosophie positiviste.

Les idées du positivisme puisent leur source dans certaines formulations de d’Alembert, Turgot, Lagrange et Condorcet. En effet, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’intention était de pouvoir expliquer le progrès de l’esprit humain (Condorcet) par le développement des « sciences positives » (mathématiques, physique, chimie, ...). En devenant positif, l’esprit renoncerait à la question « pourquoi ? », c’est-à-dire à chercher les causes premières des choses. Il se limiterait au « comment », c’est-à-dire à la formulation des lois de la nature, exprimées en langage mathématique, en dégageant, par le moyen d’observations et d’expériences répétées, les relations constantes qui unissent les phénomènes, et permettent d’expliquer la réalité des faits. C’est sur la base de cette référence aux mathématiques que certaines sciences se pensent « exactes » et par abus de langage se définissent comme des « sciences dures ». Ce que, à sa création, voudra revendiquer la psychologie, notamment avec la ferme intention de se distinguer de la philosophie (Wundt, 1913, cité par Tafreshi, Slaney & Neufeld, 2016).

1 Étudier objectivement la subjectivité

Si la finalité du développement humain optimal, c’est notamment le bien-être subjectif, alors Lecomte (2012) soulève une question intéressante : est-il réellement possible d’étudier scientifiquement (c’est-à-dire en toute objectivité) la subjectivité ?

En effet, comme le rappelle Lecomte, une règle généralement prônée dans l’univers scientifique est que le chercheur, dans le cadre de son activité professionnelle, analyse des faits et se refuse à tout jugement de valeur. En d’autres termes, son travail relève de l’objectivité scientifique et non pas des croyances subjectives personnelles. « Au fil du temps, cette posture a été exprimée sous diverses formes et avec de multiples appellations, reflétant certaines nuances : distinction entre est et doit être, distinction entre jugements de faits et jugements de valeur, distinction entre le descriptif et le prescriptif, neutralité axiologique, critique du biais naturaliste » (Lecomte, 2012, p. 23). Ce principe trouve son origine première dans un court passage du philosophe David Hume. Dans son Traité de la nature humaine, il trouve totalement injustifié que de nombreux penseurs constatent ce qui est (is) ou n’est pas, puis en tirent des conclusions sur ce qui doit être (ought) ou non (Hume, 1739, cité par Lecomte). Au XXe siècle, le sociologue Max Weber applique cette idée de Hume à l’univers scientifique. Cependant, toujours selon Lecomte, « Weber [1965] introduit une nuance essentielle dans son propos, en distinguant le jugement de valeur (Werturteil) et le rapport aux valeurs (Wertbeziehung), ce dernier étant à ses yeux parfaitement légitime de la part d’un chercheur » (p. 23). Cette distinction permet de concilier l’étude scientifique des faits, comme des valeurs, à la condition que le chercheur soit très scrupuleux dans sa méthodologie et ses interprétations.

Concernant les effets entre les expériences personnelles du chercheur et la découverte scientifique, le point de vue du physicien devenu philosophe Mickael Polanyi est particulièrement éclairant. Dans son ouvrage Personal Knowledge, publié en 1958, Polanyi conteste l’idée d’un chercheur totalement impartial, soulignant que même dans les sciences les plus strictes (ou qui se disent les plus exactes), le savoir est toujours un art, et que l’engagement personnel et la passion sont logiquement nécessaires à la recherche. Dans cet ouvrage qui porte sur la nature et la justification du savoir scientifique, Polanyi défend, dès la préface, l’idée selon laquelle tout savoir est personnel, y compris donc, celui de la science. Ce propos conforte l’idée selon laquelle la créativité, l’intuition, voire la subjectivité du chercheur produisent des objets originaux qui relèvent d’une alchimie intime (émotionnelle, cognitive et conative). Avant d’être objectivée sous la forme d’un langage permettant sa transmission (objectivation externe), la connaissance est d’abord avant tout incarnée dans l’intimité physiologique du chercheur (objectivation interne). Il s’agit littéralement d’une épiphanie [1] : le fameux Eurêka ! (en grec ancien ηὕρηκα / hêúrêka : « j’ai trouvé », que la légende attribue à Archimède). Selon Csikszentmihalyi, à l’issue d’un processus créatif, trois souvenirs demeurent indissociables de l’émotion qui va marquer à tout jamais a posteriori la mémoire du chercheur : « l’ardente curiosité, l’émerveillement devant un mystère sur le point d’être dévoilé, le ravissement de trouver une solution qui révèle un ordre insoupçonné » (2006, p. 10). Tous les travaux laborieux du chercheur se trouvent alors justifiés et récompensés par l’irruption soudaine d’une révélation (objectivation interne) qui peut le cas échéant effectivement produire une nouvelle connaissance, si le processus d’objectivation externe va à son terme.

