Les Formes de la nouvelle entropie des organisations (Masclet, 2011).

vendredi 1er novembre 2013
par  Jean Heutte
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Le terme d’entropie est une notion abstraite empruntée au courant systémique (Lemoine, Masclet 2007). Il désigne le degré d’incertitude ou de désordre dans l’arrangement des éléments du système que constitue une organisation. Cette incertitude était appréhendée classiquement, il y a encore une quinzaine d’années, au travers d’indicateurs concrets tels que : le taux d’absentéisme, le nombre d’accidents de travail, le taux de rebuts, les conflits, l’insatisfaction du personnel, le turn-over, le manque de communication... (Masclet 2001).

Cette approche est désormais insuffisante, au regard de la nouvelle symptomatologie des organisations. On constate aujourd’hui, en effet, que l’expression psychosomatique a remplacé le conflit social dans bien des cas. Le mal-être ne s’exprime plus désormais dans les entreprises de façon collective et conflictuelle, il est intériorisé par les opérateurs. La conséquence c‟est la violence, les conduites addictives, le burn-out...(Lemoine, Masclet 2007) Il est donc important de voir en quoi consistent ces nouvelles entropies pour essayer d’en comprendre les origines. Car si la nouvelle entropie, à première vue, ne menace plus la production, elle concerne néanmoins toutes les organisations, tant elle est devenue par son ampleur l‟un des plus graves problèmes de notre temps, pour les individus. Elle menace de façon dramatique leur santé physique et mentale, au point qu’elle constitue un danger capable de mettre à terme en péril la bonne marche des organisations. [...]

Les Formes de la nouvelle entropie des organisations

Le stress est devenu une donnée ambiante de notre temps. Ainsi, en 2008, un rapport sur la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux au travail de Philippe Nasse, magistrat honoraire et Patrick Légeron, médecin psychiatre remis à M.Xavier Bertrand, alors Ministre du Travail, des Relations sociales et de la Solidarité (Légeron & Nasse 2008) signalait que le stress allait continuer à poser un ensemble de problèmes divers, complexes et importants du fait du poids de leurs conséquences. Un des motifs majeur évoqué, réside dans le fait que, les risques liés au stress, se développent à la frontière entre la sphère privée (le psychisme individuel) et la sphère sociale (les collectifs d‟individus au travail), ils sont au cœur de beaucoup de conflits Des études épidémiologiques menées antérieurement montraient déjà que les pathologies liées à l’excès de stress qui se développaient dans les pays industrialisés allaient induire un coût économique de 2 à 3 % du PNB de l’Union Européenne (Bressan, cité par Légeron 2001). Dans ces mêmes pays on évaluait à 60% l’ensemble des journées de travail perdues à cause du stress (Légeron, 2001). Chouanière et al (2003) évaluaient à 41 millions le nombre de salariés européens concernés par des problèmes de santé dus au stress au travail. Et, ce coût atteindrait annuellement 20 milliards d’euros. Le coût du stress au travail a donc pris une ampleur considérable et ne semble pas se résorber, mais là ne sont pas ses seuls aspects négatifs. En effet, outre le fait qu’il soit à l’origine de troubles somatiques importants (anxiété, fatigue, ulcères gastriques, angine de poitrine, eczéma...) il est à l’origine de copings inadaptés, que les individus développent pour faire face aux tensions auxquelles ils sont confrontés. Ainsi, des violences, des conduites addictives de différentes natures, du burn-out, se développent-ils de façon dramatique dans les organisations de tous ordres.

La violence au travail

La violence au travail est un phénomène préoccupant partout dans le monde et en forte progression. Ses répercussions sur la santé inquiètent à la fois les médecins du travail et les psychiatres. Elle s’origine le plus souvent, dans l’organisation inadaptée du travail. Ainsi, la violence institutionnelle exercée par une personne ou un groupe de personnes rassemble aussi bien le mobbing que le harcèlement moral et sexuel. Ce sont des agressions répétées et durables, auxquelles on ne peut attribuer un mobile.

