Pathologisation de la pratique : de l’opportunité de l’addiction aux jeux vidéo (Mauco, 2008)

mardi 1er avril 2014
par  Jean Heutte
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La consécration du thème de l’addiction aux jeux vidéo se développe concomitamment à la médiatisation du camp de désintoxication aux jeux vidéo et cyberdépendances mis en place par le gouvernement chinois. Les médias audiovisuels reprenant des articles de revues spécialisées s’emparent du sujet et présentent des joueurs coupés de la réalité, en marge, absorbés par le jeu, qui sont pris en charge par l’armée pour les socialiser à nouveau et leur apprendre à vivre sans les jeux vidéo.

Ce nouveau cadrage des jeux vidéo par les médias généralistes aborde les jeux vidéo à la marge en consacrant le camp de désintoxication comme sujet premier des reportages, sans pour autant mener une enquête sur ces pratiques supposées pathologiques. Leur pratique excessive est comparée à la consommation de stupéfiants, notamment de cannabis, ce qui permet à des psychiatres cliniciens spécialistes de l’addiction aux stupéfiants de transposer leurs schèmes explicatifs aux jeux vidéo.

Ce traitement particulier mêle plusieurs « rhétoriques journalistiques » qui tendent à objectiver les faits et par conséquent à normaliser cette approche en termes d’addiction. L’étude qualitative des reportages révèle un mélange des répertoires rhétoriques : le cadrage sur le camp en présentant directement la « cure » s’apparente aux ressources du « journalisme objectif » de restitution des faits. Le statut particulier du commentaire du psychiatre confère une plus-value d’expertise.

En externalisant le commentaire par le recours à la parole psy, la rhétorique objective permet au final d’exprimer une opinion sous couvert de scientificité. Cette objectivation d’un point de vue particulier contribue de la naturalisation de la problématique de l’addiction aux jeux vidéo.

Il est à noter et à approfondir ultérieurement qu’une partie de ces psychanalystes et psychiatres ne sont en rien spécialisés dans le jeu vidéo mais issus de l’analyse des dépendances et usages pathologiques. Reconvertis dans diverses études cliniques (étude des joueurs pathologiques, traitement de la surdité), les psychiatres transfèrent leur modèle analytique à ce nouvel objet. Offrant dès lors une lecture psy globale, ces intervenants ne pratiquent que très rarement le jeu vidéo, et sont généralement présents dans ces émissions pour promouvoir la sortie d’un livre sur l’addiction, traitée de manière générale et systématique. En appliquant une grille d’analyse globale, l’addiction, à un cas particulier, les jeux vidéo, la lecture psy ne tente pas de définir s’il s’agit d’une addiction, mais préconise des conseils pour éviter de tomber dans une pratique excessive, et peut proposer des services de consultation.

Cette notion de dépendance aux jeux vidéo est un produit dérivé, né d’une surinterprétation des modèles cliniques et d’un fort succès auprès du public, dans une logique économique néoclassique où l’offre crée la demande. Car l’intérêt même de la pathologisation d’une pratique réside dans l’offre de services afférents : cures de désintoxication, suivi psychologique, etc. Kimberly Young a ainsi créé son Center for Internet Addiction Recovery, d’autres cliniques privées ont ouvert leurs portes. La demande sociale a par ailleurs poussé les pouvoirs publics à prendre en compte cette problématique. À Marmottan, Marc Valleur a ouvert son centre médical de désintoxication aux personnes se présentant comme « addict » aux jeux vidéo, dans une démarche exploratoire clinique : il s’agit de définir si l’usage excessif du jeu vidéo est problématique pour le sujet, si cette pratique peut être considérée comme une pathologie autonome ou un symptôme. Le débat académique est soutenu, car si le jeu pathologique a cette particularité de regrouper de nombreux symptômes de la dépendance, l’usage excessif des jeux vidéo apparaît généralement comme symptomatique de problèmes plus profonds. Enfin, la majorité des jeunes venant consulter sont amenés par leurs parents qui ont jugé la pratique de leur enfant comme pathologique. Si le toxicomane souhaite mettre fin à sa dépendance, le joueur ne le désire pas, la pratique n’est pas problématique pour le sujet mais pour son environnement social.

Cette pratique socialement anormale du jeu vidéo relèverait ainsi pour Stiegler d’une « socio-pathologie », le jeu vidéo serait un « pharmakon », une technique créatrice et destructrice, la cure et le poison. Cette approche normative s’inscrit elle aussi dans ce processus de définition déterministe des technologies, une confusion entre un objet et ses utilisations. Un usage est érigé en pratique, les discours sur l’anormalité apparaissent dès lors comme performatifs au vu du traitement médiatique. Cette logique argumentaire révèle une approche individualisante focalisée sur l’instantanée, qui opère une disjonction entre le joueur et la société, alors que les jeux vidéo sont avant tout un fait social centré sur une technologie polymorphe, elle-même produit du processus d’industrialisation d’une activité humaine constitutive de nombreuses sociétés, le jeu, par delà la diversité de ses formes.

Les discours visent justement à instituer la pratique du jeu vidéo comme anormale, alors que pour le joueur elle est normale. Selon Canguilhem, le « pathologique implique pathos, sentiment direct et concret de souffrance et d’impuissance, sentiment de vie contrariée. ». Or dans notre cas, ce sentiment est socialement créé par les contraintes de la production de l’information et soutenu par les entrepreneurs de la pathologisation dans une logique économique d’offre de service pour une maladie de la subjectivité.

Cette pathologisation du jeu vidéo touche, en ligne de mire, à l’économie psychique de l’individu, aux processus d’intériorisation des normes et contribue à étendre le réseau d’interdépendance. Le jeu coupé du monde est inscrit en plein dans la réalité, ce retour par la violence et la norme, joue sur les rapports entre ascèse et capitalisme. L’invocation pêle-mêle des problématiques de la transparence (pratique asociale), de l’hygiénisme (les jeux vidéo rendent gros), du biopouvoir (le cas de l’épilepsie dans les années 90) ou des sociétés de contrôle (addiction au jeu contre pouvoir politique) sont autant de marqueurs de la répression systématique des « adeptes du plaisir » par la bourgeoisie protestante naissante. La morale protestante ascétique a permis d’instaurer l’ordre économique nécessaire au capitalisme, or dans un renversement ironique, ces valeurs morales, sous couvert d’enjeux politiques, deviennent des biens marchands externalisés et alimentent par là même ce capitalisme.


Source :
Mauco, O. (2008). La médiatisation des problématiques de la violence et de l’addiction aux jeux vidéo. Quaderni n°67 http://quaderni.revues.org/190