L’émergence de la préoccupation du développement humain optimal (Heutte, 2019)

dimanche 1er septembre 2019
par  Jean Heutte
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En premier lieu, cet article souhaite retracer rapidement les fondements épistémologiques (historique, philosophique, méthodologique…) de la science de l’expérience optimale en tant que champ de recherche empirique concernant l’expérience positive subjective (Brown, Lomas & Eiroa-Orosa, 2017), depuis la création du Positive Psychology Steering Commitee constitué par Mihaly Csikszentmihalyi, Ed Diener, Kathleen Hall Jamieson, Chris Peterson et George Vaillant, en 1999, à Akumal (Mexique), jusque ses dernières évolutions notamment sous l’influence des chercheurs européens. Il a aussi pour objectif de lever quelques ambiguïtés originelles concernant certains termes (optimal, positif et positiviste) qui parfois peuvent être l’objet de controverses (voire de polémiques idéologiques infondées) quand ils sont mal traduits ou interprétés. Bien entendu, comme de nombreux scientifiques, nous souhaitons affirmer haut et fort que nous ne soutenons aucune dérives, qu’elles soient mercantiles ou éthiquement douteuses, de la part de celles et ceux qui revendiquent s’inscrire dans le champ de la psychologie positive ou agir en son nom. Cependant, force est de constater que certains discours à charge contre la psychologie positive relèvent de procès d’intention en amalgamant souvent des griefs qui ne sont pas nécessairement infondés (et que nous pouvons parfois tout à fait partager), mais qui ne concernent en rien la psychologie positive. Si ces auteurs sont de bonne foi, c’est probablement qu’ils sont dans l’ignorance de leur ignorance et qu’ils sont de ce fait dans l’incapacité de dépasser le pic de stupidité (effet "Dunning-Kruger" (Kruger & Dunning, 1999)). Dans le cas contraire, c’est qu’ils se situent sur un terrain qui n’est pas celui de la controverse scientifique, mais dans une polémique idéologique qui mérite d’être remise à sa juste place : c’est indirectement à cela que nous souhaitons aussi contribuer.

Pendant longtemps, la psychologie conventionnelle s’est plutôt intéressée aux aspects négatifs de la vie humaine. Il y a bien eu quelques îlots d’intérêt pour des sujets tels que la créativité, l’optimisme et la sagesse, mais ils n’ont pas été unis derrière une grande théorie ou un cadre général. Cette situation plutôt négative n’était pas l’intention originelle des premiers psychologues, mais plutôt le résultat d’un accident historique.

En effet, des points de vue qu’il est possible de qualifier rétrospectivement d’humanistes remontent aux origines modernes de la psychologie (Shaffer, 1978). James (1890), en particulier, a fait valoir que pour étudier en profondeur le fonctionnement humain optimal, il faut tenir compte de l’expérience subjective d’un individu. Pour cette croyance, et d’autres, James est considéré par certains comme « le premier psychologue positif de l’Amérique » (Taylor, 2001, p. 15, traduction personnelle). Selon Rathunde (2001), les approches expérientielles de James, Dewey et Maslow sont conformes aux philosophies du pragmatisme (Peirce, 1877 ; Peirce & Hetzel, 1878), de l’existentialisme (Kierkegaard, 1843 ; Heidegger, 1927 ; Sartre, 1943) et de la phénoménologie (Husserl, 1913/1950). Chacune d’entre elles fait référence à « l’intense subjectivité » de l’expérience immédiate (Rathunde, 2001) et constitue donc un défi de taille pour les conceptions traditionnelles de la méthode scientifique. Bien qu’aucun d’entre eux ne rejette l’importance de la rationalité et des modes d’analyse rigoureux et objectifs (c’est-à-dire les qualités cognitives qui sont généralement considérées comme étant les plus représentatives de la science), ils ne glorifient pas ces outils cognitifs ou ne les placent pas au-dessus et au-delà de la nature humaine. Au lieu de cela, ils soutiennent que l’objectivité est plus souvent conçue comme un processus rationnel permettant de parvenir à un consensus dans un lieu et à un moment précis. Cette combinaison de méthodologie positiviste et phénoménologique était connue sous le nom d’« empirisme radical ». Non seulement James s’intéressait à ce qui était objectif et observable, mais aussi à ce qui était subjectif parce que « l’objectivité est basée sur une subjectivité intense » (Gilkey, 1990, cité dans Rathunde, 2001, p. 139, traduction personnelle).