Le harcèlement moral est une technique de destruction consciente ou inconsciente de la personne visée. C’est une violence psychologique qui peut comporter une variété d’expressions. Injures, propos humiliants, isolation forcée en sont les manifestations les plus courantes. Parmi les principales formes de violences psychologiques nous retiendrons pour étude ici, le bullying, le mobbing. Le bullying est une forme de harcèlement, qui s’exprime dans le milieu du travail, par un ensemble de pressions. Elles consistent en « des comportements offensants, toujours imprévisibles, irrationnels et injustes par lesquels une ou plusieurs personnes, souvent des gestionnaires, visent à rabaisser de façon persistante un ou plusieurs salariés par des moyens malveillants et humiliants » (Chappell et Di Martino, 2000).

Le mobbing selon Leymann (1996) est un processus de harcèlement d’une victime, par un ou plusieurs persécuteurs à la suite d’un conflit banal. Il s’agit d’un processus auto-entretenu et répété sur une longue période qui se manifeste notamment par des paroles, des gestes, des écrits unilatéraux, de nature à porter atteinte à la personnalité, à la dignité ou à l’intégrité physique ou psychique de l’autre.

Mais, l’institution elle même peut être génératrice de violence. Ainsi, le harcèlement institutionnel participe d’une stratégie de gestion de l’ensemble du personnel. Dans ce cas précis la violence ne relève pas d’un problème épisodique ou individuel mais bien d’une réalité structurelle et stratégique (Dejours 2000). Le harcèlement professionnel, est parfois organisé à l’encontre d’un ou plusieurs salariés précisément désignés. Cette stratégie managériale est destinée à contourner les procédures légales de licenciement (Dejours 1998).

Les addictions en milieu professionnel

Mais, un des symptômes les plus spectaculaire dans l’expression des nouvelles entropies s’exprime, dans les diverses formes d’addictions classiques et moins classiques des opérateurs.

Ainsi, plusieurs facteurs favorisent la prise de psychotropes sur le lieu de travail. D’une part, le monde de l’entreprise valorise une certaine attitude, celle de l’homme sociable, sûr de lui, boute-en-train. D’autre part, les notions de performance et de compétition poussent certains salariés à utiliser des produits psychoactifs pour faire face aux contraintes de leurs tâches, gérer la pression... pour tenir le coup.

Aussi, le milieu professionnel expose-t-il les personnes à des pressions psychologiques qui peuvent inciter à fumer, consommer de l’alcool ou se droguer. Ces comportements à risques constituent pour elles un système de défense face au stress, aux tâches répétitives et peu motivantes, aux changements dans l’organisation du travail, aux horaires perturbés, à l’absence de reconnaissance, à l’insatisfaction au travail, aux harcèlements, à la peur de perdre son emploi, aux objectifs non atteignables, à la dégradation des relations au travail, aux problèmes de communication, à l’isolement... Les conséquences de ces comportements à risques sont dramatiques. Ainsi, rien que la prise d’alcool (Garnier 2006) sur le lieu de travail serait à l’origine de 15 à 20% des accidents du travail et d’un taux similaire d’absentéisme, de conflits au travail et de licenciements. Les conséquences économiques ne sont pas moindres et se traduisent par des pertes de productivité, des baisses de la qualité, des risques d’incidents, des erreurs, des risques pour les outils de production, des retards, des dégradations de l’image de l’entreprise, des risques pénaux et civils pour l’employeur...

Toutefois, il est à noter que si la consommation d’alcool diminue ou se stabilise, l’usage de cannabis et de produits psychoactifs est en forte hausse. Désormais, dans le monde du travail, comme dans le milieu sportif, la recherche de performance entraîne l’utilisation de produits qui y participent. On peut remarquer de manière générale, une augmentation des pressions et du stress ressenti par les travailleurs. En effet, depuis 5 à 10 ans, les médecins du travail voient arriver des salariés qui consomment des substances psychoactives à des fins de dopage.

