D’où viennent les savoirs d’innovation ? (Gather Thurler, 1998)

jeudi 1er novembre 2012
par  Jean Heutte
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Les savoirs d’innovation ne commandent nullement des démarches stéréotypées. Ils permettent de comprendre la manière dont les acteurs pensent et interagissent et de l’infléchir, en tenant compte des caractéristiques particulières du contexte et des situations de travail auxquelles ils se trouvent confrontés. Ce qui compte, c’est la plasticité et l’adaptabilité des stratégies. Les savoirs d’innovation sont donc des savoirs tactiques et stratégiques beaucoup plus que des savoirs procéduraux dûment codifiés.

Tout référentiel proposé est, en l’état de la recherche et de l’analyse des pratiques, nécessairement incomplet. Certains savoirs d’innovation, construits au gré d’une expérience individuelle ou collective, sont très mal connus, et parfois difficilement explicitables et communicables. Le raffinement des solutions et des tactiques que les chefs d’établissement innovateurs sont capables de mettre en oeuvre dans l’action, le réseau de conseils et d’avis qu’ils savent aller rechercher et mobiliser si cela est nécessaire, sont particulièrement mal connus. Ni les théoriciens, ni les principaux acteurs concernés ne savent encore rendre compte de l’ensemble des savoirs d’action et d’innovation qui ont été élaborés au cours d’une longue expérience. Divers auteurs reconnaissent cette problématique, sans pourtant renoncer à établir de tels référentiels (Staessens, 1991 ; Pelletier, 1996 ; Garant, 1996 ; etc.).

Les savoirs, mêmes privés, expérientiels, intuitifs, n’épuisent pas les compétences. Les référentiels les plus sophistiqués ne disent rien des schèmes de perception, d’évaluation, de jugement, bref, de pensée (Vergnaud, 1996) qui mobilisent les savoirs d’innovation pour faire face à des situations singulières. D’autant plus que les acteurs eux-mêmes, d’une manière générale, sont peu conscients des opérations et des raisonnements implicites sur lesquels reposent leurs actions (Vermersch, 1994 ; Obin, 1996). Il s’agit en effet de processus qui ne sont pas réductibles à des démarches purement rationnelles et réfléchies.

Innover, c’est savoir mobiliser des savoirs d’action et spécifiquement des savoirs d’innovation au bon moment, à bon escient, en les connectant judicieusement à une situation, en faisant des liens, en retrouvant en mémoire, par analogie, des savoirs pertinents pour comprendre ce qui se passe ou guider la décision. La compétence n’est pas une technique ou un savoir de plus, c’est une capacité de mobiliser un ensemble de ressources - savoirs, savoir-faire, méthodes, outils, attitudes - pour faire face efficacement à des situations complexes et inédites (Le Boterf, 1994, 1997 ; Perrenoud, 1996 a). Il ne suffit donc pas d’enrichir la palette des ressources pour que les compétences ses trouvent immédiatement accrues, car leur développement passe par l’intégration, la mise en synergie de ces ressources en situation. Alors qu’il est relativement facile d’apporter du neuf - idées, technologies, outils - il est beaucoup plus difficile de l’intégrer de manière harmonieuse et efficace à une gestion et un système de fonctionnement. Cela suppose avant tout d’accorder la part qui leur revient à l’expérience personnelle et à l’intuition, à la construction individuelle et collective, à la culture nationale et administrative et, enfin, aux sciences humaines et sociales.

La part de l’expérience personnelle, de l’intuition

La réalité scolaire représente un réservoir incroyable d’occasions d’innover, d’avancer, mais également de régresser, stagner et s’encapsuler dans le non changement. À partir de ces occasions, chacun et chacune compose et dispose selon ses priorités, mais également selon sa structure de personnalité, l’habitus construit dans son passé, l’image apprise du rôle de leader.

Ayant gravi les échelons hiérarchiques pour parvenir à leur position actuelle, les chefs d’établissement savent fondent leur expérience et leur intuition sur un ensemble de vécus : leur propre passé d’élève, d’enseignant ; leurs conflits d’identité, de loyauté et de solidarité dus à leur position intermédiaire entre les autorités scolaires et la base ; l’expérience acquise en matière des enjeux et pratiques du pouvoir, face aux complexités du système.

