Technologies et formation : que peuvent apporter les sciences de l’éducation ? (Albero, 2004)

 mai 2012
par  Jean Heutte
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[...] De nombreux secteurs scientifiques s’intéressent aujourd’hui aux phénomènes psycho-cognitifs, sociaux, économiques, ingénieriques et techniques, liés à l’intégration des technologies dans la formation des personnes. Que peuvent apporter les sciences de l’éducation dans ce vaste champ, tout en échappant à l’obsolescence des modes et des terminologies liées à l’évolution rapide des artefacts ?

Quatre orientations nous semblent aujourd’hui essentielles : une exigence de cumulativité et un travail de mémoire ; une approche anthropocentrée effective dans les perspectives de recherche ; une approche transversale et interdisciplinaire des interrogations et des problématisations ; une prise en compte des perspectives axiologiques et praxéologiques.

1. Une exigence de cumulativité et un travail de mémoire

Le constat a été fait de manière répétée : dans le domaine de l’éducation et de la formation, l’innovation technique produit des discours qui se présentent le plus souvent comme inédits, la nouveauté d’un objet venant balayer la connaissance élaborée à partir de ceux qui l’ont précédé. Si les raisons de ces amnésies partielles sont tout à fait compréhensibles, voire analysables, un travail de mémoire, collectivement assumé, orienté par une exigence de cumulativité, permettrait d’enrayer ce phénomène récurrent.

Pour cela, trois types de discours sont à mettre en relation, tout en étant distingués : les textes politiques et institutionnels ; les discours éducatifs qui accompagnent le développement d’outils et de dispositifs ; les résultats théoriques répertoriés sur des questions précises.

L’analyse des textes politiques et institutionnels permet de réinscrire l’action de formation dans son contexte sociopolitique. Parallèlement, l’analyse des discours des acteurs éducatifs qui accompagnent le développement d’outils et de dispositifs permet de situer l’action de formation dans un système idéologique au sens large du terme (intentions, enjeux et moyens projetés, finalités, catégories qui président à l’évaluation et à la régulation de l’action).

Ce double travail d’analyse permet de comprendre à quel moment et à quelles conditions des décisions politiques ont pu devancer, impulser, accompagner ou bloquer des dynamiques d’innovation en formation. Systématisé et conservé, il permet d’élaborer une mémoire commune.

En recherche, le repérage problématisé de résultats produits en France et à l’étranger, dans et en dehors de la discipline, n’est pas assuré de manière systématique. Face à la publication exponentielle de résultats hétérogènes et éparpillés dans des publications difficilement accessibles, de telles synthèses offriraient pourtant la possibilité de confronter utilement les cadres théoriques et les approches méthodologiques. Elles permettraient de rendre visibles les convergences et divergences entre des disciplines qui travaillent le plus souvent de manière isolée. Alliée à la connaissance des terrains de la formation et de la culture pédagogique, cette connaissance interdisciplinaire conduirait à la formulation de questions qui ne sont traitées par aucune discipline prise isolément.

Cette attention temporelle, dans un souci de conservation de traces et de cumulativité de résultats, ouvrirait deux perspectives. Une perspective socio-historique permettrait de constituer une mémoire politique et pédagogique de référence. Une perspective épistémologique mettrait en valeur trois pistes de travail qui n’apparaissent pas de manière évidente dans la profusion synchronique : l’analyse du rapport entre « savoirs théoriques » et « savoirs d’action » (Argyris, 1970 ; Argyris, Schön, 1974 ; Schön, 1983 ; Barbier, 1996) ; l’analyse du rapport entre « sémantique de l’intelligibilité » et « sémantique de l’action » (Barbier, 2000) ; enfin, l’analyse critique des articulations entre cadres théoriques et choix méthodologiques.