2 Interroger la quantification

Comme les autres domaines de recherche, celui de la psychologie positive est confronté à la question de la mesure. S’il a fait du bien-être, du bonheur, du fonctionnement optimal, de la gratitude, de l’optimisme ou des institutions positives, par exemple, ses objets d’études, quels indicateurs retenir ? Quels outils utiliser ?

Il est de fait courant en psychologie de présumer que les phénomènes d’intérêt peuvent et doivent être représentés par des nombres, et que les inférences doivent être basées sur l’analyse mathématique de ces représentations numériques. Dans leur article paru en 2016, Tafreshi, Slaney et Neufeld se sont interrogés sur la prédominance de la quantification dans la pratique de la recherche en psychologie. Pour y parvenir, ils ont tout d’abord passé en revue plusieurs arguments critiques avancés par des théoriciens de la psychologie, ainsi que par des philosophes et des historiens de la psychologie.

2.1 Une brève histoire des fondements de la quantification en psychologie moderne.

Tafreshi et ses collègues rappellent que les fondements de la quantification en psychologie sont généralement attribués aux travaux de Gustav Fechner à la fin du XIXe siècle en Allemagne. Dans son ouvrage Elemente der Psychophysik, Fechner (1860) plaidait pour une psychologie (ou psychophysique) basée sur des fondements mathématiques en établissant des comparaisons entre l’étude de la psychologie et de la physique. L’attrait de la quantification a également balayé la Grande-Bretagne à cette époque, notamment via la création de la revue Biometrika fondée en 1901 par Francis Galton et Karl Pearson. En 1946, le psychologue américain, Stevens publie On the Theory of Scales of Measurement qui est sans doute l’ouvrage le plus important dans le domaine de la mesure psychologique au XXe siècle. Il définit la mesure comme « l’attribution de chiffres à des objets ou à des événements selon des règles » (Stevens, 1946, p. 677, traduction personnelle). En proposant une définition aussi souple de la mesure, Stevens a laissé entendre que tout phénomène pouvait être considéré comme mesurable, à condition qu’un ensemble de règles permettant aux chercheurs d’attribuer des valeurs numériques à des instances spécifiques du phénomène soient explicitement définis (Michell, 2004 ; Trendler, 2009). Très rapidement, l’utilisation de tests standardisés pour évaluer les capacités intellectuelles et mentales est devenue un point de mire prédominant des psychologues américains. Charles Spearman a été l’un des principaux contributeurs au développement des tests psychologiques au début du XXe siècle. Spearman (1904a/b) a adopté la méthode Galton Pearson de l’analyse corrélationnelle comme moyen d’étudier les relations entre les mesures et, sur la base de ces études corrélationnelles, il a développé la méthode psychométrique communément appelée aujourd’hui « analyse factorielle ».