Dans son allocution présidentielle à l’occasion du congrès annuel de l’American Psychological Association, le 28 décembre 1904, à Philadelphie, James se demandait pourquoi certaines personnes étaient capables d’utiliser leurs ressources à leur pleine capacité et d’autres pas. Pour comprendre cela, selon lui, il fallait répondre à deux autres questions : « (a) quelles sont les limites de l’énergie humaine ? et (b) comment cette énergie pourrait-elle être stimulée et libérée pour être utilisée de façon optimale ? » (Rathunde, 2001, p. 142, traduction personnelle). Ces questions sont une démonstration claire de l’expérience de James, notamment de son intérêt pour l’étude du fonctionnement optimal de l’être humain et son rapport à l’expérience, un fil conducteur tissé en commun dans toute la littérature de psychologie positive.

Ainsi, avant la Seconde Guerre mondiale, la psychologie avait trois tâches : (1) guérir la maladie mentale, (2) améliorer la vie normale et (3) identifier et cultiver les grands talents. Cependant, après la guerre, les deux dernières tâches se sont perdues, concentrant principalement les travaux sur la première. Cela était lié d’une part à la réduction brutale des financements par les organismes gouvernementaux (en raison des priorités de la reconstruction), et d’autre part au besoin de faire face à une crise psychique de très grande ampleur (notamment concernant les vétérans), toutes les ressources disponibles ont été consacrées à l’apprentissage et au traitement des troubles psychologiques et à la psychopathologie. Bien entendu, cela s’est fortement ressenti au niveau des publications scientifiques. Ainsi, suite à une recherche via la base de données Psycinfo, sur la période entre 1967 et 2000, Myers (2000) constate que 5 548 articles ont été publiés sur la colère, 41 416 sur l’anxiété et 54 040 sur la dépression, mais seulement 415 sur la joie, 1 710 sur le bonheur et 2 582 sur la satisfaction à l’égard de l’existence. Le rapport est de 21 articles sur les émotions négatives pour un article sur les émotions positives. Sur la durée, ce déséquilibre n’a pas été sans conséquence sur les modèles théoriques élaborés par les chercheurs. La concentration de la production scientifique sur les troubles psychiques et les maladies mentales, pendant plusieurs décennies, a ainsi progressivement pu introduire quelques biais dans certaines interprétations de données scientifiques, sans que personne n’y prête réellement garde, comme l’illustre ici Jacques Lecomte :

Un exemple est remarquable à cet égard (Lecomte, 2002). La plupart des enfants maltraités deviennent des parents affectueux (80-90 % dans la majorité des études). Beaucoup de personnes pensent le contraire, l’illusion cognitive venant du fait que la plupart des parents maltraitants ont été maltraités. Et l’on glisse, sans s’en rendre compte, d’une démarche rétrospective à une démarche prospective. […] Il est impressionnant de constater que pratiquement toutes les études sur ce thème utilisent l’expression « transmission (ou reproduction) intergénérationnelle de la maltraitance ». Or, il est rhétoriquement très diffèrent de dire qu’il y a une faible transmission intergénérationnelle de la maltraitance ou de dire qu’il y a une forte cessation intergénérationnelle de la maltraitance, même si les deux formules sont objectivement, scientifiquement exactes. Dans le premier cas de figure, le propos se situe dans le paradigme de la reproduction de la violence, et donc d’une vision négative de l’être humain. Ceci relève clairement d’un rapport aux valeurs (selon l’expression de Max Weber), même inconscient. (Lecomte, 2012, p. 24).

Afin de pouvoir mieux situer l’émergence du courant de la psychologie positive, il semble intéressant de revisiter les vagues précédentes qui ont marqué son histoire.

Les quatre vagues de l’histoire de la psychologie

La psychologie positive peut être considérée comme la quatrième vague dans l’évolution de la psychologie, les trois premières vagues étant, respectivement, le modèle de la maladie, le behaviorisme et la psychologie humaniste.

La première vague : le modèle de la maladie
En faisant de l’inconscient le concept majeur de compréhension de l’esprit humain, Sigmund Freud soutient que les raisons du comportement échappent le plus souvent à la conscience. Cette idée va révolutionner les pratiques thérapeutiques. De ce fait, pendant la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe siècle, la psychologie se préoccupe principalement de guérir les troubles mentaux. Suite aux publications de Freud, Adler et Jung, ces thérapies sont très influencées par la psychanalyse. Par la suite, notamment via l’influence des travaux d’Ellis, Beck, Bandura, Seligman…, ce sont les thérapies cognitives comportementales (TCC) qui se sont diffusées parmi les praticiens. Le modèle de maladie s’est avéré très utile. Seligman souligne les victoires de ce modèle, qui sont, par exemple, que quatorze maladies mentales auparavant incurables peuvent maintenant être traitées avec succès.

