L’organisation de forme J : un changement configurationnel favorisant l’apprentissage cumulatif et l’innovation incrémentale. (Lewkowicz & Koeberle, 2008, 2009)

 mai 2010
par  Jean Heutte
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L’organisation de forme J (ou firme J), « typical Japanese firm » (Aoki, 1986) tente de combiner les avantages de la bureaucratie mécanistes et de l’adhocratie. Les connaissances sont encastrées (tacites et collectives) au sein de communautés de pratiques (Brown et Duguid, 1991). La composante organisationnelle dénote une faible standardisation du travail, tout en attribuant l’autonomie et le contrôle au niveau de groupes semi-autonomes. Du point de vue sociétal, la firme J accorde une reconnaissance égale à la formation théorique et à l’expérience de terrain. Elle privilégie le recrutement interne, de sorte à absorber les connaissances individuelles (Cohen et Levinthal, 1990 ; Kaplan et al., 2001). La stratégie est typiquement orientée sur l’exploration d’un métier recherché et sur une valorisation partenariale, véhiculant pleinement l’image de la firme socialement responsable (Lewkowicz et Koeberlé, 2008). L’association de ces caractéristiques aboutit à un apprentissage cumulatif, lequel favorise l’innovation incrémentale...
... La forme "J" serait-elle le point "G" du management par la connaissance ???

Selon Lewkowicz et Koeberle (2009, p. 14)
Le modèle des ressources et compétences, prolongé par le cadre analytique des capacités dynamiques, accorde une place prépondérante aux ressources humaines. A ce titre, l’accent a été mis, ces dernières décennies, sur les connaissances organisationnelles et l’apprentissage, ce qui renforce cette prépondérance. Le courant des Relations Humaines et, plus spécialement les théories de la motivation, reconnaissent les enjeux afférents au bien-être et à l’implication du personnel. Notamment, la théorie de l’autodétermination (Deci et Ryan, 2000) établit un lien direct entre le degré de motivation et le comportement apprenant des individus. Dans la mesure où l’apprentissage stimule la capacité d’innovation, la composante relative aux ressources humaines joue un rôle fondamental dans l’élaboration stratégique. Le développement durable implique, en conséquence, une prise en compte aussi fidèle que possible des besoins et attentes des salariés, dans les critères de décision et dans les actions qui en découlent.

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Selon Lewkowicz et Koeberle (2008, p. 3)
La structure organisationnelle a souvent été présentée comme un système formel de règles, de statuts et de rapports d’autorité, mis en oeuvre en vue d’atteindre un objectif, lequel nécessite des ajustements de l’organisation à son environnement. On retrouve, ici, la marque de la perspective weberienne du pouvoir. D’autres préfèrent considérer que la structure émerge de schémas d’interactions relativement stables entre les acteurs de l’organisation (March et Simon, 1958 ; Ranson et al., 1980 ; Dow, 1988). Cette approche est sous-jacente à la théorie de la structuration de Giddens (1979) et à la conception crozérienne du pouvoir (Crozier et Friedberg, 1977). Nous rejoignons l’idée que ce contraste, entre une structure formelle faite de règles d’une part, et une structure informelle faite d’interactions (et donc d’incertitudes) d’autre part, peut être utilement dépassé (Ranson et al., 1980). Notre perspective, configurationnelle (au sens de Mintzberg, 1979, et non de Dow, 1988), laisse la place à un tel dépassement.

Le modèle de Lam (2000, 2004), dans la lignée des travaux de Mintzberg (1979, 1983), identifie quatre configurations. L’un de ses principaux apports consiste à montrer que la structure organisationnelle n’est qu’un des éléments d’un corps plus vaste : la configuration. Celle-ci comporte de quatre composantes (cognitive, organisationnelle, sociétale et stratégicoéconomique), chacune étant munie de deux dimensions.

Le niveau cognitif croise les dimensions épistémologique (connaissances tacites ou explicites) et ontologique (connaissances individuelles ou collectives). Le niveau organisationnel croise le degré de standardisation de la connaissance et des processus de travail (forte ou faible) avec la nature de l’agent de connaissance essentiel, du point de vue de l’autonomie et du contrôle (l’individu ou le groupe). Le niveau sociétal croise la nature de l’appel aux ressources humaines (marché interne ou ouverture à l’externe) avec le degré de formalisation du système éducatif (élitisme ou reconnaissance élargie des savoirs). Le niveau stratégico-économique croise le type de métier (exploitation d’un métier hérité ou exploration vers un métier recherché) avec le type de valorisation (exclusive, actionnariale ou inclusive, partenariale).