2.2 La quantification : un habitus implicite

En se basant ainsi sur l’histoire de la quantification en psychologie moderne, Tafreshi et ses collègues (2016) soutiennent que la quantification en psychologie a toujours été, et continue d’être, une pratique généralement non réfléchie. Citant comment Wundt, dans son article de 1913 intitulé Psychology’s Struggle for Existence [la lutte de la psychologie pour son existence] craignait qu’une séparation entre la psychologie et la philosophie ne conduise à un manque de pensée critique, ils estiment que cette séparation a effectivement été préjudiciable à la psychologie. Car le manque de réflexion philosophique dans le domaine a contribué à l’indifférence de la psychologie à l’égard d’importantes questions conceptuelles et méthodologiques. De plus, le manque d’intérêt de la psychologie à l’égard de l’histoire des pratiques de quantification dans la discipline a entraîné un manque de réflexion critique sur les motifs qui motivent son utilisation. Bien que le positivisme soit le plus souvent associé à la quantification et aux méthodes quantitatives, il n’est pas clair que ce couplage soit totalement justifié (Comte, 1907). Citant Hacking (1983) et Slaney (2001), Tafreshi et ses collègues suggèrent que la psychologie moderne est principalement fondée sur une forme de réalisme plutôt que sur le positivisme. Nous retrouvons ici l’idée force de Kuhn (1972) selon laquelle, contrairement à ce qu’énonce Popper, un paradigme scientifique n’est pas rejeté dès qu’il est réfuté, mais seulement quand il peut être remplacé. Kuhn rappelle aussi que les raisons qui prévalent à un changement de paradigme ne sont que partiellement rationnelles, car les opinions et choix des scientifiques sont selon lui tributaires de leurs expériences, de leurs croyances et de leurs visions du monde.

2.3 La carte n’est pas le territoire : plaidoyer pour approche méthodologique plus équilibrée

Selon Vautier (2015), l’usage générique du terme « évaluation » possède par ailleurs une ambiguïté descriptive et appréciative redoutable : dans la champ de la psychologie, le calcul d’un score n’est ni un jugement de valeur, ni encore moins en tant que tel le résultat d’un mesurage (comme il serait possible de le faire pour la taille, le poids ou l’âge d’un enfant, par exemple). Cela implique que l’utilisation du terme de mesure est trompeuse puisque la finalité des ces outils, c’est de fournir : « les moyens d’exprimer ces observations [les réponses] sous une forme telle que soient possibles la comparaison [des] individus entre eux et la comparaison de chacun avec les “normes” (descriptives) de la population à laquelle ils appartiennent » (Reuchlin, 1969, p. 22). Ces outils ont surtout pour vocation de permettre de mieux manipuler des constructions théoriques, notamment de fournir le moyen de vérifier la plausibilité de modélisation, ou d’hypothèses.

Pour notre part, totalement conscients de ces limites à l’objectivité, nous considérons que dans l’adolescence de la psychologie positive, dans le souci de se démarquer de la psychologie humaniste et aussi du fait des habitus culturels de la recherche nord américaine en psychologie (très marqués par l’empirisme de la recherche médicale), il peut être compréhensible que certains excès de jeunesse aient été commis. Cependant, il faut savoir que progressivement de nombreux chercheurs « non nord américains », notamment en Europe, souhaitent s’émanciper de l’emprise de la culture des fondateurs de la psychologie positive. Il est ainsi intéressant de noter que sur le portail de l’European Network for Positive Psychology (ENPP), il est clairement indiqué que l’utilisation de divers modèles de recherche épistémologique qualitative (Hefferon, Ashfield, Waters & Synard, 2017) est plus largement acceptée en Europe (qu’en Amérique du Nord), et cette tendance est de plus en plus accessible à travers le monde. Ainsi, après l’apparition d’une deuxième vague (Ivtzan et al., 2015 ; Wong, 2011) plus nuancée de la psychologie positive (qui explore les complexités philosophiques et conceptuelles de l’idée même du positif et du négatif, en développant une compréhension plus subtile de la nature dialectique de l’épanouissement), une approche méthodologique plus équilibrée (quantitatif vs qualitatif) en constituera peut-être la troisième vague.

