Instruire la question du déploiement de la pédagogie universitaire comme une question de recherche en tant que telle (Heutte, article en cours de révision)

 septembre 2010
par  Jean Heutte
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Selon Berendt (1994), si le débat concernant l’efficacité des universités et l’évaluation des formations reste très actuel, à l'évidence celui-ci n’a de sens que s’il conduit à des améliorations de la qualité des formations : ces améliorations passent, notamment, par le développement de la pédagogie universitaire. C’est la raison pour laquelle des programmes de formation du personnel de l’enseignement supérieur ont été initiés depuis 1965[1] et donne lieu à une importante coopération internationale. À l’occasion du colloque de l’association des enseignants et chercheurs en Sciences de l'Éducation (AECSE) de Toulouse, Wouters, Parmentier et Lebrun (2000) indiquaient « depuis quelques années, la problématique de la formation des enseignants du supérieur prend une place sans cesse croissante dans les congrès consacrés à la pédagogie universitaire ».

Et quand, comme en France, la « pédagogie universitaire » ne fait pas partie des préoccupations, « Comment surmonter le syndrome d’Astérix ? » se demande Jean-François Dhainaut, président de l’agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES[2]), dans « Vie Universitaire » d’octobre 2008, en évoquant la nécessité urgente de procédures pour améliorer la qualité des formations, des diplômes et de la recherche des universités françaises.

Il est vrai que si depuis bientôt une quarantaine d’année, sur le continent nord américains, en europe, mais aussi la très grande majorité des pays francophones (du « Nord », comme du « Sud »…), s’intéressent scientifiquement aux mutations des pratiques enseignantes dans l’enseignement supérieur (Colet & Romainville, 2006),  force est de constater qu’en France, les questions de pédagogie universitaire n’intéressent que très rarement les enseignants ou les chercheurs (Adangnikou, 2008), d’une façon un peu provocatrice, nous sommes tentés de dire que ces questions n’intéressent d’ailleurs pas plus les chercheurs en sciences de l’éducation que les autres...

Pourtant, selon Charlot « Faire des sciences de l’éducation, c’est mettre à jour, construire, théoriser, des processus. Les sciences de l’éducation ne peuvent considérer qu’elles en ont fini avec leur objet quand elles ont établi des corrélations entre facteurs ou variables, même si ce peut être un moment dans une activité de recherche. Expliquer, en sciences de l’éducation, c’est montrer (ou plus probablement encore modéliser) comment une situation advient par le jeu de processus articulés les uns aux autres. » (1998, p. 166).

Cependant, nous sommes interpellés par le fait que malgré des foyers de réflexion très actifs notamment dans des manifestations scientifiques internationales régulières (26 colloques de l’association internationale de pédagogie universitaire (AIPU), 23 colloques de l’association pour le développement des méthodologies d'évaluation en éducation (ADMEE), 8 congrès de la recherche en éducation et Formation (AREF), 5 colloques Questions de pédagogies dans l'enseignement supérieur), malgré un militantisme réel, la diffusion en France ne prend pas, ce sont presque toujours les mêmes groupuscules qui se retrouvent entre eux. Et lorsque nous échangeons avec certains collègues étrangers, il semble que malgré une avance certaine, il n’en reste pas moins que pour eux aussi il est difficile d’intéresser une grande majorité de leurs collègues et que bien souvent la difficulté est encore plus grande quand il s’agit d’initier la démarche auprès des instances de pilotage de leur établissement. Il est d’ailleurs frappant de constater que bien souvent, en marge de communications souvent passionnantes et pleines d’enthousiasme, dans les travées, dans couloirs au moment des pauses-café ou des repas, chacun évoque le plaisir qu’il a à être présent à la manifestation, car la plupart du temps, dans son établissement, il se sent un peu seul et surtout profondément incompris de ses collègues comme de ceux qui sont responsables du pilotage de son institution. Chacun essaie de se rassurer, mais l’humour à parfois du mal à cacher la politesse du désespoir…

Il est souvent admis que les génies sont la plupart du temps incompris de leurs contemporains. Mais, sommes-nous toujours sûrs d’être réellement compréhensibles. Autrement dit, sommes-nous toujours sûr d’avoir adapté nos discours pour qu’ils soient audibles, ou tout simplement acceptables[3]. Sans chercher à porter de jugement de valeur sur la qualité intrinsèque de nos messages, nous pouvons convenir que quoi qu’il en soit, on a toujours torts d’avoir raison tout seul, ne serait-ce que parce que c’est épuisant et que ça mine le sens à la vie. L’impact négatif de cette incompréhension grandissante entre la plupart des personnels (enseignants ou non) et l’institution qui les emploie, ainsi qu’auprès de leurs collègues se trouve accentuée par les effets induits des TIC sur le rapport aux savoirs et à la construction des compétences, ce qui a pour effet de renforcer encore davantage cette incompréhension.