Cependant, le coût de l’adoption de ce modèle a entraîné trois inconvénients majeurs particulièrement négatifs pour cette communauté de chercheurs et de praticiens : (1) les psychologues sont devenus des victimologues et des pathologisateurs, (2) ils ont oublié d’améliorer la qualité de vie normale, ainsi que de contribuer à l’identification et l’épanouissement des personnes talentueuses et (3) dans leur hâte de réparer les dommages, il ne leur est jamais venu à l’idée de développer des interventions pour rendre les gens plus heureux (Seligman & Csikszentmihalyi, 2000).

La deuxième vague : le behaviorisme
Skinner, de l’Université de Harvard, fut l’initiateur (avec Watson et Pavlov) de l’approche comportementale en psychologie. Skinner pensait que le libre arbitre était une illusion et que le comportement humain dépendait largement de la compréhension des conséquences de nos actions précédentes. En totale opposition à la psychanalyse, il rejette la méthode introspective, lui reprochant de ne s’appuyer que sur le subjectif. Il considère que les scientifiques ne doivent étudier les phénomènes qu’à partir de faits observables, ce qui va fortement réduire le champ de la psychologie scientifique. Suite à de très nombreuses expériences, il développe le concept de conditionnement opérant, notamment via des renforcements positifs (vs renforcements négatifs).

Il est à noter qu’à l’époque, Skinner (1971) a sérieusement critiqué l’enseignement traditionnel fondé essentiellement sur des renforcements négatifs et a proposé de remplacer ceux-ci par des renforcements positifs. En cela, il pourrait presque être considéré comme l’un des pionniers de l’éducation positive (Heutte, 2019). A ceci près que son opposition farouche aux sciences cognitives et sa vision très mécanique (cf. Teaching machines, inspirées des travaux de Pressey (1927)) de l’apprentissage (Skinner, 1958, 1981, 1984) a parfois fortement brouillé son message auprès de la Commission on Behavioral and Social Sciences and Education du National Research Council (1984). Pour sa part, Csikszentmihalyi déplore surtout que progressivement, notamment à l’apogée du behaviorisme, la psychologie ait été enseignée comme s’il s’agissait d’une branche de la mécanique statistique et surtout qu’elle ait été incapable de « concilier les impératifs jumeaux qu’une science du comportement humain doit inclure : comprendre ce qui est et ce qui pourrait être » (Seligman & Csikszentmihalyi, 2000, p. 7, traduction personnelle).

La troisième vague : la psychologie humaniste
La psychologie humaniste s’est développée vers le milieu du vingtième siècle en partie pour proposer une alternative (cf. the "third way") à la psychanalyse et au behaviorisme : ces deux branches principales de la psychologie semblaient avoir apporté de grandes contributions à la connaissance humaine, mais ni isolément, ni ensemble, elles ne réussissaient réellement à couvrir l’étendue presque illimitée du comportement, des relations et des possibilités humaines. D’autre part, à cette époque, Maslow constate que « la psychologie a connu beaucoup plus de succès sur le plan négatif que sur le plan positif : elle nous a beaucoup appris sur les défauts de l’homme, sa maladie, ses péchés, mais peu sur ses potentialités, ses vertus, ses aspirations réalisables ou ses ressources psychiques. C’est comme si la psychologie s’était volontairement limitée à la moitié de sa compétence légitime, et de plus à la moitié la plus sombre et la plus mauvaise » (1954, cité par Froh, 2004, p. 19, traduction personnelle). Selon Sutich et Vich (1969), la plus grande limitation de la psychanalyse et du behaviorisme est l’insuffisance de leur approche des potentialités humaines positives et la réalisation maximale de ces potentialités.