Nous définissons quatre configurations : bureaucraties mécaniste et professionnelle, adhocratie (Mintzberg, 1979) et organisation de forme J (Aoki, 1986). Ces configurations sont représentées dans la figure 1. GIF - 39.6 ko

La bureaucratie mécaniste se caractérise par des connaissances encodées (à la fois explicites et collectives). Sa composante organisationnelle attribue l’autonomie et le contrôle au sommet stratégique et à la technostructure (Mintzberg, 1979). Elle est marquée par une forte standardisation du travail. Sa composante sociétale correspond à un modèle bureaucratique, lequel associe un recours privilégié au marché interne en matière de recrutement, et une prévalence sensible de la possession de diplômes académiques : peu de crédit est accordé à l’expérience pratique. Sa composante stratégico-économique, croisant une valorisation partenariale (en ligne avec les exigences du développement durable) et l’exploitation d’un métier hérité, n’autorise qu’un apprentissage superficiel limitant l’innovation.

La bureaucratie professionnelle repose sur des connaissances encervelées (explicites et individuelles). Celles-ci sont détenues par des experts dont le travail s’effectue individuellement, en autonomie, et dans le strict respect de normes professionnelles et déontologiques. La composante organisationnelle situe donc l’autonomie et le contrôle au niveau de l’individu ; la standardisation est omniprésente. Un modèle sociétal professionnel en résulte, caractérisé par le recrutement de collaborateurs (quasi-)impérativement titulaires des diplômes académiques nécessaires, sur un marché ouvert. L’innovation, au plan stratégico-économique, est inhibée en raison d’un apprentissage étroit.

L’adhocratie s’appuie sur des connaissances incarnées (tacites et individuelles). Au niveau organisationnel, l’ajustement mutuel (Mintzberg, 1979) est prégnant. Le travail, loin d’être standardisé, est au contraire marqué par la flexibilité et la polyvalence. Les individus tirent leurs expertises des savoirs acquis dans la pratique, dont ils se servent pour faire face aux situations, en toute autonomie. La composante sociétale révèle une faible formalisation de l’éducation : les savoirs d’action bénéficient d’une reconnaissance au moins équivalente aux savoirs théoriques et académiques. De même, l’appel au marché du travail est principalement externe, et s’effectue le plus souvent au sein d’un réseau interentreprises. Au niveau stratégico-économique, l’adhocratie privilégie l’exploration (March, 1991) d’un métier recherché (Lewkowicz et Lewkowicz, 2001). Elle se situe de préférence dans l’optique d’une création immédiate de valeur pour l’actionnaire. En somme, cette structure souple autorise un apprentissage dynamique favorisant l’innovation radicale.

L’organisation de forme J (Aoki, 1986) tente de combiner les avantages de la bureaucratie mécanistes et de l’adhocratie. Les connaissances sont encastrées (tacites et collectives) au sein de communautés de pratiques (Brown et Duguid, 1991). La composante organisationnelle dénote une faible standardisation du travail, tout en attribuant l’autonomie et le contrôle au niveau de groupes semi-autonomes. Du point de vue sociétal, la firme J accorde une reconnaissance égale à la formation théorique et à l’expérience de terrain. Elle privilégie le recrutement interne, de sorte à absorber les connaissances individuelles (Cohen et Levinthal, 1990 ; Kaplan et al., 2001). La stratégie est typiquement orientée sur l’exploration d’un métier recherché et sur une valorisation partenariale, véhiculant pleinement l’image de la firme socialement responsable (Lewkowicz et Koeberlé, 2008). L’association de ces caractéristiques aboutit à un apprentissage cumulatif, lequel favorise l’innovation incrémentale, potentiellement conservatrice (Lam, 2004).

La valeur réelle prise par une dimension doit être comprise comme le résultat d’une tension entre deux pôles, définissant une dimension selon un continuum. La réalité configurationnelle n’est donc pas dichotomique, mais dialectique. Néanmoins, en termes d’idéaltypes configurationnels, la dissociation analytique sous forme de pôles dimensionnels, reste possible.

On notera que la prise en compte des quatre niveaux cognitif, organisationnel, sociétal et stratégico-économique, rend les expressions changement organisationnel et changement stratégique inadéquates. Nous parlerons, plutôt, de changement configurationnel.

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Selon Lewkowicz et Koeberle (2009, p. 15)
Au niveau cognitif, les connaissances tacites et collectives sont au cœur de la configuration de forme J. La place accordée aux savoirs tacites indique que l’organisation valorise, d’une part, l’expérience individuelle comme point de départ de la création de connaissances et d’autre part, la socialisation de ces connaissances dans le cadre de groupes de projets (Nonaka, 1994). En parallèle, la priorité accordée aux savoirs collectifs signifie que l’organisation encourage l’internalisation des connaissances, préalablement explicitées pour favoriser cette internalisation. Ainsi, la firme J accomplit le cycle de Nonaka (1994) et correspond bien à l’organisation créatrice de connaissances (Aoki, 1986).