Leur rôle consistant avant tout à accompagner le processus d’élaboration d’un projet, à faciliter sa mise en oeuvre, voire à évaluer ses effets, leur expérience personnelle et leur intuition leur permettront de " trouver le ton juste ", d’encourager les acteurs concernés à prendre les bonnes décisions au bon moment, de les mettre en garde face à l’activisme lorsque c’est nécessaire, de pousser à l’avancement lorsque la stagnation menace. Face aux innombrables contradictions, dilemmes et paradoxes que doit affronter les cadres lors des processus d’innovation, les savoirs d’innovation que nous venons d’évoquer comportent toujours une bonne part d’expérience et d’intuition, ne serait-ce que dans la mesure où ils permettent de ne pas perdre sa sérénité face au stress et à la pression d’autrui. Mais tant l’expérience que l’intuition méritent d’être complétées par une démarche plus méthodique qui permet de situer le vécu, de mettre en question ses propres routines, de garder la distance nécessaire pour prendre de bonnes décisions, de ne pas instaurer des comportements " en miroir ", de se garder des engouements faciles, de résister mécanismes de défense peu mobilisateurs.

La part de la construction individuelle et collective

Dans leur ouvrage intitulé " Leaders " (1985), Bennis & Nanus mettent en garde contre l’orientation linéaire selon laquelle la majorité des formations au management traitent les compétences de gestion et d’innovation. Elles partant de l’hypothèse fausse que les finalités sont claires, voire déterminables d’avance, que les alternatives sont connues, que l’évolution technologique et ses conséquences sont certaines et qu’on dispose d’informations et de connaissances fiables et généralisables à tous les contextes. Selon Bennis, il faut tordre le coup à une série de " mythes " qui empêchent bon nombre de personnes d’espérer qu’ils pourraient assumer une fonction de leadership. Font par exemple partie de ces mythes les affirmations suivantes :

- Les savoirs d’innovation sont rares et inaccessibles

Bien entendu, les grands innovateurs dans le domaine de l’éducation ne sont pas nombreux, comme c’est d’ailleurs le cas des grands peintres dans le domaine de l’art, ou des grands coureurs dans le domaine du sport. Par contre, chaque être humain possède un certain potentiel pour innover, comme chacun en possède pour peindre ou pour courir. Le système scolaire est plein d’occasions pour permettre aux uns et aux autres et, avant tout, aux chefs d’établissement, de construire et d’exercer des savoirs d’innovation.

- On naît doué ou dépourvu de compétences de leadership

Les recherches sur les cycles de vie (Huberman, 1988 ; Guskey & Huberman, 1995) montrent que les qualités, compétences et fonctionnement qui caractérisent la posture ouverte et innovante face aux problèmes de la profession se construisent en cours de route. Ces acquisitions se font à condition d’en percevoir l’utilité et le sens et de ne pas souffrir de troubles d’apprentissage majeurs.

- Pour innover, il faut être charismatique

C’est une autre idées reçue, proche de l’idéologie du don. Certains innovateurs sont certes charismatiques, la plupart ne le sont pas. On peut considérer le problème à l’envers et imaginer que le charisme résulte des savoirs d’action et d’innovation, d’une forme de cohérence et de congruence dans l’attitude quotidienne. Ceux et celles qui parviennent à en faire bénéficier leurs collaborateurs, sont estimés, respectés et même souvent aimés.

- Les savoirs d’innovation ne sont accessibles et utiles qu’à ceux qui dirigent

C’est une idée fausse qui, pour des raisons compréhensibles, a été largement véhiculée par les dirigeants eux-mêmes. Les organisations (les écoles) efficaces multiplient les rôles de leadership, par la voie de la délégation, de la reconnaissance des compétences des uns et des autres (Authier & Lévy, 1992), par l’aplatissement volontaire des hiérarchies.

- Les innovateurs dominent, disposent, poussent, manipulent

Il s’agit probablement du mythe le plus contreproductif. Savoir diriger, savoir innover ne consiste pas à exercer du pouvoir, mais au contraire à rendre capable autrui à s’en emparer.