Pour notre part, de mission en mission, nous avons progressivement été convaincu que si la "résistance personnelle au changement" est en fait le plus souvent une "résistance" à une organisation qui manque souvent cruellement de méthode(s) pour piloter l’innovation (ce qui à pour effet que même les "bonnes idées" ne passent plus...), la résistance institutionnelle au changement vient elle aussi vraisemblablement d’un souci de méthode de la part des porteurs d’idée(s) innovante(s).

« La politique consiste dans l'art de construire ce qui fait sens pour les collectifs » (Barbier, 2006, p. 66), alors si elle veut exister, la pédagogie universitaire va certainement devoir faire preuve de pédagogie. Nous estimons qu’elle va aussi et surtout devoir mobiliser toutes les « armes » susceptibles d’aider à construire ce qui fait sens pour nos collègues, à savoir notamment des « armes » scientifiques : modèles, concepts théoriques, qui dans un premier temps permettraient notamment de faire un réel diagnostique de la question, puis de trouver ensuite des moyens d’agir.

Dans la mesure où les sciences de l’éducation et de l’ingénierie de la formation semblent ne pas être trop encombrées de modèles et de savoirs actionnables, nous suggérons un détour épistémologique pour emprunter certains concepts ou méthodes aux sciences de conception (sciences de l’artificiel, selon Simon (1969)). Si nous souhaitons tout particulièrement emprunter aux sciences de gestion, il ne faudrait pas cependant imaginer que nous le faisons car nous avons « vendu notre âme au diable » (au diable qui transforme la connaissance et le savoir en simple marchandise, et les organismes de formation en prestataires de service soumis aux dures lois du marché…). En fait, nous tenons à préciser d’entrée de jeux que si nous avons été interpellés, notamment par les « nouvelles » sciences de gestion, c’est d’abord parce qu’elles convoquent elles-mêmes de plus en plus souvent certains concepts issus de la psychologie, notamment empruntés aux théories de la motivation[4], ce qui nous a donné l’occasion de croiser bon nombre d’articles issus de cette discipline au cours de notre revue de littérature. Mais c’est aussi, et surtout, parce nous nous sommes rendu compte qu’elles s’intéressent aux conditions de la création collective de connaissances selon des paradigmes qui nous ont semblés pertinents et proches de nos préoccupations, notamment quand Hatchuel (2008) énonce le Principe de non-séparabilité « savoirs-relations » comme Théorie axiomatique de l’action collective[5], refusant d’une part l’existence d’une connaissance qui serait indépendante de la manière dont les humains se perçoivent les uns les autres et rejetant d’autre part symétriquement qu’il y ait une sociologie ou une économie universelle indépendante des connaissances disponibles.

Selon Lorino et Teulier (2005), la triade « connaissances, activité, organisation » concerne les chercheurs en gestion, en psychologie, en économie, en philosophie, en sociologie, en ingénierie des connaissances, en ergonomie. Pour notre part, en sus des disciplines en prise avec les questions de recherche concernant le déploiement et l’usage pédagogique du numérique, nous suggérerons de faire appel notamment des collègues chercheurs spécialistes des questions d’innovation dans les organisations[6], afin de tenter d’adapter leurs outils au(x) contexte(s), nécessairement spécifique(s), d’une organisation humaine dont les travailleurs sont des intellectuels de haut niveau, potentiellement tous créateurs de nouvelles connaissances et dont l’une des missions est d’une certaines façon de vulgariser ces nouvelles connaissances pour permettre d’une part à l’ensemble de la communauté d’en produire de nouvelle, mais aussi d’autre part à la nouvelle génération d’apprendre, de s’adapter et d’adapter le monde dans lequel elle va vivre et travailler : un service public dont la responsabilité sociale est particulièrement stratégique et dont la survie dépend en grande partie de sa capacité d’innovation, bien sûr pour ce qui concerne la recherche, mais tout autant sur les plans pédagogique et institutionnel.

Selon nous, même si l’objectif peut sembler a priori trivial, instruire collégialement cette question gagnera à se faire scientifiquement, afin de comprendre réellement comment construire, améliorer puis, si possible, répliquer les dispositifs ad hoc à mettre en œuvre.