2. Une approche anthropocentrée dans les perspectives de recherche

Sur la base d’une abondante revue de la littérature, P. Rabardel (1995) différencie approche « technocentrée » et approche « anthropocentrée » dans la recherche sur l’activité humaine instrumentée. En se centrant sur l’optimisation de l’objet technique, la première pense l’activité humaine comme « résiduelle », au service du fonctionnement de l’outil. La seconde analyse le fonctionnement de l’outil non comme « auxiliaire », mais constitutif de l’activité humaine.

Toute recherche qui focalise son attention sur les pratiques et les acteurs de la formation est, de ce fait, nécessairement anthropocentrée. Elle est amenée à prendre en compte la totalité sociotechnique d’environnements mixtes, non seulement numériques, mais aussi naturels et sociaux. Un tel choix épistémologique ne va pas de soi et de nombreuses questions théoriques et méthodologiques se posent (nous en évoquerons quelques-unes aux deux points suivants). Ce type de recherche est, par ailleurs, à positionner en complémentarité avec d’autres approches, celle des EIAH par exemple pour laquelle, « l’utilisateur (…) est sous le contrôle de la machine et non l’inverse » (Balacheff, 2001). Ce qui n’empêche pas de reconnaître comme « principal verrou » la nécessité de prendre en compte le double mouvement « du sujet qui évolue au cours de l’apprentissage et de l’environnement [numérique] qui doit évoluer pour accompagner cette évolution » (ibid.).

Le fait qu’une partie de la recherche en sciences de l’éducation ne s’intéresse aux technologies que de manière marginale, en se focalisant davantage sur les systèmes d’interactions à finalité de formation n’est pas un hasard. Les travaux portant sur les pratiques d’autoformation en contexte institutionnel, les centres de ressources, ou encore le vaste champ de la formation ouverte et à distance (FOAD) débouchent davantage sur des recherches qui tendent à couvrir un champ de pratiques associant l’ingénierie de la formation et l’auto-direction des apprentissages. En tenant compte de l’environnement de l’acte d’apprendre, sans en disjoindre les éléments constitutifs, ces travaux relativisent l’importance des moyens techniques. Ils les intègrent dans un système d’interactions où l’artefact s’inscrit dans un ensemble plus vaste, socialisé et institué. La limite de cette approche par les pratiques, c’est le pan d’impensé qu’elle laisse concernant les cultures, les systèmes de représentations, les savoirs et savoir-faire à l’œuvre dans l’activité instrumentée des formateurs et des apprenants. Il y a là, pour les sciences de l’éducation, un espace de recherche spécifique à déployer.

3. Une approche transversale et interdisciplinaire des problématiques et des questions de recherche
Analyser les dispositifs de formation comme des systèmes sociotechniques conduit à s’intéresser aux moyens techniques comme à des instruments composites qui rendent possible une médiation culturelle et psycho-cognitive entre des instances de formation et d’apprentissage à de multiples niveaux (institutionnels, organisationnels, interpersonnels, individuels).

La complexité des phénomènes devient telle qu’il est difficile de les approcher selon des perspectives exclusivement monodisciplinaires et des méthodologies exclusives qu’elles soient ou non expérimentales. Si ces perspectives demeurent importantes en permettant des vérifications fines et armées d’hypothèses précises, l’apport des perspectives interdisciplinaires, voire transdisciplinaires, a son utilité également. C’est ainsi qu’après avoir réalisé plusieurs travaux de type expérimental (1973, 1984), M. Linard (1989, 2001) argumente en faveur des théories de l’activité, comme cadre organisateur plus large, source de références et de méthodologies différenciées mais cohérentes. Aujourd’hui, des recherches inspirées par la psychologie du travail (Clot, 1995, 2000) et par l’approche ergonomique (Theureau, 1992 ; Leplat, 1997), vont dans ce sens. Deux pistes apparaissent fécondes : la conceptualisation du terme d’ « instrument » comme interface cognitive (Rabardel, 1995) et les travaux épistémologiques et méthodologiques sur les théories de l’action en éducation (Baudouin, Friedrich, 2001) et sur l’analyse de l’activité en formation (Barbier, 1996 ; Barbier, Durand, 2003 ; Durand et al., à paraître).