Ces caractéristiques cognitives contribuent à renforcer la motivation des individus au travail. Ainsi, la valorisation de l’expérience confère un sentiment de compétence aux salariés. La constitution de groupes de projets favorise l’apparition d’un sentiment d’autonomie (en s’émancipant du contrôle hiérarchique) et d’un sentiment d’appartenance à l’organisation (en s’impliquant dans le projet du groupe). Ces trois sentiments de compétence, d’autonomie et d’appartenance constituent, pour la théorie de l’autodétermination (Deci et Ryan, 2000), les piliers de la motivation. Ces piliers sont ainsi au cœur des attentes des individus ; la firme J apparaît comme la plus apte à les satisfaire. En outre, l’internalisation, par les individus appartenant à d’autres groupes, permet la diffusion des connaissances au-delà des groupes qui les ont créées. Il en résulte une mise à niveau collective des savoirs, permettant l’accomplissement durable de nouveaux cycles de création de connaissances.

Au niveau organisationnel, la firme J rompt avec la standardisation du travail et se dote de préférence d’une structure par équipes et/ou par projets. D’autre part, elle décentralise l’autonomie et le contrôle, du sommet stratégique (Mintzberg, 1980) vers ces équipes transfonctionnelles non hiérarchisées. Le relatif renoncement à la standardisation indique le rejet de l’organisation scientifique du travail et l’adoption d’un fonctionnement plus organique (Burns et Stalker, 1966). L’organisation taylorienne, mécanique, distinguait fortement les concepteurs du travail, de ceux qui n’étaient que des exécutants. Aujourd’hui la standardisation reste conciliable avec une stratégie de domination par les coûts (Porter, 1980). Elle est en revanche peu compatible avec les exigences de compétitivité inhérentes à un environnement en rapide évolution. Parmi ces exigences figure l’innovation, laquelle entre en tension avec la répétition de tâches standardisées. C’est ce que Galbraith (1982) avait déjà mis en évidence, suggérant qu’une organisation, pour être innovante, doit combiner une « operating organization » et une « innovating organization », chacune ayant des composantes spécifiques (p. 10, figure 2). L’idéaltype de la firme J réalise cette combinaison entre la stabilité et l’efficience de la bureaucratie d’une part, et la flexibilité et la dynamique de groupe de l’adhocratie d’autre part (Lam, 2000, p. 497).

En ligne avec cette combinaison, considérer le personnel comme un groupe unifié est peu réaliste. Nous proposons de distinguer entre un premier sous-ensemble composé d’individus privilégiant la sécurité du travail routinier et défini, et un second sous-ensemble regroupant ceux qui, au contraire, affectionnent les rebondissements de l’incertain et les problématiques offertes par la complexité. Les premiers focalisent sur la règle, l’ordre et le standard : ils font correspondre les circonstances aux principes. Inversement, l’exception, le chaos et le réel stimulent les seconds : pour eux, les principes doivent évoluer au gré des circonstances. Les deux groupes se différencient, en somme, par la valeur qu’ils attribuent aux routines organisationnelles (Feldman et Pentland, 2003). Le développement durable de l’organisation est tributaire de la satisfaction des deux types d’individus. Rechercher la seule satisfaction du second groupe (au nom de l’apprentissage résultant de leurs intérêts) reviendrait à démobiliser le premier groupe. Ainsi, les routines doivent autoriser la souplesse d’application nécessaire à l’implication du second type d’individus, mais elles doivent également être imprégnées dans l’organisation de sorte à contenter le premier type. La firme J est bien la configuration la plus soucieuse de cette double satisfaction. En matière d’organisation du travail, elle est donc celle qui respecte le mieux le cahier des charges du développement durable.

Au niveau sociétal, la firme J valorise de façon équivalente les savoirs abstraits et théoriques assimilés par le biais d’études d’une part, et les savoirs d’action acquis par l’expérience pratique à travers la résolution de problèmes d’autre part. Les emplois conférant un statut et une rétribution supérieurs, ne sont pas monopolisés par les détenteurs de connaissances académiques, mais sont accessibles aux détenteurs de savoirs pratiques (Lam, 2000, p. 501). En outre, l’organisation de forme J recourt de préférence au recrutement interne, plutôt que de faire appel au marché du travail externe. Ainsi, dans un grand groupe de fabrication de plaques de plâtre, chaque poste à pourvoir fait prioritairement l’objet d’une communication interne. L’organisation ne s’ouvre à l’extérieur que dans l’éventualité ou aucun “autochtone” ne manifeste son intérêt pour le poste.