Dans la mesure où l’innovation n’apparaît pas uniquement comme une caractéristique d’un produit, d’un service ou d’un process, mais comme un processus spécifique dont il faut penser la gestion, avec David, « nous pouvons faire l’hypothèse que toutes les activités de conception […] rencontrent l’ensemble des difficultés répertoriées en sciences des organisations » (2002, p. 178).

Cela nécessitera certainement aussi de prendre en considération l’impact du climat motivationnel (notamment le sentiment d’appartenance sociale des enseignants, entre eux et vis à vis de leur institution), sur le Flow, l’auto-efficacité et l’acceptation de l’innovation pédagogique (avec ou sans l’usage du numérique).

Ainsi, stratégiquement, plutôt que de partir, tel Don Quichotte, se battre contre les moulins à vent, nous suggérons donc d’instruire la question du déploiement de la pédagogie universitaire comme une question de recherche en tant que telle, en prenant bien soin d’élargir la communauté des chercheurs à des disciplines au-delà des sciences de l’éducation. Il faudra donc certainement veiller à aborder la question via des thématiques professionnellement « acceptables » (peut-être dans un premier temps éviter le terme pédagogie…) et « compréhensible » (choisir des thèmes concrets effectivement liés aux enseignements des disciplines concernées…) en mesure d’intéresser une communauté d’enseignants plus large et la plus diverse possible.

 

L’objectif serait double :

-       trouver des raisons objectives de (re)créer du lien social entre les collègues, à la fois sur le plan de la cherche et de l’enseignement (donc favoriser la qualité des relations interpersonnelle et le sentiment d’appartenance sociale avec les collègues)

-       élaborer collégialement des modèles, des méthodes et des outils permettant de progresser au niveau de la recherche et dans la qualité des formations, ce qui devrait valoriser les équipes au sein de l’institution (donc favoriser le sentiment d’appartenance avec les instances de l’établissement)

Et pour se faire, nous suggérons de nous inspirer des outils et des méthodes issues notamment des sciences de l’artificiel.



[1] « International Congress of University Adult Education » organisé par l’UNESCO (Humlebaek, Danemark, 20-27 juin 1965)

[2] Autorité administrative indépendante (AAI) mise en place en France, en 2007, l’AERES est chargée de l’évaluation des établissements d'enseignement supérieur et de recherche, des organismes de recherche, des unités de recherche, des formations et diplômes d’enseignement supérieur, ainsi que de la validation des procédures d’évaluation de leurs personnels.

[3] Un collègue physicien se plaisait à nous répéter qu’en raison de la différence de vitesse entre la lumière et le son, certains paraissent brillants tant qu’ils n’ont pas encore ouvert la bouche.

[4] La théorie des besoins psychologiques de base est par exemple utilisée par Lewkowicz et Koeberle (2009) pour étudier les organisations qui favorisent l’apprentissage cumulatif et l’innovation, notamment pour décrire l’organisation de forme J (Aoki, 1986) qui tente de combiner les avantages de la bureaucratie mécaniste et de l’adhocratie, et dans laquelle les connaissances sont encastrées (tacites et collectives) au sein de communautés de pratiques.

[5] « Le principe fondamental d’une théorie de l’action collective est l’inséparabilité des savoirs et des relations.

Ce principe récuse l’autonomie de la connaissance par rapport aux relations, ce qui est classique. Mais il nie symétriquement la possibilité de reconnaître des relations, indépendamment des savoirs détenus et cette proposition est beaucoup moins courante. Nous refusons donc l’existence d’une connaissance qui serait indépendante de la manière dont les humains se perçoivent les uns les autres. Mais nous rejetons symétriquement qu’il y ait une sociologie ou une économie universelle indépendante des connaissances disponibles. » (Hatchuel, 2008, p. 25)

 

[6] Faisant notamment par exemple, « l’hypothèse que les sciences de gestion sont autre chose qu’une sociologie appliquée ou une ethnologie restreinte à l’entreprise » (David, Hatchuel et Laufer, 2000 ; David, 2002), ou encore « Les sciences de gestion n’étudient pas des faits économiques ou sociaux, mais les actions collectives qui conditionnent la formation de ce que l’on percevra ensuite comme des « phénomènes économiques ou sociaux ». Elles devraient donc occuper une place inédite dans l’espace des sciences sociales » (Hatchuel, 2008, p. 11).

 




Sources :
Elles seront renseignées dès que possible...