Les éléments principaux d’une ingénierie autotélique massivement multi-apprenants (Heutte, 2019).

mardi 8 janvier 2019
par  Jean Heutte
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Malgré les progrès considérables ces dernières années, l’approche technocentrée présente de nombreuses limites, notamment en terme de système auto-adaptatif en mesure d’être régulé par une rétroaction automatisée (Linard, 2011) en lien avec l’analyse des erreurs d’apprentissages réalisés par les apprenants. Il semble donc opportun de privilégier une vision anthropocentrée, inspirée du concept d’espace potentiel d’apprentissage ludo-éduquant (Figure 1), développé par Alvarez (2007), dans le prolongement du Modèle sémiotique du gameplay de Genvo (2006) et des prédicats modaux de Greimas (1976). PNG - 130.5 ko Figure 1 Espace potentiel d’apprentissage ludo-éduquant (Alvarez, 2007)

Concevoir une ingénierie autotélique ludo-éduquante, grâce à la mise en place de communautés épistémiques, nécessite de penser, dès la conception :

  • une ingénierie qui, à termes, intégrera l’articulation du fonctionnement des différentes communautés épistémiques, dont il faudra outiller les zones d’échange ; 

  • une mécanique de jeu fondée sur le principe de l’apprentissage, en tant que participation légitime périphérique (Wenger, 2007) dont il faut penser la visibilité du capital social des participants ; 

  • une conception (design) fondée sur le développement de plusieurs espaces ludo-éduquants imbriqués (cf. fig. 2), a minima l’un centré sur la formation et les apprentissages liés aux contenus académiques-scientifiques et/ou professionnels, l’autre sur la formation et les apprentissages (notamment outillage méthodologique, réflexifs et métacognitifs) nécessaires pour obtenir les niveaux d’accréditation pour (1) pouvoir aider les pairs moins expérimentés, (2) accéder aux niveaux supérieurs de jeu, afin de pouvoir poursuivre la parcours concernant les apprentissages académiques-scientifiques et/ou professionnels, selon une progression spiralaire (Linard, 1989 ; Bruner, 1996). 


La figure 2 (ci-dessous) montre comment ces fonctions peuvent être mises en œuvre pour développer les savoirs pédagogiques des non-pédagogues, en favorisant l’émergence de tuteurs-pédagogues autotéliques. Bien qu’ils apparaissent comme ayant des structures isomorphiques, l’espace de la communauté des apprenants et celle des pairs accrédités n’ont pas les mêmes finalités :

  • celle concernant les apprenants est principalement centrées sur les niveaux du jeu [1] liés aux contenus d’apprentissages académiques-scientifiques et/ou professionnels ;
  • celles concernant les pairs accrédités est principalement centrée sur les niveaux du jeu liés à l’accompagnement des activités réflexives et métacognitives, ainsi qu’à l’apprentissage des modalités d’interaction des pairs plus expérimentés avec les novices.

À chaque étape, l’obtention d’un nouveau niveau d’accréditation (dans l’espace de la communauté des pairs accrédités) est l’une des conditions nécessaires pour avancer dans le jeu et ainsi accéder à un nouveau niveau de jeu dans la communauté des apprenants. La progression prend donc la forme d’une progression spiralaire, puisqu’à chaque étape, si les pairs sont de plus en plus accrédités, cela leur permet d’accéder à chaque fois à un nouveau niveau de jeu dans la communauté des apprenants : nouveau niveau dans lequel, il retrouve à chaque fois, dans un premier temps, le statut temporaire de novice dans ce niveau de jeu. 


A chaque niveau du jeu, dans chacun des espaces ludo-éduquants, il serait par ailleurs judicieux d’intégrer dans la conception (design) pédagogique le cycle décrit par Linard dans le modèle Hélice, afin d’étayer les fonctions cognitives que l’apprenant est supposé mobiliser à chaque étape (2001, p. 222) :

  1. Orientation sélective de l’attention par la perception d’un état de besoin ou de nécessité lié à un manque d’objet (de connaissance) potentiellement source de satisfaction (ou d’évitement de désagrément) ;
  2. Représentation du but final et mobilisation de l’intention par anticipation d’une image de l’état de connaissance à atteindre ;
  3. Élaboration de stratégies et de plans d’action plus ou moins rationnels (anticipés, raisonnés, adaptés) par rapport au but et sous-buts qui conditionnent l’acquisition de l’objet de connaissance ;
  4. Mobilisation des conditions opératoires et des routines nécessaires à la réalisation des actions avec contrôle et autocorrection des résultats intermédiaires par comparaison entre effets attendus et effets obtenus ;
  5. Persistance du pilotage et du contrôle jusqu’au jugement de fin de cycle (effets obtenus = effets attendus, ou bien : connaissance acquise = conforme à connaissance ; ou bien constat d’échec) ;
  6. Bilan et évaluation des résultats (positifs et négatifs), de leur valeur socio-affective (plaisir de la réussite, déplaisir de l’échec) et cognitive (qualité́, efficacité́, rapport couts/bénéfices) sur l’ensemble du cycle ; modification corrélative des modaux d’attitude du sujet par rapport à l’acquisition de connaissances ;
  7. Mémorisation du parcours entier, incluant les modifications d’attitude pour le cycle suivant. PNG - 325.3 ko Figure 2 Principe d’une ingénierie autotélique fondée sur l’imbrication de communautés épistémiques ludo-éduquantes (Heutte, 2017d)