Selon Michel Hautefeuille (2005) médecin du travail, « les personnes qui viennent nous voir ne sont pas toxicomanes, elles sont tout simplement piégées à l’intérieur d’un système de dopage... ». En effet, les salariés qui présentent des conduites addictives partagent avec les non-usagers, une image très négative de la toxicomanie. L’intégration économique et le maintien d’un statut social restent chez eux une préoccupation majeure. Cette manière nouvelle, depuis une trentaine d’années, de considérer l’activité comme une dimension centrale de sa vie, a entraîné des formes de dépendances contradictoires : le workaholisme ou l’addiction au travail. Celle-ci se définit comme une relation pathologique d’un sujet à son travail. Elle est caractérisée par une compulsion à lui consacrer toujours plus de temps et d’énergie. Le sujet se dévoue entièrement à son travail en excluant toute autre activité ou investissement (familial par exemple). Il s’identifie à son rôle professionnel et sa carrière prend une importance exorbitante. Le phénomène de dépendance est durable. Il persiste en dépit des conséquences négatives sur la santé physique et psychologique et sur la vie sociale. Ce trouble est plus souvent le lot des classes sociales moyennes ou supérieures.

Fassel (1992) dit de l’addiction au travail, que c’est la plus « clean » de toutes les addictions. Mais, c’est aussi une des plus difficiles à combattre du fait de l’importance de la pression sociale qui la renforce. Elle est encouragée par la société parce qu’elle semble être socialement productive. En effet, le travail et l’auto esclavagisme du workaholique n’ont jamais suscité d’objections de la part des dirigeants ni même de la société. Pour comprendre cette dépendance, il faut la comparer au travail des artisans et des commerçants, qui de tous temps, ont travaillé beaucoup, sans pour autant être workaholiques.

Comprenons que pour ces derniers, l’outil de travail et sa pérennisation imposaient le débord. Mais pour le workaholique, le travail n’est pas motivé par des causes ou des conséquences matérielles ou économiques, ni par la réalisation d’une œuvre quelconque. C’est l’exécution elle-même et ses propres procédures qui constituent l’objet de la dépendance. On peut ainsi établir un parallèle entre le workaholisme et d’autres conduites addictives, tels que les jeux d’argent, les troubles alimentaires, le sport ou l’hypersexualité.

Il est évident que dans bien des cas, cette pathologie, surtout au début, ne dérange pas les dirigeants des entreprises qui voient là du dévouement, de la conscience professionnelle et bien d’autres alibis organisationnels. Il faut quand même avoir à l’idée, que l’intoxiqué du travail finit par être source de conflits et de discriminations. Le workaholique finit par irriter tout le monde et générer des conflits de tous ordres. Il est continuellement occupé, constamment accaparé par son travail. Il évite ses collègues tant sur le registre relationnel institutionnel que sur le plan humain. Il effectue régulièrement des heures supplémentaires sans rémunération. Il rechigne souvent à prendre ses jours de congés. Sa vie personnelle n’est pas non moins affectée. Il néglige puis fuit ses relations personnelles. Sa vie hors travail n’existe plus et ne constitue plus un coping face au stress généré par le travail. Les retentissements somatiques ne se font souvent pas attendre. Ce sont d’abord des céphalées chroniques, puis des lombalgies. A l’extrême, des troubles dépressifs apparaissent puis des ulcères, de l’hypertension voire des infarctus et souvent le bum-out (Fassel 1992).

Le burn-out et l’organisation

Le burn-out selon Shirom (2003) peut se définir comme « une réaction affective au stress permanent et dont le noyau central est la diminution graduelle, avec le temps, des ressources énergétiques individuelles, qui comprennent l’expression de l’épuisement émotionnel, de la fatigue physique et de la lassitude cognitive. » Selon Truchot (2004), le burn-out contribue à augmenter l’insatisfaction au travail et à diminuer l’engagement et l’implication des opérateurs. Dans leur travail ces derniers commettent des erreurs qu’on ne peut attribuer ni à leur manque de connaissance ni à leur carence d’expérience. Enfin le burn-out est aussi souvent à l’origine de la détérioration des relations entre collègues, mais aussi dans celle des rapports avec les clients, les patients, les élèves...


Source :
Masclet, G. (2011). Pour optimiser le soin, il faut donner du sens au travail. Psychologie du Travail et des Organisations 16 (4).