Bien-être psychologique : hédonisme ou eudémonisme ? (Laguardia & Ryan, 2000)

 octobre 2009
par  Jean Heutte
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Dans la psychologie de la personnalité, l’approche qui est peut-être la plus importante sur le sujet définit le bien-être en termes d’acquisition de plaisir et de bonheur. Ce point de vue sur la nature humaine a été soutenu depuis longtemps autant par des psychologues que par des philosophes (pour une vue d’ensemble sur cette question, voir Ryff et Singer, 1998), mais il a été repris récemment dans le cadre de la psychologie hédoniste (Kahneman, Diener et Schwartz, 1999). Selon le point de vue de l’hédonisme, en effet, le bien-être est décrit comme un plaisir, une satisfaction ou un bonheur subjectif et la recherche du bonheur est considérée comme le principe qui motive l’activité humaine. Diener et ses collègues, par exemple, soutiennent que le bien-être subjectif (Diener et Lucas, 1999) consiste à vivre beaucoup d’affects agréables, peu d’affects désagréables et à ressentir une grande satisfaction personnelle de sa propre vie. Diener et d’autres psychologues hédonistes supposent en outre qu’un grand bien-être subjectif apparaît quand quelqu’un atteint ses buts, quels qu’ils soient, et que c’est ce qui le satisfait et le rend heureux.

La psychologie hédoniste constitue le courant de pensée qui domine la recherche sur le bien-être, mais il existe un courant alternatif qui conçoit le bien-être comme plus complexe que le seul bonheur. Cowen (1994) suggère l’idée qu’une théorie sur le sujet devrait comporter des composantes claires au point de vue comportemental, psychologique et physiologique, composantes qui pourraient servir à décrire le bien-être non simplement par l’absence de psychopathologie, mais plutôt par la présence de manifestations positives d’un bon fonctionnement. Selon Cowen, le bien-être est possible pour tous et implique des éléments aussi divers que manger, dormir, avoir des relations interpersonnelles, un certain contrôle sur sa vie, une existence satisfaisante et une bonne santé physique. Dans cette façon de penser, les processus susceptibles de conduire au bien-être consistent à créer de bonnes relations d’attachement, à acquérir des habiletés appropriées à son âge dans le domaine de la cognition, des relations interpersonnelles et de l’adaptation de même qu’à vivre dans des milieux qui favorisent le bien-être et le sentiment d’une certaine maîtrise sur sa vie (Cowen, 1994).

C’est dans les termes de l’eudémonie que Waterman (1993) définit le bien-être. Il s’inspire de la conception classique d’Aristote selon laquelle les gens vivent plus ou moins en accord avec leur « vrai soi », leur daimon. C’est le daimon qui donne l’orientation et le sens des actions d’une personne ; si elle vit en accord avec son daimon, elle connaît l’eudémonie que Waterman décrit comme étant la réalisation de soi ou le fonctionnement psychologique optimal. Dans cette perspective, la réalisation de soi est possible pour quelqu’un s’il saisit les occasions de se développer et les voit comme des défis de la vie qu’il se sent capable d’affronter. Ce chercheur distingue nettement l’eudémonie et le bonheur ; ce dernier ne requiert pas en lui-même de poursuivre des activités ou des buts qui stimulent la croissance personnelle et qui impliquent la réalisation de soi. Dans la poursuite du bonheur, en effet, les efforts d’un individu ne visent pas et n’atteignent pas nécessairement la réalisation de soi (Waterman, 1993).

Ryff et Singer (1998) soutiennent, eux aussi, une définition du bien-être qui dépasse les concepts de bonheur et d’hédonisme et qui va plutôt dans le sens de l’eudémonie. Ils définissent le bien-être à l’aide de six dimensions principales dont l’origine remonte aux théories de Rogers, Jung, Allport, Neugarten, Buhler, Erikson, Birren, Jahoda et Maslow (Ryff, 1989). Voici ces dimensions : un certain contrôle de son milieu, des relations positives, l’autonomie, la croissance personnelle, l’acceptation de soi et le sens à la vie. À leur avis, il se peut que le bonheur surgisse à l’occasion comme résultat secondaire de ces dimensions, mais il ne définit pas en lui-même ce qui fait que des gens sont psychologiquement bien.

À l’analyse de ces différentes perspectives, il apparaît clairement que les écrits sur le bien-être empruntent deux voies divergentes et se réduisent à deux approches différentes quand ils définissent la santé psychologique. L’une met l’accent sur le plaisir hédoniste ou l’atteinte du bonheur et l’autre sur l’eudémonie ou sur le fonctionnement psychologique en accord avec sa propre nature. C’est selon la définition qu’elles donnent au bien-être et selon l’idée qu’elles se font de la réalisation optimale de l’être humain que diffèrent principalement les perspectives sur le sujet.

L’issue du débat entre ces deux orientations est d’une importance primordiale pour la psychologie et plus largement pour une conception de la société. Selon les philosophies hédonistes, en effet, l’important est « d’obtenir ce qu’on désire », suggérant ainsi que quel que soit son but, on sera heureux et « subjectivement bien » si on atteint ce but. Cette façon de penser s’inscrit nettement dans la ligne de la théorie Expectancy-Value au sens classique du terme et suggère que le bonheur provient de l’obtention d’un but qu’on s’est fixé, quelle que soit la nature de ce but. En dernière analyse, les théories hédonistes visent le plaisir, les récompenses et le rendement comme si tels étaient les moteurs premiers de l’activité humaine ; elles laissent de côté les questions concernant la signification de la vie, l’essence de la nature humaine et les buts plus profonds que le plaisir personnel.

Les théories hédonistes reposent néanmoins sur un modèle théorique solide. Le bonheur et les affects agréables apparaissent clairement être des états recherchés. Ils sont également faciles à définir, se prêtent bien à la recherche et sont culturellement renforcés. Pour nos sociétés postmodernes, relativistes et centrées sur l’image, cette idée que « ce qui te rend heureux est bon » est manifestement agréable à entendre et correspond très bien à l’idéal des économies de marché. Comme les penseurs eudémonistes, nous croyons qu’il est important de nous interroger davantage sur la vraie signification de l’être humain, de chercher plus en profondeur et de trouver les facteurs contextuels et culturels qui favorisent le bien-être ou qui le compromettent.

L’eudémonisme recherche précisément ce qui est « fondamentalement bon » pour la nature humaine et les besoins psychologiques qui stimulent le développement de l’humain et dont la satisfaction procure l’éveil et la vitalité. Les eudémonistes soutiennent que les buts poursuivis et les satisfactions obtenues ne sont pas tous également « bons » et qu’il est des formes de plaisir qui n’ont aucun lien avec le bien-être psychologique. Les récents travaux inspirés de la théorie de l’autodétermination confrontent ce point de vue (Deci et Ryan, 1985 ; Ryan et Deci, 2000 ; Ryan et Frederick, 1997). [...].


Source :
Laguardia, J. G., & Ryan, R. M. (2000). Buts personnels, besoins psychologiques fondamentaux et bien-être : théorie de l’autodétermination et applications. Revue québécoise de psychologie, 21(2), 281–304.