Ce mode de recrutement, interne, rassure les managers quant à la capacité d’un candidat à satisfaire les exigences de l’emploi proposé. Ceci relève d’une problématique d’économie de la qualité (Karpik, 1989) : une asymétrie d’information à la défaveur du recruteur, incite ce dernier à adapter son comportement en vue de réduire son incertitude quant à la qualité du candidat. D’abord, le recruteur peut chercher à s’informer a priori sur le candidat, le moyen le plus fréquemment mobilisé étant le triptyque « CV, lettre de motivation, entretien ». Mais ces outils n’ont qu’une fiabilité limitée (Lévy-Leboyer, 2002). Par ailleurs, les managers recourent à ces techniques d’une façon conventionnelle, laquelle « dispense chacun de porter un jugement sur sa pratique » (Ghirardello, 2005, p. 39). Ce manque de fiabilité et de vigilance semble peu compatible avec un recrutement socialement responsable.

Une alternative consiste à s’appuyer sur la connaissance a posteriori de la qualité d’un individu. C’est ce que permet le recrutement interne. Certes, chaque poste requiert des compétences spécifiques, altérant l’évaluation de l’adéquation d’un individu. Néanmoins, le recruteur dispose d’informations lui permettant un meilleur jugement sur la qualité de l’individu, relativement à ce poste. Un tel recrutement s’appuie sur la confiance que le recruteur accorde à l’individu, laquelle est alimentée par le réseau informationnel constitué par les collègues de travail de l’individu. Le recrutement interne mis en œuvre par la firme J, aboutit ainsi à un processus de recrutement spécifique à l’organisation. En se substituant aux outils standards, ce processus améliore la fiabilité du recrutement. En impliquant davantage le recruteur et le réseau relationnel de l’individu, ce mode de recrutement stimule la vigilance vis-à-vis des pratiques adoptées. En somme, le recrutement interne satisfait mieux les exigences du développement durable en matière de recrutement. D’une part, la fiabilité accrue diminue le risque d’insatisfaction et de rupture du contrat, laquelle pénalise à la fois le salarié et l’employeur. D’autre part, le renforcement de la vigilance mutuelle décourage l’adoption de pratiques discriminatoires. En outre, le recours au marché interne aboutit à une stabilisation de l’emploi auprès d’un même employeur, ce qui semble aujourd’hui au cœur des préoccupations sociales des salariés.

De façon complémentaire, la massification de l’enseignement supérieur conduit à l’affaiblissement de la valeur différenciatrice des diplômes académiques. Ceci renforce le risque de recrutement insatisfaisant, lorsque la sélection s’appuie sur les connaissances théoriques. L’expérience et les savoirs pratiques deviennent les critères déterminants d’un jugement fiable. La bureaucratie mécaniste recourt au recrutement interne, mais survalorise les connaissances académiques formelles. La firme J, en reconnaissant la valeur de ces connaissances tacites, sélectionne son personnel de façon plus fiable et plus équitable.

Au niveau économique, la firme J est engagée dans un effort pour mieux s’insérer dans un champ de forces concurrentielles en constante évolution. Ceci correspond aux concepts de métier recherché (Lewkowicz, 2006) et d’exploration (March, 1991), lesquels impliquent la recherche, la variation, la prise de risque, l’expérimentation, le jeu, la flexibilité, la découverte, l’innovation. Par ailleurs, l’organisation de forme J se distingue par son système de contrôle, disposant d’indicateurs diversifiés suggérant une ouverture à des critères décisionnels non exclusivement financiers.

La définition du développement durable appelle à considérer l’impact social et environnemental de l’activité économique. Elle implique l’adoption d’indicateurs appropriés à cette prise en compte. Comme nous l’avons suggéré, une attention particulière doit notamment être portée à la satisfaction des attentes des salariés. La mesure de cette satisfaction paraît difficile à appréhender au travers d’indicateurs exclusivement quantitatifs. Le management de la configuration pourrait constituer un outil qualitatif du management socialement responsable. La firme J constituerait la configuration à atteindre, en vue de favoriser un développement durable.

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Source :
Lewkowicz, J. & Koeberle, P. (2008) Nouveaux regards sur le changement stratégique et organisationnel : une étude exploratoire (2008), Actes de la XVIIème Conférence de l’Association Internationale de Management Stratégique (AIMS), Nice-Sophia Antipolis, 28-31 mai 2008
http://www.strategie-aims.com/Aims0...

Lewkowicz, J. & Koeberle, P. (2009) Le développement durable est-il durable ? L’impact de l’interdépendance des composantes cognitive, organisationnelle, sociétale et économique, Innovations 1/2009 (n° 29), p. 9-33.