C’est à ces conditions qu’il pourrait être possible d’envisager un dispositif dont l’énergie principale est fournie par les joueurs-apprenants (principe de l’ingénierie autotélique) qui, accédant à chaque nouveau niveau de jeu grâce à l’augmentation de leur niveau d’accréditation, sont de plus en plus impliqués dans le fonctionnement du jeu et dans la réussite des pairs moins expérimentés qu’eux. Dans la même logique, il est tout à fait envisageable d’imaginer qu’à certains niveaux, il est possible (comme cela est pensé dans certains jeux en ligne massivement multi-joueurs) pour des pairs accrédités de concevoir et proposer des ressources qui pourront être intégrées dans le jeu. À termes, il est même possible que ce dispositif est en mesure de produire une partie (voire la totalité) de sa propre gouvernance (principe d’un système autopoïétique , pour reprendre les termes de Linard, 2011). Il est même tout à fait concevable que, le cas échéant, certains membres, saisissent opportunément tous les niveaux d’autocontrôle de l’action (Linard, 2003), pour prendre le pouvoir dans la communauté et que celle-ci échappe à ses concepteurs : cela constituerait alors la forme ultime de l’autopoïese d’un dispositif autotélique. Ce type de fonctionnement peut aussi devenir un moyen de gestion des ressources humaines pour l’équipe pédagogique conceptrice de ce système, en permettant par exemple de repérer des participants ayant toutes les compétences pour jouer un rôle quasi-professionnel dans le dispositif. En fait, cela reviendrait à institutionnaliser dans le scénario (la mécanique du jeu), un principe souvent observé dans de nombreux environnements de formation dans lesquels certains anciens étudiants sont sollicités pour devenir tuteurs de la promotion suivante, puis parfois saisissent cette opportunité pour une (ré)orientation professionnelle, en vue d’assumer pleinement une fonction pédagogique, un peu de la même manière que certains patients experts qui sont de plus en plus souvent sollicités pour finalement devenir des professionnels de santé (Jouet, Flora, Las Vergnas, 2010).

Ainsi, la conception d’une ingénierie autotélique ludo-éduquantes, dont la conception (design) pédagogique s’appuierait massivement sur l’énergie autotélique (Csikszentmihalyi, 2014 ; Heutte, 2017d) distribuée des multiples participants/apprenants aurait aussi vocation à développer les savoirs pédagogiques des non-pédagogues, en favorisant l’émergence de tuteurs-pédagogues autotéliques (fig. 2, ci-dessus). Ainsi, poursuivant l’espoir ("passage" d’une société pédagogique à une société éducative) de Dumazedier (2002), tout en s’inscrivant dans la perspective écologique développée par Simonian (2014) et en s’inspirant de la formulation (recherche de la "pierre philosophale" des sciences de l’éducation ) de Las Vergnas (2017b), il s’agit de concevoir une ingénierie grâce à laquelle, l’expérience intime de la compréhension (notamment liée à l’émotion de s’apercevoir que l’on comprend et comment on comprend) se transmute en compétence pédagogique (savoirs sur les processus qui permettent de comprendre et leur gestion) : un environnement optimal pour l’apprentissage tout au long et tout au large de la vie (Heutte, 2017e).

Dans leurs fondements mêmes, les principes sous-jacents de l’ingénierie autotélique massivement multi-apprenants sont probablement l’un des moyens de poursuivre l’intention de Linard (2011) de fonder un programme de formation supérieure à l’autoformation, afin de « mettre les TIC au service d’une autonomie existentielle et non pas seulement technique de l’action, d’une conception solidaire éthique et non pas seulement utilitaire économique de la connaissance, d’une connaissance réflexive complexe et non pas seulement rationaliste objectiviste du monde » (ibid., p. 155).


Source :
Heutte, J. (2019). Institutionnaliser les formes émergentes des collectifs pour apprendre : principes d’une ingénierie autotélique massivement multi-apprenants. Dans B. Albero, S. Simonian & J. Heneau (dir.). Activité humaine & numérique : Hommage aux travaux d’une exploratrice (p. 403-414). Raison & Passions. Dijon : France.


[1] La notion de jeu sous-tend l’expression jeu à vocation d’apprentissage (cf. espace potentiel d’apprentissage (Alvarez, 2007) dont la première récompense est comprendre. Ce terme est tronqué par souci de lisibilité.