Ainsi, même si dès le départ, la psychologie positive a souhaité prendre des distances avec la psychologie humaniste, il est difficile de nier que la psychologie humaniste en est une source d’inspiration. En effet, tout d’abord, il est important de reconnaître que la paternité du terme « Positive Psychology » revient à Maslow dont le dernier chapitre du livre Motivation and Personality publié en 1954 s’intitule Toward a Positive Psychology, chapitre dans lequel il appelait à porter une plus grande attention aux aspects positifs (vs négatifs) de l’expérience humaine. Enfin, poursuivant la voie ouverte par James en son temps, Maslow et Rogers s’intéressent tour les deux au fonctionnement optimal de l’être humain, même si leurs conceptions n’en représentent pas réellement les mêmes points de vue :

  • Pour Maslow il s’agit plutôt d’un processus d’actualisation permanent, lié à un trait de personnalité : le fonctionnement optimal correspond à « un processus continuel de réalisation de leurs potentiels, capacités et talents, ce qui apparaît comme l’accomplissement d’une mission (qu’elle soit appelée destinée ou vocation), comme un savoir accru et une acceptation de la nature intrinsèque d’une personne, comme une tendance incessante vers l’unité, l’intégration ou la synergie à l’intérieur d’un individu ». (1968, cité par Waterman, 1984, p. 332, traduction personnelle)
  • - Pour sa part, Rogers décrit le fonctionnement optimal de la personnalité comme étant plutôt le fruit d’un changement d’état lié à une transformation : le passage « d’un état de rigidité à un état de flexibilité, d’une vie statique à une vie active, de la dépendance à l’autonomie, d’un état de vie prévisible à celui de créativité imprévisible et d’une attitude de défense à une attitude d’acceptation de soi ». (1973, p. 14, traduction personnelle)

Csikszentmihalyi (Seligman & Csikszentmihalyi, 2000) reconnaît que la vision généreuse liée à la "troisième voie" annoncée par Maslow, Rogers et d’autres psychologues humanistes a eu un fort impact sur la culture en général et était très prometteuse. Cependant, il déplore la faiblesse de sa base empirique cumulative : la psychologie humaniste a plutôt engendré une myriade de mouvements d’auto-assistance thérapeutique qui parfois mettaient l’accent sur le soi et encourageaient l’égocentrisme, tout en minimisant les préoccupations pour le bien-être collectif. Seligman et Csikszentmihalyi (2000) laissent au débat futur de déterminer si c’est parce que Maslow et Rogers étaient en avance sur leur temps, parce que ces défauts étaient inhérents à leur vision originale, ou à cause de "suivants" trop enthousiastes. Mais ils constatent que l’un des héritages des années 1960 est clairement en évidence dans n’importe quelle grande librairie : « la section "psychologie" contiendra au moins dix étagères sur la guérison par le cristal, l’aromathérapie ou comment atteindre l’enfant qui est en nous, pour chaque étagère de livres qui tente de rester conforme à une certaine norme scientifique » (Seligman & Csikszentmihalyi, 2000, p. 7, traduction personnelle).

Ainsi, il est certainement judicieux de conclure provisoirement que si dans un premier temps afin de marquer son territoire, la psychologie positive a opportunément souhaité se démarquer de la psychologie humaniste, c’est plutôt pour des soucis de formes (de méthodes) que de fond.

La quatrième vague : la psychologie positive
Il est désormais admis que l’article co-signé par Seligman et Csikszentmihalyi (2000) dans le premier n° du millénaire de la revue American Psychologist constitue symboliquement l’acte scientifique fondateur majeur de la psychologie positive.

Au-delà des origines personnelles de leurs convictions, par l’écriture conjointe de l’article séminal, ils annoncent que le temps est arrivé de fonder scientifiquement la psychologie positive. Dans cet article, ils rappellent que :

  • Le champ de légitimité de la psychologie n’est pas seulement l’étude de la pathologie, de la faiblesse et des dommages ; c’est aussi l’étude de la force et de la vertu.
  • Le traitement n’est pas seulement de réparer ce qui est cassé ; c’est de favoriser ce qu’il y a de mieux.
  • La psychologie n’est pas seulement une branche de la médecine qui s’intéresse à la maladie ou à la santé ; elle s’intéresse à un domaine beaucoup plus vaste, notamment : le travail, l’éducation, la perspicacité, l’amour, la croissance, le jeu... Et dans cette quête de ce qu’il y a de mieux, « la psychologie positive ne s’appuie pas sur des vœux pieux, la foi, l’illusion de soi, les modes ou l’agitation des bras ; elle essaie d’adapter les meilleures méthodes scientifiques aux problèmes uniques que présente le comportement humain à ceux qui veulent le comprendre dans toute sa complexité » (Seligman et Csikszentmihalyi, 2000, p. 7, traduction personnelle).

Source :
Heutte J. (2019). Clarification des fondements épistémologiques de la recherche fondamentale à visée pragmatique concernant le fonctionnement humain optimal : lever quelques ambiguïtés, controverses et/ou polémiques suscitées par la psychologie positive. Tréma, [En ligne], 52 | 2019 http://journals.openedition.org/trema/5611 ; DOI : 10.4000/trema.5611