Pour qu’il y ait savoirs d’innovation, il faut qu’il y ait une part de construction individuelle et collective afin d’assurer leur légitimité et leur mise en oeuvre. Pour que l’école apprenne, change, innove, il faut qu’elle donne à tous les acteurs assez de pouvoir pour qu’ils se sentent responsables du changement. Dans un certain sens, le postulat de l’" empowerment " représente l’antithèse de la bureaucratie, de la vision hiérarchique, rationnelle, doctrinaire et unilatérale (Bonami, 1996). Il défend la valeur de la concertation, de la participation, de l’ouverture et de la flexibilité. Il met l’accent sur l’apprentissage et, avant tout, sur l’internalisation et l’appropriation du processus du changement par les principaux acteurs concernés (Holly, 1990 ; Fullan, 1991, etc.).

- La part de la culture nationale et administrative

Ce qui vaut pour les savoirs d’action de toutes sortes, vaut pour les savoirs d’innovation : ils se construisent, se diversifient et se différencient grâce à l’action et dans l’interaction, s’affinent au fur et à mesure que l’individu et les collectivités se confrontent à la réalité.

Le contexte dans lequel cette construction a lieu n’est pas indifférent. Suivant le milieu et la culture dans laquelle ils sont développés, les savoirs d’innovation se modifient. Les conseils en matière de gestion de l’innovation changent d’une culture nationale à l’autre (D’Iribarne, 1989, cité par Alter, 1996). Les savoirs d’innovation valables pour tel système, pour tel pays peuvent par conséquent ne pas convenir dans tel autre. Les principes de gestion participative et équitable, centrés sur la diversité, l’indépendance, l’autonomie, la coopération, l’idée du contrat, la transparence dans l’information, la négociation et la concertation sur lesquels se fondent les stratégies innovatrices proviennent des pays anglo-saxons et nord-européens. Ils se trouvent en porte-à-faux par rapport aux principes de gestion des pays francophones, qui restent fortement imprégnés par une vision hiérarchique, respectueuse du rang social et du statut.

On peut, dès lors, formuler l’hypothèse que les membres du personnel d’encadrement resteront fortement conditionnés par les courants idéologiques du corps administratif, de la fonction publique et de la société globale dont ils font partie et au sein de laquelle ils auront construit la grande partie de leurs savoirs d’innovation. En période de transformation et de restructuration, lorsque chaque groupe d’acteurs cherche à tirer son épingle du jeu, ils risquent de rencontrer certaines difficultés à identifier les contradictions et à maintenir le cap qui permette à assurer la cohérence du processus. Il est d’autant plus important qu’ils s’ouvrent aux apports des sciences humaines et sociales.

- La part des sciences humaines et sociales

L’expérience et la construction personnelles et collectives ne constituent pas les seules sources des savoirs d’innovation. Que le personnel d’encadrement veuille ou non l’admettre, l’évolution des systèmes scolaires est fortement influencée par les sciences humaines et sociales. Sans doute pas autant que les chercheurs le souhaiteraient, mais certainement davantage qu’une grande partie des praticiens et décideurs ne le croient.

Les équipes pédagogiques qui élaborent des projets de développement scolaire se voient par exemple obligées d’intégrer, à moyen ou à long terme, les aspects méthodologiques de la recherche-action dans leurs pratiques. Ces démarches les amènent à se fixer des objectifs et des indicateurs de réussite clairs et univoques, à récolter systématiquement des données pour vérifier les effets produits par telle ou telle action pédagogique, à résoudre des problèmes, à observer et évaluer soigneusement les effets obtenus et à introduire les régulations nécessaires.

Pour savoir accompagner un tel processus, il importe que le personnel d’encadrement puisse faire appel aux notions indispensables des sciences humaines et sociales, consistant à connaître et à reconnaître la dynamique en cours, à introduire une méthode de travail qui amène les équipes à instaurer une véritable culture du tâtonnement systématique, de l’erreur et du feed-back, à expliciter les non-dits, à gérer les conflits, à construire des représentations communes. Par ailleurs il est important que le personnel d’encadrement se familiarise suffisamment avec les données de la recherche pour assurer leur utilisation appropriée sur le terrain. Callon (1974-1975) évoque à juste titre les compétences de " traduction " et de " médiation " indispensables pour assurer la diffusion et l’intégration de données conceptuelles et instrumentales nouvelles dans un milieu de travail, par exemple, dans le champ scolaire, de nouvelles connaissances sur