Quoi qu’il en soit, il fallait certainement nécessairement commencer par baliser, puis cartographier le paysage de la psychologie positive, notamment chercher à identifier la consistance des concepts à étudier et tenter de définir la plausibilité de lois générales, dans la mesure du possible prédictives, afin de pouvoir interroger certaines évidences : « Guba et Lincoln [1998] définissent ce qu’ils dénomment la "vérité [2]" (vérité avec des guillemets) comme la représentation la plus informée et sophistiquée faisant consensus » (Avenier, 2011, p. 376). Cependant, reprenant à notre compte la métaphore de Korzybski (1933), nous sommes totalement conscients qu’une carte n’est pas le territoire. En effet, les modèles théoriques sont des constructions élaborées par des chercheurs lorsqu’ils essaient de donner du sens à l’interprétation des résultats de leurs expériences. Soumis via une autorité procédurale (notamment pour publications dans des revues scientifiques), ces modèles théoriques deviennent des « réalités socialement construites » (Guba et Lincoln, 1989, p. 86, cités par Avenier, 2011, p. 378) qui relèvent du niveau ontologique, c’est-à-dire de ce que Korzybski désigne par « territoire ». Comme suggère Cosinschi (2008), il est possible d’étendre les propositions de Korzybski, pour les mettre en corrélation dans un champ logique ternaire, qui est le suivant :

  • la carte n’est pas le territoire ⇒ un modèle théorique est nécessairement une simplification/réduction du réel, il a pour objet de tenter de mettre en évidence un nombre restreint de variables (principe du rasoir d’Occam) ;
  • la carte ne représente pas tout le territoire ⇒ aucun modèle théorique ne peut expliquer tous les comportements humains ;
  • la carte est auto-réflexive. ⇒ la plus grande finalité pratique/pragmatique d’un modèle théorique est de faciliter l’étude d’un processus psychologique qui par nature est nécessairement complexe.

Enfin, en guise de conclusion provisoire, comme un pied de nez à la fois positif et positiviste, nous terminons par cette citation de Victor Brochard : « L’homme n’est capable de science que parce qu’il est libre ; c’est aussi, parce qu’il est libre, qu’il est sujet à l’erreur. » (1897, p. 7), en ajoutant pour notre part : jusqu’à preuve du contraire.

In fine, nous estimons que la levée de certaines ambigüités et/ou incompréhensions, permet, si cela était nécessaire, de réaffirmer que l’encrage épistémologique de la psychologie positive s’inscrit résolument dans le champ des sciences empiriques : basées sur des méthodes de recueil de données et de traitements qui choisissent explicitement de s’exposer à la réfutation, en cohérence avec les méthodes issues de la psychologie scientifique contemporaine, dont les perspectives européennes souhaitent s’émanciper progressivement de l’emprise de la culture de ses fondateurs. Cela doit permettre de clairement distinguer la psychologie positive des niaiseries de la vulgate des vendeurs de « trucs et astuces du bonheur » qui surfent avec intérêt sur la médiatisation excessive de la marchandisation du bien-être et de la crédulité naïve de ceux qui y sont un peu trop réceptifs.


Source :

Heutte J. (2019). Clarification des fondements épistémologiques de la recherche fondamentale à visée pragmatique concernant le fonctionnement humain optimal : lever quelques ambiguïtés, controverses et/ou polémiques suscitées par la psychologie positive. Tréma, [En ligne], 52 | 2019 DOI : 10.4000/trema.5611


[1] L’épiphanie (du grec ancien ἐπιφάνεια, epiphaneia, « manifestation, apparition soudaine ») est la compréhension soudaine de l’essence ou de la signification de quelque chose (selon le dictionnaire Larousse).

[2] Selon Guba et Lincoln (1989, cités par Avenier, 2011), le paradigme épistémologique constructiviste comporte une hypothèse fondatrice d’ordre ontologique. Celle-ci pose qu’il n’existe pas de réalité objective, mais de multiples réalités socialement construites, et que celles-ci ne sont pas gouvernées par des lois naturelles, causales ou d’autre sorte.