La définition de l’instrument comme entité mixte sujet-objet, constitué à la fois d’un artefact et des représentations des utilisateurs, permet d’échapper à la focalisation sur les seuls moyens techniques en déplaçant l’analyse sur l’activité des acteurs et leurs usages. Cette activité est alors conçue comme un espace d’interaction entre instances de formation et d’apprentissage, dans le cadre d’une « instrumentation » technique, cognitive et sociale des apprentissages (Albero, 2004).

4. Une prise en compte des perspectives axiologiques et praxéologiques
Les recherches sur les instruments de formation n’échappent pas aux contraintes d’efficacité du domaine : elles portent sur un champ de pratiques, structuré par une diversité d’acteurs et il est attendu qu’elles aient une double fonction d’ « intelligibilité » des phénomènes et d’ « optimisation » des situations de formation, selon les termes de J.-M. Barbier (2001). D’un point de vue scientifique, un cadre d’analyse cohérent articulé à une méthodologie adaptée est indispensable. Mais ce point de vue n’évacue pas pour autant les autres dimensions de l’action de formation. En sciences de l’éducation, le chercheur se trouve toujours confronté à l’articulation d’une triple visée – « le vrai », « le juste », « l’efficace » (Develay, 2001) - à partir des trois dimensions propres à son champ : scientifique, « axiologique », « praxéologique » (Meirieu, 1990). Encore faut-il en tirer les conséquences.

Si le chercheur ne souhaite pas se couper des acteurs qu’il observe, il est amené à penser ensemble ces trois dimensions d’une manière à la fois réflexive et critique. Il est également conduit à travailler constamment dans le mouvement de ses propres interactions avec les terrains (politiques et éducatifs) et de ses interrogations épistémiques et méthodologiques, que ce soit au niveau des terrains de la recherche, des conditions d’organisation et de déroulement de son activité, de l’articulation entre recherche et formation.

Sur les terrains, la prise en compte de la dimension axiologique et de l’intention d’optimisation des dispositifs de formation replace la recherche dans son contexte et nuance fortement les catégories et les modèles dégagés. Ce choix a des incidences multiples sur les critères d’analyse, les méthodologies déployées, la place accordée aux acteurs dans la démarche de recherche, les choix de formalisation et de présentation des résultats. Pour le chercheur, le travail de rationalisation est à conduire dans la prise en compte réflexive des systèmes de valeurs et des intentions qui l’orientent.

Cela entraîne le cadre théorique à se réorganiser à l’intérieur de paradigmes plus « compréhensifs » tels que le socio-constructivisme, la cognition distribuée et l’action située. Il en est de même des méthodologies de recueil de données qui ne peuvent que privilégier la mise en complémentarité des méthodes, plutôt que leur opposition. De même, les modes d’analyse des données sont-ils amenés à formaliser les résultats plutôt en termes de « dominantes », de « grandes tendances », inscrites dans des temporalités et perçues dans des cadres dynamiques qui produisent davantage des « configurations » que des états réifiés. Il s’ensuit également que la restitution des résultats sera à concevoir différemment selon le public auquel elle s’adresse (politiques, chercheurs du domaine, chercheurs dans d’autres domaines, acteurs éducatifs).

Enfin, la prise en compte de la dimension axiologique et praxéologique a une incidence sur l’articulation entre activité de recherche et activité de formation. Cette articulation est posée comme constitutive dans une tension entre les deux fonctions évoquées plus haut : l’apport d’éléments conceptuels de compréhension des phénomènes en jeu (intelligibilité) ; l’apport d’outils référentiels, conceptuels, méthodologiques et pratiques qui permettent aux acteurs de faire évoluer par eux-mêmes les situations vécues (savoirs, représentations, affects, savoir-faire, etc.) (optimisation).


Source :
Albero, B. (2004) Technologies et formation : travaux, interrogations, pistes de réflexion dans un champ de recherche éclaté, Savoirs 2/2004 (n° 5), p. 9-69.
URL : http://www.cairn.info/revue-savoirs....